Lady Oscar - André
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 La prière d'Isis

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maria
La rose de l'ombre
La rose de l'ombre
maria

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MessageSujet: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptySam 27 Nov 2010 - 17:13

D'après les aventures de Amelia Peabody-Emerson par Elizabeth Peters



La prière d'Isis 931939Copiedeplaisirsdamour5ppp



1. Un crocodile sur un banc de sable


Accoudée à la fenêtre du cab à la française, la voiture hippomobile dans laquelle le cocher était venu la chercher – parce que le Professeur n’aurait jamais permis qu’un domestique conduisît SON automobile - , la jeune femme laissait ses longs doigts graciles jouer avec son médaillon tandis que, le regard perdu dans la nuit nuageuse, elle songeait avec dépit à cet énième rendez-vous galant duquel elle revenait et qui l’avait fort ennuyée.

En cette année 1908, Nefret Forth se trouvait dans un âge auquel la plupart des femmes de la bonne société britannique étaient déjà mariées, voire mères plus d’une fois. Même Lia, la nièce du Professeur, qu’elle aimait comme une sœur, venait de se fiancer à David, leur meilleur ami, alors qu’elle avait tout de même six ans de moins que son amie ! Nefret, à pourtant vingt-quatre ans révolus demeurait célibataire. On l’appellerait bientôt « vieille fille », si cela continuait...
Elle ne parvenait à s'attacher à personne, cependant.

Certes, ce n’étaient pas les prétendants qui manquaient. L’unique héritière de feu l’illustre Lord Blacktower avait pour elle l’intelligence, l’éducation, la fortune... on disait aussi d’elle qu’elle était « l’une des plus belles femmes » de l’aristocratie. Son prénom, Nefret, signifiait d’ailleurs « beauté » en vieil égyptien.
Son père avait-il pressenti la joliesse de ses traits à sa naissance ?

Sa longue chevelure bouclée en impressionnaient plus d’un quand le soleil la gorgeait de reflets flamboyants. Ses grands yeux myosotis charmaient tous les regards et on vantait partout la finesse de sa taille et la grâce de ses mouvements.
En ces années-là, pleinement au fait de la récente guerre russo-japonaise, la mode vestimentaire était à l’exotisme oriental. Avec son profond décolleté en « v » façon kimono, la ceinture qui se serrait haut sous la poitrine et la jupe droite qui soulignait la courbe de ses hanches, Nefret avait fait sensation, ce soir au théâtre. Le charme délicat des broderies chinoises de sa tenue avait, disait-on, « rehaussé l’élégance raffinée de la jolie Miss Forth »...

On pouvait bien dire ce qu’on voulait, Nefret savait que la vie trépidante qu’elle menait avec les Emerson ne permettait pas à ses petites formes de dessiner la rondeur harmonieuse de celles de Lia ! Et si l’on admirait la délicatesse de ses gestes (qu’une longue expérience de prêtresse antique, dans son enfance, lui avait inculquée), on s’offusquait qu’elle puisse jurer comme un ânier, préférer les momies à la broderie ou pis, suivre une formation de chirurgien à l’école de médecine pour femmes de Londres !

Bref, tous ceux qui lui laissaient leur carte n’étaient que des fieffés idiots, pédants pour les uns, vaniteux pour les autres, absolument tous déterminés à ne faire d’elle qu’une jolie potiche accrochée à leur bras les soirs de réception...
Pour une femme instruite et indépendante comme Nefret, élevée en liberté dans le désert puis intégrée à la société, était-ce trop demander que de rencontrer un homme honnête et charitable, franc et désintéressé, courageux et volontaire ?

Alors que les murs de brique du domaine d’Amarna House, la propriété des Emerson, bordaient enfin le chemin de terre, Nefret étira un tendre sourire. Ne venait-elle pas de brosser là le portrait du Professeur ?
Oui, le Professeur Emerson possédait bien toutes les qualités d’un véritable gentleman. Tante Amelia avait eu beaucoup de chance de croiser sa route. Ils étaient rares de nos jours... Si d’avanture, elle venait à se marier, elle savait qu’elle ne pourrait épouser qu’un homme comme le Professeur ! Il devait bien en rester d’autres.

Les doigts entortillés dans la chaine qui ornait son cou, elle sentit quelque chose lui picoter le pouce à travers ses gants de satin. Baissant les yeux sur le bijou, elle vit que quelques cheveux s’échappaient de la mèche soigneusement emprisonnée à l’intérieur du médaillon.

- Oh non, restez là, petites récalcitrantes, réprimanda doucement Nefret en replaçant les fuyardes en lieu sûr. Que deviendra Ramsès si vous vous évadez ?

La main lustrant la surface polie de son talisman, Nefret soupira. Ramsès. Walter "Ramsès" Peabody-Emerson était tout autant gentleman que son père. La femme qu’il épouserait serait bien chanceuse...



Le milord cahota sur ses suspensions comme on pénétrait dans l’allée pavée de la propriété. De la lumière illumina le porche d’entrée et un homme au crâne dégarni, en vieille livrée démodée, descendit dans la nuit, parapluie en main, attendre Nefret au pied de l’escalier de granit, afin de l’abriter de la pluie fine qui tombait.
Elle descendit de voiture avant que le cocher n’eût le temps de lui ouvrir la portière.

- Miss Forth !! l’entendit-elle reprocher alors qu’elle venait tout juste de mettre pied à terre.
- C’est bon, Geoffrey, vous pouvez rentrer directement les chevaux à l’écurie. Il fait humide, ce soir, je ne voudrais pas que vos rhumatismes vous empêchent de dormir !

Comme il affichait une mine contrariée, elle le gratifia de l’un de ses charmants sourires et le vieil homme retrouva aussitôt sa bonne humeur.

- Merci Miss. Allez, hop ! enjoignit-il aux deux holsteins noirs qui composaient l’attelage.

La voiture s’éloigna et Nefret gagna la maison en compagnie de Gargery, le majordome des Emerson et « grand-mère » de la famille, ainsi qu’il se plaisait lui-même à se considérer.

- Bonsoir, Miss Forth, salua-t-il rapidement. Je suis bien content de vous savoir rentrée ! Quand j’ai vu que le temps tournait à l’orage, je me suis dit : « Pourvu qu’on ne l’ait pas emmenée dîner en extérieur ! ». J’avais bien noté que votre jolie robe de soirée ne vous tiendrez pas bien chaud en cas de pluie !
- Nous sommes allés voir jouer Roméo et Juliette puis avons dîné dans un très bel hôtel. J’étais tout le temps en intérieur, assura Nefret sans pouvoir contenir un sourire amusé.

Depuis le temps qu’elle connaissait Gargery, elle aurait dû être habituée à ses manières et passer outre, comme Tante Amelia, mais c’était ainsi, il la faisait rire ! Il la mit de tellement bonne humeur après cette sortie mortelle qu’elle eut envie de crier à la cantonade : « Je suis rentrée ! » une fois passée la porte. Mais la bienséance le lui interdisait, aussi respecta-t-elle le silence de la demeure sur le point de s’endormir.



Les Emerson habitaient, dans la campagne du Kent, une confortable gentilhommière. En briques rouges moulées de tournesols et d’éventails, de plan carré et asymétrique, l’architecture permettait de dater l’âge de la maison : nombreux avants-corps, toit à pavillon à frontons-pignons très ornementés, tourelles d’angles rondes, véranda et galeries, la demeure était un modèle parfait du style neo-Queen Anne.
A l’intérieur, les plafonds étaient hauts et sculptés, les murs de bois étaient lambrissés, la décoration était raffinée et surchargée... Tout avait été meublé avec le bon goût de Tante Amelia et même si aucun petit fil ne dépassait du moindre napperon, tout visiteur qui pénétrait les lieux pouvait ressentir la chaleur du foyer que partageaient ses occupants.

Quand elle entra dans le hall, le grand escalier de chêne lui fit face et, dans le carrelage en damier lustré elle put admirer les reflets verts et noirs de la charmeuse de soie qu’elle portait ce soir.
Il était à peine vingt-et-une heure mais l’on avait déjà tamisé les lumières. La jeune femme sut que personne ne se trouvait au rez-de-chaussée, excepté sans doute le Professeur Emerson qui aimait généralement à se retirer dans la bibliothèque, après dîner, pour y travailler à son rapport de fouilles ou sur son « Histoire de L’Egypte ».

Retirant ses pinces, puis son chapeau, Nefret fit le chemin jusqu’à la porte de la bibliothèque. Si elle la trouvait entr’ouverte, elle pourrait frapper pour saluer l’homme qui l’avait élevée comme sa fille. En cas contraire, elle n’oserait pas même signaler sa présence et attendrait qu’Emerson fît bruyamment irruption dans sa chambre, à vingt-trois heures, afin de s’assurer que sa pupille était rentrée seine et sauve.

La porte était entr’ouverte. Nefret retira les gants blancs qui lui montaient jusqu’au coude, frappa et entra sans attendre de réponse.

La pièce était assez spacieuse. On aurait pu avoir le sentiment d’y étouffer avec les larges étagères bondées de livres qui encombraient une bonne partie des murs mais une large fenêtre donnant sur le parc de la propriété perçait le dernier mur. Un lourd rideau de damas rouge cramoisi – la couleur préférée d’Emerson - habillait la fenêtre.
Le mobilier qui composait cette salle d’études était fonctionnel mais de très bon goût: un bureau et une table de travail en acajou avec leurs sièges assortis qui étaient réservés au Professeur et sur lesquels régnait toujours un désordre monstrueux composé de ses rapports de fouilles, notes d’université, croquis de plans, mines de crayon et vieux rouleaux de papyrus... Plus loin se trouvait le secrétaire en bois de hêtre laqué de Tante Amelia, parfaitement propre et rangé. En face, près de la cheminée sur le manteau de laquelle trônait un buste de Platon, se trouvaient deux fauteuils-camisole recouverts de velours cramoisi, une table basse et un guéridon. Deux beaux tapis des Indes réchauffaient le parquet et sur les murs lambrissés, Le Professeur avait fait accrocher les portraits des êtres chers à son coeur : tante Amelia, bien sûr, qui posait dans la robe qu’il préférait, son frère Walter avec épouse et progéniture qui posaient devant leur propriété du Yorkshire, et Ramsès.
Le professeur se plaignait qu’il restait un trou dans le mur, sous le portrait de son fils, et qu’il aimerait y accrocher un tableau de Nefret mais cette dernière avait toujours refusé. Elle n’avait pas la patience de prendre la pose durant des heures. Cette année, pourtant( elle sourit à cette pensée), elle ferait un beau cadeau d’anniversaire à son cher Professeur...

Le Professeur était justement absorbé par ses papiers. Comme souvent, il en avait jeté la moitié par terre et gribouillait de manière illisible sur les autres tout en marmonnant des choses plus ou moins intelligibles. Le nom de Petrie, le seul égyptologue compétent qu’il reconnaissait dans la profession, revenait souvent dans son baragouinage, flanqué de deux ou trois jurons bien inspirés.

Nefret s’approcha de l’homme et, passant ses bras fins autour du cou puissant, elle déposa un tendre baiser sur sa joue.

- Je suis rentrée, Professeur !
- Hmmm ? fit celui-ci en tournant son visage concentré vers elle.

Emerson n’était pas moins impressionnant assis que debout. Bien sûr, ses six pieds de haut ( presque six pieds et demi !), largement plus grands que la moyenne, forçait immédiatement le respect de ses interlocuteurs. Mais son charisme naturel découlait tout autant de l’ampleur de sa musculature, merveilleusement façonnée au gré des excavations de tombes qu’il fouillait que de l’intelligence et la sagesse de ses traits. Ses éclatantes prunelles de saphirs, sublimées par la couleur d’or brun de sa peau, vous dissuadaient aisément de rire ou de mentir selon le sentiment qu’Emerson désirait vous imposer. Connu pour son caractère irascible et impétueux ( les Egyptiens, qui étaient férus de surnoms, l’avaient baptisé Abu Shita’im : « le Maître des Imprécations » !), il intimidait même les politiques et les services secrets de la reine !
Cependant, aucune femme, qu’elle eût six ou soixante ans, ne savait résister au charme de son sourire orgueilleux ou carnassier, ni à la séduisante fossette qui ornait son menton volontaire mais qu’il ne fallait jamais (au grand jamais !) appeler « fossette » devant lui mais plutôt « creux ».

- Ah, Nefret ! Quelle heure est-il ? Vingt-et-une heure ? Vous rentrez tôt, c’est bien. Si ce satané Petrie voulait être aussi raisonnable que vous et prendre six mois entier pour publier correctement ses recherches au lieu de faire du travail bâclé ! Voulez-vous dire à votre tante Amelia que je ne montrai pas avant trois bonnes heures ? Bonne nuit, ma chérie.

Si le Professeur donna l’impression de faire peu de cas du retour de Nefret, il n’en fallait rien croire.
Certes l’ordre de ses priorités étonnait souvent le commun des mortels mais le père aimant qu’il était aurait volontiers sacrifié une année de recherche à William Matthew Flinders Petrie afin de voir rentrer sa pupille à la maison. Il avait même dit, une fois, qu’il préférait abandonner dans le désert son fils de dix ans plutôt que la jeune fille qui en avait alors treize.

Nefret laissa son cher Professeur à son étude et gagna l’étage.

Amarna House contenait huit chambres principales dont quatre se trouvaient au premier étage. C’est là que tout le monde dormait, même si, plus jeunes, Ramsès et Nefret avaient eu leurs chambres au troisième étage, à côté de la nursery.
En avançant dans le corridor, la jeune femme fut surprise de constater qu’il n’y avait pas de lumière dans la chambre de Daria. D’ailleurs, il n’y avait pas de Daria non plus, la porte étant restée grande ouverte.

Nefret fronça les sourcils.
La demoiselle dont il était question n’avait que seize ans. S’il était étonnant de penser que les autres pussent être déjà couchés, il était aberrant d’imaginer que elle, ne l’était pas !
Daria était une orpheline que les Emerson avaient rencontrée au printemps dernier et qui, après avoir partagé leur impensable aventure dans la civilisation reculée du désert du Soudan (où avait justement grandi Nefret), avait suscité la compassion de la famille. Ramsès avait d’ailleurs étonnement insisté pour la ramener avec eux. Le Professeur lui avait offert son toit en attendant qu’elle trouvât à se placer dans la région. Elle était jolie, maligne, débrouillarde et sympathique. Nefret ne doutait pas que cette métisse demi-anglaise trouverait une offre de femme de chambre ou de bonne d’enfant dans quelque famille aisée du coin.

Mais pour cela, il fallait d’abord qu’elle apprît à obéir aux consignes : que faisait-elle hors de sa chambre à une heure tardive pour une jeune personne en besoin de sommeil? Et où, par Isis, pouvait-elle se trouver ?

Elle décida d’aller voir sa tutrice. Si Daria était debout, la seule raison légitime qu’on pût lui accorder était d’être en compagnie de Tante Amelia. De toute manière, Nefret se devait d’aller souhaiter le bonsoir à cette dernière avant de gagner ses propres appartements.

Mais Daria n’était pas avec Tante Amelia qui était occupée à traduire l’un de ses fameux contes égyptiens.

Un peu perplexe, vaguement contrariée envers la demoiselle qui, par les aises qu’elle avait tout de suite prises à Armana House, avait tendance à agacer Nefret, la jeune femme s’engouffra plus loin dans le couloir, jusqu’à la chambre du fils des Emerson.
Peut-être y trouverait-elle Daria ? Ce qu’elle n’espérait pas vraiment, sentant que cela la contrarierait davantage. Non seulement parce qu’elle n’arriverait pas à trouver du travail si Ramsès l’encourageait dans sa désobéissance mais cela renforcerait l’impression de complicité que Néfret ressentait lorsqu’elle observait Ramsès plaisanter avec Daria...
Ramsès plaisantait rarement avec tous ceux qui n'étaient pas Egyptiens et bien qu’il semblait clairement avoir pris la jeune fille sous son aile, le voir trop attaché à elle... dérangeait Nefret.

Parvenue à la porte de la chambre, Nefret tourna la poignée et entra comme si les lieux avaient été les siens. C’était une habitude qu’elle avait acquise depuis l’enfance, que Ramsès lui avait prié de perdre voici plusieurs mois( sans doute pour se venger du fait qu’à la majorité de Nefret, il avait dû commencer à la vouvoyer alors qu’elle continuait de le tutoyer. Ramsès avait toujours été susceptible quand on lui parlait de son âge et acceptait mal l’idée de rester « garçon » quand Nefret était devenue « femme ») et à laquelle elle avait du mal à renoncer.

Ce soir-là, elle regretta son manque de bonne volonté.

La scène à laquelle elle assista la bouleversa tout comme elle apprit pourquoi son frère adoptif avait réitéré sa demande avec insistance depuis leur retour du Soudan.

Daria était effectivement ici. Mais bien différemment du temps où c’était Nefret qui boudait les heures de couvre-feu pour se faufiler dans la chambre du jeune homme, Ramsès et Daria ne causaient pas gentiment, lui n’était pas assis, chaise renversée, devant son bureau et elle ne se trouvait pas assise en tailleur sur le lit.

La situation était autrement plus incroyable. Au milieu de la pièce faiblement éclairée par une seule lampe à pétrole, le canapé de Ramsès accueillait son propriétaire. Assise à califourchon sur lui, Daria, en linge de corps, délassait son corset, aidée dans sa tâche délicate par les mains agiles de Ramsès qui, lui, avait perdu sa chemise.

Nefret crut être prise de vertiges. Sa bouche s’assécha, son souffle se coupa, elle resta finalement paralysée, sa main crispée sur la poignée de porte, incapable d’articuler un mot ou de détourner les yeux. Pendant ce temps, le couple eut le temps de la remarquer. Ramsès se redressa et Daria attrapa sa robe de chambre (car son corset délassé commençait à tomber).

- Vous avez oublié de frapper, fit simplement remarquer Ramsès, sans honte ni culpabilité aucune dans la voix.

Au contraire, il semblait lui faire un reproche. Cela rendit la parole à sa sœur.

- Daria, tu retournes dans ta chambre ! Maintenant ! ordonna-t-elle comme la jeune insolente ne bougeait pas d’un doigt.
- Il faudra faire mieux que ça, Nefret, eut-elle l’audace de répondre de ses petites lèvres carminées et incurvées, plantant ses prunelles noires dans le regard furieux de son interlocutrice. Il me semble que, de nous deux, c’est vous qui êtes de trop, ici !

Nefret, hors d’elle, allait répliquer mais Ramsès posa une main caressante sur l’épaule de son... amante:

- Laisse-nous, s’il te plait. Le moment semble venu de tout révéler.

Plus conciliante avec lui qu’avec celle qui était presque vieille fille, Daria obtempéra et quitta les lieux en prenant soin de fermer la porte derrière elle. Nefret marcha alors à grandes enjambées vers le coupable pris en flagrant-délit et profita de ce qu’il avait les deux mains prises dans la chemise qu’il enfilait pour lui décrocher le plus mémorable des coups de poing qu’elle n’eût jamais donné.

Elle poussa un cri quand ses os cognèrent contre la mâchoire virile mais si sa main meurtrie la lança vivement après le coup, elle fut satisfaite de voir un mince filet de sang jaillir de la bouche de l’infâme.

Si Ramsès avait eu mal ( et il dut avoir mal car elle l’avait vu grimacer !), il ne protesta pas. Tranquillement, il finit de boutonner sa chemise, tandis que Nefret haletait, la colère loin d’être retombée. Puis, il passa sa main sur ses lèvres pour éviter que le sang ne gouttât sur son vêtement.

- Si j’avais dix ans de moins, je penserais que vous venez de me corriger pour une faute que j’aurais commise ! commenta-t-il légèrement amer.

Nefret trépigna.

- « Une faute » ? Mais bien sûr que tu viens d’en commettre une ! Nom d’un chien, Ramsès !! Qu’est-ce qui t’a pris ?!! J’imagine que tu n’as pas la moindre idée de ce que tu allais faire avec elle !!
- J’ose espérer que j’en avais une idée un peu plus précise que vous, répliqua-t-il sombrement.


Nefret blêmit avant de repartir dans une rage encore plus folle. Ramsès ne lui avait jamais parlé de la sorte ! Etait-il réellement fâché de son intervention ? ne comprenait-il pas la situation ? Elle fit quelques pas dans la chambre pour se calmer avant de reprendre :

- Je n’en crois pas mes oreilles ! Ramsès... Sais-tu quel âge a cette fille ?!!!!

Il haussa les sourcils, trop surpris pour demeurer impassible, avant de les froncer, gagné lui aussi par la colère :

- J’espère que vous ne sous-entendez pas... De quoi m’accusez-vous, Nefret ? Elle a parfaitement l’âge !

Nefret secoua la tête, agacée :

- Bien sûr qu’elle a l’âge, il ne s’agit pas de ça ! Mais tout de même, elle est très jeune ! C’est encore une enfant qui...

A bout de patience, elle éclata :

- Crénom, Ramsès !! Es-tu à ce point stupide de vouloir faire ça avec elle ?!!! Tu peux avoir toutes les femmes que tu veux et toi, il faut que tu te jettes sur cette enfant ?!!!

Redevenu mystérieux comme jamais, Ramsès ne broncha pas. Il se contenta de demander :

- Encore une fois, Nefret, que me reprochez-vous exactement car vous n’avez pas justifié votre geste passablement douloureux.

« Passablement douloureux » ? Nefret foudroya Ramsès du regard. Sa main la brûlait tellement qu’elle mourrait d’envie d’aller la plonger dans le puits de la cour. Voulait-il qu’elle le frappât avec quelque chose de dur et de lourd pour voir si elle pouvait faire mieux que « passablement douloureux » ?
Cet idiot était borné comme un âne ! Que devait-elle dire pour qu’il réalisât les implications de son acte ?

- Ramsès, tu ne connais donc pas les femmes ? A seize ans, elles sont naïves et romantiques, même Daria qui a pourtant eu la vie dure ! Surtout Daria, enchaina-elle, réalisant le passé sombre de l’adolescente. Tu l’as déjà sauvée, tu es son héros ! Si tu te montres tendre avec elle, elle va certainement penser que tu l’aimes !
- C’est le cas.

Le ton égal de Ramsès démangea furieusement l’autre poing de Nefret.

- Espèce de... vociféra-t-elle en levant le bras, déçue et blessée que Ramsès eût si peu de considération pour les femmes qu’il mettait dans son lit.

Le comportement de son frère était odieux, horrible ! Indigne de lui ! Et dire que moins d’une heure auparavant, elle avait osé le comparer à un gentleman ! Elle voulut évacuer sa rancœur, elle cogna de toutes ses forces. Mais elle était trop agitée pour viser juste. Sa main vint frapper la paume de l’homme qui lui maintint fermement le poignet.

- Laissez-moi poursuivre, pria-t-il en prenant des accents d’autorité. Je suis peiné de constater que vous pensiez que j’aie eu un comportement cavalier envers Daria. Je ne l’ai pas touchée par simple désir. Et si elle pense que j’ai des sentiments pour elle, c’est que c’est le cas ! Maintenant, vous devriez aller vous coucher, Nefret. Vous êtes vraiment de très mauvaise compagnie lorsque vous rentrez déçue d’un rendez-vous galant !





Cette nuit-là, Nefret dormit mal. Pas à cause des cauchemars qui troublaient d’ordinaires ses songes. Mais en raison des mots qu’avait prononcés Ramsès. Il était amoureux... Cela ne lui était jamais arrivé ! Et sans comprendre pourquoi, cela inquiétait Nefret.

Cette révélation la mettait mal à l’aise. Il était son petit frère, il était un enfant ! Il était encore trop jeune pour être amoureux !

Dans sa tête, des mots résonnèrent. Ils semblaient provenir d’un discours entendu jadis... « Ne regarde pas les hommes. Ne cherche pas à les aimer. L’amour est effrayant. Il brouille les esprits et sépare les familles. L’amour est redoutable, l’amour est pervers. Beau et dangereux, il ressemble à Sobek... L’amour est un grand crocodile étendu sur un banc de sable ».

Nefret ne savait plus d’où venaient ces mots mais... Ramsès semblait marcher imprudemment vers le crocodile.

Cherchant son médaillon au bout de la chaîne qu’elle ne retirait jamais, Nefret murmura quelques mots des vieilles prières égyptiennes qu’elle connaissait.

- O puissante Isis, conclut-elle après sa récitation, protège-le !




A suivre...

Commentaire sur la fic:ici


Dernière édition par maria le Sam 20 Aoû 2011 - 1:22, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptySam 4 Déc 2010 - 0:01

2. Comme le vent se lève...

Le soleil étirait ses rayons dorés sur les embaumants massifs d’iris de Tante Amelia et, au-delà de la pelouse et des parterres de tulipes colorées, l’eau du petit étang scintillait comme une myriade d’étoiles. C’était un décor charmant, adorablement poétique...

Lorsque Nefret ouvrit sa fenêtre, ce lendemain matin, elle laissa le chant du pinson la séduire et parvint même à se convaincre que les amourettes entre Ramsès et Daria n’étaient pas aussi dramatiques qu’elle pouvait le craindre. Ramsès avait déjà connu plusieurs femmes... et s’en était facilement détaché. En quoi sa relation avec Daria était-elle différente ? Après tout, n’était-ce pas le printemps, la saison des amours ? Les choses rentreraient d’elles-mêmes dans l’ordre à l’automne avec la reprise des fouilles...
Elle tacha de se détendre, réussit à parler rubans avec Judy, la nouvelle femme de chambre de la maison (– qui avait, à peu de choses près, l’âge de Daria. Pourquoi la jeune fille avait-elle dû s’attacher à Ramsès plutôt qu’à la domestique ? ) pendant que cette dernière la coiffait. Puis, poudrée, parfumée, vêtue du beau déshabillé en mousseline de soie jaune et dentelle qu’elle s’était offert pour son anniversaire, elle descendit dans la véranda où les autres prenaient déjà le petit-déjeuner.

Quand elle approcha de l’élégante salle circulaire, tout en vitres et en meubles en rotin blanc, Nefret marqua un temps d’arrêt. Comme l’avait dit Judy, les Emersons étaient déjà attablés.
La belle journée qui débutait donnait le sourire à tout le monde : au professeur qui, mordant avec appétit dans une tranche de brioche, ne remarqua pas la marmelade qui coula sur sa robe de chambre. A Tante Amelia qui, après avoir bu une gorgée de thé, se tamponnait délicatement les lèvres du bout de sa serviette. A Daria que d’aucun aurait pu trouver vulgaire de rire ainsi, à gorge déployée, tout en salant son œuf à la coque. Ramsès, pour sa part, ne mangeait pas. Poliment accoudé, le menton posé sur ses doigts croisés, il observait sa jeune amie, ses yeux sombres luisant d’un éclat tendre.

Etait-ce un simple reflet du jour ou bien un halo de lumière entourait-il les protagonistes de cette charmante scène ?

Un tressaillement échappa à Nefret. Ils étaient si beaux tous les quatre. L’amour et la joie les entouraient. Le ventre de la jeune femme se noua. Ils ressemblaient tant à une famille unie...
« Et moi ? » s’entendit-elle penser.

Ils étaient tellement absorbés dans leur sphère de bonheur que personne ne la remarqua avant qu’elle n’eût franchi le seuil de la véranda.

- Ah, Nefret, vous voilà ! salua le professeur en ouvrant si grand les bras pour l’accueillir que Tante Amelia dut écarter promptement la carafe de jus d’orange afin d’éviter tout incident. Nous vous attendions. Prenez place, prenez un verre ( Peabody, qu’avez-vous fait de la carafe ?). Nous allons boire à la santé des futurs mariés !
- Un mariage ? Qui va se marier ? questionna Nefret que l’idée des mariages réjouissait toujours.

Elle s’installa aux côtés de Tante Amelia qui portait l’un de ses vieux déshabillés favoris ( rouge cramoisi avec une bordure de dentelle blanche à l’encolure et aux poignets), accepta le jus de fruits que le Professeur lui tendait et attendit impatiemment sa réponse.

Si, songeant à trouver un amant, elle n’avait aucune intention de se marier, elle aimait, en revanche, les unions des autres. Ils donnaient toujours lieu à des réceptions superbes auxquelles on paraissait dans de très belles toilettes et auxquelles Nefret trouvait toujours mille et une occasions de s’amuser avec ses prétendants – ou de « se jouer de ses victimes » comme Ramsès et David formulaient également bêtement la chose.

- Nous ! répondit aussitôt Daria, délaissant son œuf pour la main de Ramsès.

Elle souriait de toutes ses dents mais Nefret dénota comme du défi au fond de son œil. La jeune femme ne s’attarda pas sur les effusions d’orgueil de la gamine et chercha aussitôt le démenti dans le regard de son frère. La surprise la paralysa un instant quand les prunelles d’onyx l’observèrent calmement.

- C’est une plaisanterie ? espéra-t-elle en se tournant finalement vers Tante Amelia dont la réponse vaudrait certitude.

Tante Amelia ne ressemblait pas à ces épouses dévouées et stupidement soumises à leurs maris qui horrifiaient Nefret. Cadette d’une fratrie de six enfants, Amelia Charlotte Ellen Mary Peabody était restée vieille fille jusqu’à l’âge avancé de trente-deux ans. Son intelligence supérieure, son militantisme acharné pour la cause féminine ainsi que son caractère indomptable faisaient trembler les simples d’esprits et suscitait l’admiration de tous les autres.
Pourtant, aucun homme n’en aurait jamais voulu pour femme ! Pas tant en raison de sa bouche trop large, ni de son nez trop long, sa longue et sombre chevelure rêche comme de la paille ou ses sourcils trop épais comme elle pouvait se décrire elle-même.
Mais, il paraissait évident qu’avec son franc-parler, l’éclat métallique de son œil autoritaire ainsi que ses manières énergiques, elle ne possédait rien de ce charme délicat qu’on voulait aux dames. Bien évidemment, elle n’avait cure de ce que la bonne société pouvait en dire ou en penser et c’est ce qui avait séduit le Professeur.

C’est ce qui avait séduit également Nefret dès leur première rencontre. Quand les Emersons l’avaient ramenée de la Montagne sacrée où elle jouait les Grandes prêtresses antiques, Nefret avait rapidement appris à passer outre les airs peu aimables de celle qu’elle appellerait plus tard « Tante » pour voir en elle un modèle familier de femme libérée, un enseignement pour la voie qu’elle devrait suivre dans la nouvelle vie qu’on lui offrait.
Parce que, hormis la prison dorée dans laquelle on forçait à vivre les prêtresses des anciens dieux, les idées de Tante Amelia ne différaient pas tant des règles sociales en vigueur pour le reste des femmes vivant dans le secret d’une oasis perdue dans le désert du Soudan.
Et même si, éduquée à la pudeur et à la culture victoriennes, Tante Amelia campait parfois sur des positions dépassées, son inégalable sens pratique lui assurait de savoir mieux que personne ce qu’il convenait de faire dans toute situation.

C’est pourquoi, ce matin-là, Nefret attendait beaucoup de la réaction de cette femme remarquable. Elle était persuadée que, comme elle, la mère de Ramsès interdirait le mariage à un être aussi immature que ce garçon pour ce qui concernait les affaires de cœur. Sa déception fut aussi grande que sa frustration :

- Je crains que personne ne plaisante, ma chère, soupira cette dernière en s’adossant à son siège, faisant signe à Gargery qu’elle avait fini de déjeuner.

Nefret l’observa avec incrédulité.

- Mais... mais enfin, Tante Amelia... bredouilla la jeune femme, comme assommée par la réponse de sa tutrice. Vous bénissez cette demande ?
- Cela n’a rien d'une demande ! intervint impoliment Ramsès. En juillet prochain, je prendrai vingt-et-un ans.
- Et alors ? coupa Nefret tout aussi impoliment, dardant sur son frère un regard impitoyable.
- Je serai majeur ! J’aurai le droit civil de me marier sans aucun tiers-consentement. En ce sens, je viens d’en porter information à mes parents.
Nefret ne put s’empêcher de lui rire au nez.
- Le « droit civil » ? Mon pauvre garçon, mais que crois-tu que cela signifie ? Est-ce que la Chambre des Lords en sait quelque chose si tu es prêt à te marier ou non ? Tu es encore beaucoup trop jeune ! Tante Amelia, vous ne le lui avez pas dit ?
- Si, répondit-elle d’un air pincé.

Elle renifla avec dédain, signe que malgré toutes ses armes persuasives, elle avait perdu la lutte argumentative contre son fils.

- « Beaucoup trop jeune » ? se scandalisa Ramsès. Il ne me semble pas me tromper en vous rappelant qu’à pourtant moins de vingt et un ans, j’ai plus de diplômes et de connaissances que les gens de mon âge. J’ai déjà pris plus de décisions graves que la moitié des ministres du Roi Edouard. J’ai vu plus de choses affreuses que le propriétaire d’une foire des horreurs, endossé plus de responsabilité qu’un amiral de la marine, couru plus de risques que les agents secrets...

Je ne dirai pas le contraire, pensa Nefret en posant spontanément sa main sur mon médaillon. Combien de nuits avait –elle passé à veiller et prier le retour indemne de son frère parti combattre quelque criminel dans le désert égyptien ?

- Oh oui, c’est un héros ! s’émerveilla Daria en caressant les cheveux de son homme. Un génie et un prodige !
- Je ne disais pas ça pour... commença Ramsès en souriant au sourire de l’adolescente.
- Ne soyez pas plus mère-poule que Mrs Emerson, Nefret, reprit Daria. S’il a survécu à la guerre, cet hiver, il peut parfaitement survivre à l’amour cet été... N’est-ce pas Professeur ?
- Que... Euh... Humpf... Certes...

Le Professeur toussota avec gêne et reprit une tartine pour légitimer une occupation l’empêchant de parler. Comme à son habitude, la réserve totale du Professeur Emerson concernant les sentiments ( ou les relations plus charnelles) lui fit perdre de son charisme naturel. Qu’importe, il semblait avoir pris le parti des jeunes gens. Nefret ne pourrait donc pas compter sur lui.

- Je ne critique ni tes compétences ni tes capacités, s’expliqua-t-elle en se tournant de nouveau vers son frère. Mais le mariage engage dans tout autre chose que ce que tu es habitué à vivre. Crois-tu que Daria supportera de te voir arpenter les vieilles rues du Caire, en pleine nuit, pour infiltrer le groupe d’un renégat déclaré ennemi national sans autre protection que tes vieilles djellabas crasseuses ? Crois-tu que tes enfants ne ...
- Des enfants ?!!!

Le professeur s’étouffa avec son pain et Tante Amelia sursauta.

- Comment ?!! S’alarma Tante Amelia. Vous voulez des enfants, maintenant ?!! Ramsès, si je ne peux vous empêcher de vous marier, JE VOUS INTERDIS, en revanche, d’avoir des enfants tout de suite !!
- Vous n’y songez pas sérieusement !! renchérit le Professeur en envoyant des miettes à chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Des enfants, ça n’a aucune utilité sur un champ de fouilles ! Et hors de question que vous partiez en voyage de noces pendant la saison, est-ce clair ? Vous êtes une main d’œuvre trop indispensable pour que je puisse me passer de vous, vous le savez bien !
- Calmez-vous, Mère. Rassurez-vous, Père, apaisa Ramsès en jetant un regard furibond à sa sœur. Il n’y aura pas d’enfant pour le moment.
- Oh non ! assura Daria en éclatant de rire. Et ce n’est même pas dit qu’on en ait un jour ! Des enfants, bien peu pour moi ! Je suis si jeune, je veux profiter de ma vie au lieu de changer des langes !!
- Oui, enfin, nous viendrons tout de même à en avoir un jour, reprit Ramsès, ramenant la jeune fille à la réalité.
- Oh, mon amour, dans très très longtemps alors !! se buta Daria, ne pouvant cesser de rire.

Mais Ramsès était sérieux. Son battement de paupière contrarié n’échappa pas à Nefret. Il faut dire qu’au fil des années, elle avait appris à déchiffrer les expressions trop discrètes de son « masque de pharaon ».

Il voulait des enfants...
Le fou !
Il n’était pas prêt !
D’où lui venait donc cette passion soudaine de la vie conjugale ? Etait-ce le nouveau bonheur que vivaient Lia et David qui l’inspirait ?

- Assez, conclut Tante Amélia. Cessez de vous disputer. Nefret, Ramsès a atteint l’âge de raison depuis longtemps. S’il désire se marier en juillet, nous ne pouvons aller contre sa volonté.
- En juillet ?

Nefret tomba des nues. Aussi rapidement ?

- Oui. Le jour de son anniversaire, je veux lui faire ce cadeau, gazouilla Daria en serrant la main de son fiancé plus fortement encore.
- Cela ne nous laisse donc que deux mois pour tout organiser, raisonna Tante Amelia. Alors, nul besoin de perdre du temps à énoncer tous les mauvais arguments de ce choix. Je vais d’ailleurs téléphoner à Evelyn, lui demander de nous prêter Chalfont House afin d’y célébrer les fiançailles. Et il ne faudra rien de moins grand que Chalfont Castle pour accueillir toute l’aristocratie, le jour des noces !

Elle se leva et les hommes de la table en firent autant.

- Emerson, vous avez de la marmelade sur votre robe de chambre et votre chemise. Quand vous vous serez changé, retrouvez-moi dans la bibliothèque, mon chéri.

Elle s’éloigna, les hommes reprirent place sur leurs sièges et Emerson racla la tache de confiture d’orange avec sa petite cuiller, en grommelant.
Puis il jeta négligemment sur la table sa serviette (qu’il n’avait pas pris la peine de déplier) et se leva à son tour.
En passant derrière sa pupille, le Professeur lui glissa quelques mots avisés :

- Ramsès est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Faîtes-lui confiance, Nefret.

Son pas résonna quelques instants sur le parquet du salon puis disparut. On n’entendait plus que le chant des grives et du pinson et les bruits de la vaisselle que le personnel de cuisine était venu desservir.

- Désirez-vous garder votre verre, Miss Forth ? demanda l’un des valets en désignant le jus de fruits auquel Nefret n’avait pas touché.
- Non, déclara-t-elle avec une lenteur délibérée tout en fixant audacieusement Ramsès.

Il ne répliqua pas et ils s’observèrent en chien de faïence jusqu’à ce que les domestiques emportassent la desserte à la cuisine.

- Est-ce là votre façon de me signifier que vous n’approuvez pas ce mariage ?
- Oui.

Ramsès secoua la tête.

- Eh bien, je n’ai nul besoin de votre permission. Ne vous en déplaise.
Je te donne simplement mon avis, un conseil d’amie. Et comme tu n’es pas bête, j’espère que tu en tiendras compte : Avec ton formidable goût de l’aventure et ton insensé amour du danger, je ne pense pas que tu sois mûr pour fonder une famille, mon garçon.

Ramsès conserva le silence un tel temps que Nefret crut l’avoir vexé.

- Eh bien vous avez tort, déclara-t-il finalement, d’une voix un peu rocailleuse. Et je suis désolé de constater que vous ne me connaissez pas mieux que cela. Je ne sais où vous regardiez durant toutes ces années mais il apparait que vous avez oublié de me regarder. J’ai grandi, Nefret. Cessez de m’appeler « mon garçon » parce que je n’en suis plus un...

Il s’interrompit, en détournant le visage, dans un rire amer très bref. Mais quand il posa de nouveau les yeux sur elle, Nefret put presque lire dans son regard le reproche qu’il lui avait tu : J’aurais aimé que vous vous en en rendiez compte .

Sur ces mots un peu durs, Ramsès quitta la table. Daria se leva immédiatement après lui :

- Nefret, vous n’êtes qu’un monstre d’égoïsme ! Vous ne savez pas le mal que vous lui faîtes ! Tout ce qu’il vous demande, c’est de vous réjouir pour lui !

Puis elle s’élança sur les talons de son fiancé, laissant l’égoïste seule sous la véranda désertée.

« Un monstre d’égoïsme » ? Jamais personne n’avait insulté Nefret de la sorte. Les hommes qu’elle éconduisait la traitaient bien de « cruelle », les idiotes de la haute société l’appelaient quant à elles fréquemment « paysanne » ou « sauvageonne » mais « égoïste », jamais !

Nefret baissa les yeux sur la nappe blanche. Oui, peut-être après tout, se montrait-elle égoïste. Et sans doute l’avait-elle toujours été. N’avait-elle pas fait montre d’égoïsme lorsque, dix ans plus tôt, elle avait supplié Emerson de l’emmener loin de la Montagne sainte, abandonnant ainsi son cher grand frère Tarek ? N’avait-elle pas encore fait montre d’égoïsme lorsque, deux mois plus tôt, prisonnières du tyrannique Zekare, elle avait boudé Ramsès quand il avait choisi de délivrer la petite inconnue Daria plutôt que sa soeur ? N‘avait-elle pas tout autant fait montre d’égoïsme en jalousant la facile intégration de Daria au sein du foyer Emerson quand elle-même avait mis du temps à s’adapter ? N’était-il pas injuste et égoïste de détester Daria parce que c’est elle que le Professeur appellerait bientôt « ma fille »...

Oui, Nefret était probablement égoïste. Mais quelle orpheline ne le serait pas ? En rejoignant les Emersons, Nefret avait senti qu’elle pourrait enfin vivre heureuse au sein d’un foyer, connaitre l’affection que prodiguait une famille. Pendant dix longues années, elle avait appris la définition du bonheur.
Si elle n’avait jamais songé à se marier, c’est parce qu’elle savait ne pouvoir vivre mieux ailleurs. Elle n’avait pas besoin de l’amour d’un époux quand elle possédait celui du Professeur et de Tante Amelia, celui d’Oncle Walter et de Tante Evelyn, celui de Ramsès, de David et de Lia. Sa famille c’étaient eux, la photographie sur sa table de nuit pouvait l’attester...
Dans le secret de son cœur, Nefret espérait depuis des années qu’un jour, les Emersons lui proposeraient de signer des papiers d’adoption. Cela aurait pu se produire...

Mais voilà qu’aujourd’hui, tout semblait remis en question. Daria allait appeler Emerson « Père », Daria allait prendre sa place ! Cela avait déjà commencé : Aujourd’hui, Nefret avait perdu son frère. Depuis peu, le Professeur et Tante Amelia chuchotaient dans son dos.
Voilà certainement pourquoi Nefret espérait davantage de ses rendez-vous galants ; elle était de nouveau en mal d’amour, sa famille commençait à l’abandonner. Elle qui ne s’était jamais intéressée à l’âme sœur, voilà qu’elle soupirait après elle.

Qu’elle s’en souciât était un mauvais présage... comme le vent se lève avant que ne souffle la tempête.

A suivre...
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptySam 11 Déc 2010 - 18:51

3. Je vous aime

Manuscrit H

« Pas ça, Nefret ! Tout mais pas ça !! »

Les doigts enfoncés dans le crâne, il se laissa tomber sur son canapé, bascula le corps en avant, le regard douloureux rivé sur le plancher qu’il ne regardait pas.

Il se trouvait seul dans sa chambre et c’était tant mieux. Il était comme fou. Et il ne voulait pas qu’on vît ainsi.

Il avait quitté précipitamment la véranda. Entendant Daria trotter derrière lui, il n’avait pas eu grand besoin d’argumenter pour la convaincre de le laisser seul... l’expression de son visage avait parlé pour lui, il avait perdu son légendaire « masque de pharaon ».

Nefret...

Le souffle haletant, il passa sa main nerveuse dans les grosses boucles de ses chevelure sombre. Encore et encore. Il n’arrivait pas à se calmer. Si Nefret était l’une des rares personnes à pouvoir lui faire perdre son sang froid, si David était la seule personne à savoir pourquoi, Daria, en revanche, avait bien compris le désespoir dans lequel la cruelle jeune femme venait de le plonger...

Pourquoi s’opposait-elle ainsi à son bonheur ? Pensait-elle être en droit de décider à sa place du jour et de l’épouse ? Avait-elle décrété que, elle-même encore indifférente aux choses de l’amour, il était normal que lui ne se mariât pas non plus ?

- Epargne-moi, Nefret ! supplia-t-il les lèvres serrées. Je ne peux te contraindre à me donner ton cœur mais ne déchire pas le mien ! Daria est tout ce que tu me laisses. Elle est ma seule chance !


**



Vêtue d’une élégante mais confortable robe de mousseline de soie vert pâle et tulle de soie blanche ornée de broderies de perles véritables, Nefret était assise dans une causeuse et son coude replié depuis plus d’une heure lui donnait de sacrées crampes !

Elle s’ennuyait.

Son interlocuteur avait mit fin à la conversation un quart d’heure plus tôt pour mieux se concentrer et la lampe à pétrole, installée trop près de sa tête, lui cuisait les joues. Crénom, voilà bien pourquoi elle n’aimait pas les portraits !! Elle fronça les sourcils et son œil contrarié obliqua vers David.
A quelque distance d’elle, dans ce petit salon cossu de style edwardien, le peintre avait posé son chevalet. Son ami était invisible derrière sa toile. Seul son pantalon de tweed dépassait dessous le cadre. Régulièrement, sa main paraissait sur le côté pour mouiller son pinceau, choisir ses couleurs : blanc d’argent, vert émeraude, bleu de cobalt, jaune de Naples...

- Heureusement que je ne prends aujourd’hui que la lumière sur votre robe ! fit remarquer David. Vous offririez une drôle de grimace au Professeur, autrement !

Lia, qui venait d’entrer, se joignit au rire de son fiancé et Nefret fit la moue.

- Si vous ne peignez que ma robe, pourquoi m’obliger à me tordre ainsi le bras ?
- Pour les ombres et les plis qu’il jette sur les jupes, répliqua aussitôt David, redoutant peut-être que Nefret ne décidât de retirer subitement son coude ( ce qui était une merveilleuse idée !).
- Rassurez-vous, votre calvaire est terminé pour aujourd’hui, intervint Lia en tirant le cordon qui tenait le tablier du peintre noué. Mon oncle, Tante Amelia, Ramsès et Daria viennent d’arriver !

A l’énoncé du dernier couple, Nefret pinça les lèvres. Contrairement à Lia, elle ne s’approcha pas discrètement de la fenêtre pour observer les arrivants descendre de la Ford d’Emerson. Elle n’avait pas la moindre envie de voir Daria se trémousser au bras de Ramsès ! Elle supporterait bien assez ses gazouillements durant toute l’heure qui allait suivre !

David rangea ses couleurs et son chevalet, Nefret et Lia replacèrent la causeuse près de la cheminée et tous filèrent se changer pour prendre le thé.

Chalfont house était la demeure londonienne de la branche cadette des Emerson. En réalité, elle appartenait à Tante Evelyn qui en avait hérité de son grand-père (tout comme Chalfont Castle, la résidence d’été, située dans le Yorkshire) mais Evelyn la tenait à l’entière disposition du Professeur et de Tante Amelia, à chaque fois que ceux-ci montaient à la capitale.
C’était un luxueux hôtel particulier de trois étages situé dans le tout aussi luxueux square st James, non loin de Buckingham Palace. Le Professeur, Tante Amelia et Ramsès y avaient leurs chambres attitrées, ayant pris l’habitude de faire une halte à Londres, avant et au retour de leurs saisons de fouilles. Si à Chalfont Castle Nefret avait obtenu ses propres appartements depuis longtemps, ici, elle partageait encore la chambre de Lia. Il était rare qu’elles l’occupassent toutes deux en même temps mais, quand cela se produisait, les deux jeunes femmes s’en réjouissaient. Elles passaient ainsi de longues nuits à discuter de médecine, de dessin, de l’Egypte, de David et de Ramsès...

Alors que la voix de bronze d’Emerson résonnait dans le salon du rez-de-chaussée, Nefret et Lia s’aidaient mutuellement à s’habiller :

- Je suis bien heureuse que nous passions la semaine tous ensemble ! disait Lia en boutonnant le dos du chemisier de mousseline et dentelle de son amie. Quelle bonne nouvelle que ces fiançailles ! Il va falloir procéder à des réaménagements dans cette maison : agrandir la chambre de Ramsès pour y accueillir Daria et quand j’épouserai David, vous pourrez vous installer dans son ancienne chambre !

Nefret sourit mais ne répondit pas. Ramsès et Daria, David et Lia... Nefret avait l’impression d’être laissée pour compte, exclue... oui, vraiment, quelle stupidité que toutes ces idées de fiançailles !!

Malgré les réprimandes de tante Amélia, les paroles réconfortantes de tante Evelyn et les bons conseils de Lia, Nefret n’acceptait toujours pas l’idée de ce mariage. Il lui fallait pourtant bien faire entendre raison à Ramsès avant que dimanche suivant – qui célèbrerait les fiançailles par un cocktail dansant- ne l’engageât quasi-définitivement ! Surtout que l’audace de Daria irritait Nefret un peu plus chaque seconde. Personne ne s’était scandalisé de ses « Bonjour, Oncle Walter », « merci Tante Evelyn » alors qu’elle les rencontrait pour la première fois !


Le lendemain de leur arrivée à Chalfont, l’humeur maussade de Nefret s’assombrit encore. On allait prendre l’air à Hyde park. Daria commença par l’agacer, au moment où elles délaissaient la robe d’intérieur pour la tenue de promenade, en s’enorgueillissant que toutes les jeunes filles à marier la verraient tenir le bras de Ramsès !
Nefret songea, quant à elle, qu’une pluie de commérages s’abattrait sur elle si on ne la voyait tenir le bras de personne...
Peut-être n’aurait-elle pas dû éconduire son dernier soupirant ?

A l’heure du départ, se posa le problème de la répartition dans les voitures. Avant, Ramsès, David, Lia et elle étaient toujours montés ensemble.
Cet après-midi là, leur habituel landau blanc était trop petit pour cinq. Nefret fit le trajet dans la calèche de ses oncles et tantes...
Dans le parc, Ramsès lui donna cependant volontiers le bras mais, Daria, déjà suspendue à la gauche de son fiancé et marchant à côté de David, qui lui-même donnait le bras à Lia, Nefret se retrouva ainsi à l’extrémité... en marge du groupe...

L’arrivée de Daria dans la famille changeait bien les choses... à leur retour, les yeux brûlant de ces larmes qu’elle s’était interdite de verser en public, Nefret prit Ramsès à part, le long des grilles de la propriété, entre la haie et le grand laurier rose :

- Je ne vous comprends pas, Nefret, répondit Ramsès après l’avoir écoutée. Pourquoi paraissez-vous irritée ? Est-ce si dramatique que je me marie ? Vous n’avez pas fait une telle scène à David, il me semble !
- David et toi êtes bien différents ! opposa-t-elle, mains sur les hanches, de plus en plus « irritée ». Lui est sage et grandement raisonnable ! Lui est prudent et discipliné. Son courage n’a rien de téméraire, sa ruse n’est pas dangereuse, son souci d’autrui ne va pas jusqu’à la folie, ses vagabondages nocturnes ne tournent pas à la disparition ...

Elle ne marqua une pause que pour reprendre son souffle mais le jeune homme en profita aussitôt pour parler. Ramsès était tellement insupportable avec tous ses défauts !!

- Où voulez-vous en venir ?
- Lui, au moins, est prévenant, attentionné et démonstratif ! Lâcha-t-elle de but en blanc.

Il cilla deux fois sans rien répliquer, manifestation pharaonique de la grande surprise qu’il éprouvait. Nefret rougit légèrement. Dans sa colère, elle n’avait sans doute pas eu l’idée judicieuse d’avancer les arguments les plus pertinents...

- Ce que je veux dire, reprit-elle en ajustant sa capeline de paille fleurie pour se donner contenance, c’est que tu as besoin de quelqu’un qui te connaisse mieux que personne, quelqu’un qui saura t’empêcher d’avoir tes extravagances !

Il se braqua instantanément, croisant les bras, bombant le torse bien qu’il la dominât déjà de toute sa hauteur – et il mesurait quelques pouces de plus qu’Emerson ! Nefret ne se laissa pas intimider. Elle prit un regard sévère.

- ...Une femme qui a suffisamment la tête sur les épaules pour savoir aussi que tu vaux beaucoup moins que ce qu’en pensent tous ceux qui te surestiment, toi le premier !
- Pardon ?
- Tu souffres d’un orgueil de supériorité qui te fait du mal, mon garçon ! expliqua-t-elle en lui tapotant la joue avec camaraderie.

Ramsès se courba et lui baisa la main avec fausse reconnaissance :

- Dans ce cas, je suis bien aise de vous avoir à mes côtés pour me descendre de mon piédestal ! Me faudrait-il une femme comme vous ?

Nefret n’eut pas besoin de réfléchir à la réponse.

- Surtout pas ! Ce serait un cauchemar pour elle !
- Vraiment ? Je suis si terrible que ça ?
- Ramsès, tu es un enfer à vivre ! soupira-t-elle en lui tournant le dos. On doit constamment deviner ce que tu penses, on doit constamment réfléchir à comment t’empêcher de prendre des risques inconsidérés et on passe son temps à craindre pour ta vie !
- Je ne savais pas que tu te faisais autant de soucis, Nefret.

voix de Ramsès était douce, contrite. Nefret, qui triturait la rose de satin cousue sur son corsage se retourna. Il avait le regard désolé. S’il l’avait tutoyée comme par le passé, cela signifiait... Elle eut de la peine. Elle n’avait pas voulu l’attrister. Elle passa ses bras autour de lui.

- Que veux-tu ? C’est que je t’aime trop pour ne pas m’en faire !

Elle sourit et se reprit :

- Une femme comme moi t’aimerait de trop pour ne pas s’en faire ! C’est pourquoi une femme comme moi ne serait pas heureuse avec toi.
Ramsès se dégagea un peu et releva les bords de la capeline pour mieux la pénétrer du regard.
- Mais si j’aimais une femme comme vous en retour, ne croyez-vous pas que je ferais en sorte de ne pas vous donner de soucis ?
- Si tu pouvais faire ça Ramsès...

Elle avait toujours ses bras autour de son cou, il avait toujours ses mains autour d’elle. Ramsès ne l’étreignait presque jamais. C’est à peine s’il lui tenait la taille quand il l’aidait à monter à cheval ! Et pourtant... comme elle aimait cette sensation de ses larges paumes sur elle. Il n’y avait que lui qu’elle autorisait à la tenir ainsi... il n’y avait que de lui qu’elle désirait être tenue ainsi...

Elle se blottit un peu plus contre lui.

La proximité de ce corps chéri si souvent pansé, l’odeur mâle et enchanteresse de sa peau finement mêlée à l’eau de cologne la séduisaient. Les perles noires de ses yeux, les boucles romantiques de ses cheveux , la majesté de son profil de pharaon, tout était attirant, tout était désirable...

Elle reçut son souffle sur le visage.

Le tracé de sa bouche aussi était désirable... Elle entrouvrit les lèvres, elle se hissa sur la pointe des pieds...


- Ramsès, Nefret !! Où êtes-vous ?

Les voix conjointes de Daria, Lia et David se firent entendre. Nefret eut tout juste le temps de reculer avant que leurs silhouettes ne les rejoignissent derrière le laurier.

Par Isis qu’avait-elle été sur le point de faire ?!!!

- Que faîtes-vous là ? s’étonna Daria.
- Nous discutions, répondit Ramsès.
- Oh, nous n’aurions pas dû insister, nous tombons mal, devina David dont les oreilles rougissaient déjà.

David rougissait souvent quand il redoutait avoir mal agi mais Nefret espérait bien qu’aujourd’hui, il ne craignît pas d’avoir interrompu une scène romantique.

Ramsès ne répondit pas, il regardait Nefret. Il dévisageait Nefret.

Que pensait-il ? Elle se sentit mal.
Avait-elle vraiment désiré embrasser Ramsès ?

Les autres l’observaient également. Son estomac se souleva.

- Nefret, vous êtes blême ! s’inquiéta Lia.
- Ce n’est rien.

Puis elle rendit son déjeuner sur le dallage.

**


Le médecin de famille recommanda à Nefret de garder le lit deux jours et ne boire que du bouillon. Il avait conclu à une intolérance alimentaire, peut-être une indigestion. Elle savait pertinemment ce qu’elle avait mal digéré mais se garda bien d’en parler.
Ce repos inutile et forcé lui permit cependant d’échapper aux réjouissances qui accompagnaient les préparatifs des fiançailles et de réfléchir posément.

Elle devait avoir l’esprit fatigué. Elle ne pouvait pas être attirée par son propre frère !

Le dimanche arriva bien trop vite au goût de Nefret. Son avis était loin d’être partagé, pour toutes sortes de raisons. Pour le Professeur qui abhorrait les mondanités sous toutes leurs formes, cette journée était l’occasion de procéder à une « grande lessive » comme il disait : rendre des politesses aux connaissances utiles mais non désirées pour un déjeuner, Petrie en tête !
Pour tante Evelyn, il était l’occasion de revoir Raddie, son fils ainé, parti étudier en France depuis bientôt deux ans.

La fête eut lieu dans le jardin : sur la terrasse, une pergola décorée de fleurs et de lampions abritait un large buffet froid. Sur la pelouse, avaient poussé de petites tables rondes nappées et joliment fleuries autour desquelles l’on pouvait s’asseoir tandis qu’un orchestre modeste charmait les oreilles avant d’animer la petite piste de danse prévue sous la véranda pour les moins protocolaires.
Les hommes étaient en haut de forme, les femmes en tenue de théâtre ou d’opéra de jour.

Presque par provocation, Nefret avait revêtu une toilette élégante mais déjà portée. Elle qui adorait d’ordinaire les réceptions n’était pas d’humeur joyeuse. Elle se montra un peu sèche envers la foule de jeunes hommes venus lui faire leur cour. Elle renvoya même sans plus d’égards le neveu qu’un de leurs invités s’était permis d’amener : le jeune Mr Andrews, architecte naval, directeur général des chantiers de la Harland&Wolff de Belfast, soit disant chargé de superviser, pour la White Star line, la construction des trois plus grands et luxueux paquebots que le monde connaîtrait ! Son oncle, le truculent Lord Pirrie avait même déjà offert à Nefret une suite privée sur chacun des trois transatlantiques pour leur futur voyage inaugural !!

- Hélas, aucun d’eux ne voguera vers l’Egypte ! déclina-t-elle poliment.

Elle s’excusa et, commençant à sentir la fraîcheur du soir, signe joyeusement annonciateur de la fin des festivités, elle gagna la véranda où Lia, assise le long de la baie vitrée, observait le bal.
En robe de satin de soie jaune ôcre, avec manteau de robe en tulle de soie brodé sous la poitrine de motifs de dentelle perlée, cette jeune fille blonde comme les blés, à la peau blanche comme de la crème était vraiment très belle ! Regardant danser les nouveaux fiancés, elle balançait légèrement la tête au rythme de la musique, les mains gantées jusqu’au coude jouant distraitement avec les perles de son sautoir sur lesquelles se reflétait la lumière rougeoyante des lampions.

- Allez-vous danser avec Ramsès ? questionna-t-elle en voyant approcher son amie.
- Je ne sais pas... répondit prudemment Nefret, ne sachant pas si cela était une bonne idée après les émotions que leur dernier tête-tête lui avait provoquées. Pourquoi cette question ?
- J’aime vous regarder danser. Je ne devrais pas dire ça mais... je vous trouve mieux assortis Ramsès et vous plutôt que Daria et lui.
- Lia !!! s’exclama Nefret en se sentant de nouveau des papillons dans l’estomac.
- Vous avez toujours été bien assortis ! approuva David, surgissant avec deux flûtes de champagne.

Il avait probablement prévu ces boissons pour Lia et lui-même mais il offrit spontanément la sienne à Nefret en lui souriant avec bienveillance.
- Oui ! Quand vous valsez, il y a comme... une sorte d’enchantement qui vous accompagne ! Les autres danseurs disparaissent et vous demeurez seuls, beaux et éblouissants. Tels des figurines de cristal maintenues pour toujours dans un globe de verre transparent..

Lia avait l’esprit très romantique mais c’était une belle image. Nefret esquissa un sourire tendre tandis qu’elle posait le regard sur Ramsès.
Il était vrai que, quand leurs pas s’accordaient avec harmonie... quand il posait une main sur elle et qu’il pressait délicatement l’autre contre la sienne... quand leurs yeux souriants s’échangeaient des secrets...

Elle baissa les yeux.

Lia avait évoqué deux âmes enlacées pour l’éternité. Oui, c’était une belle image. Nefret ne voulait pas que ce mariage la brisât. Elle ne voulait pas qu’il la séparât de Ramsès...

parce qu’elle l’aimait...

La réalité de la chose lui apparut avec stupeur. Etait-ce bien vrai ?
Elle se raidit et fixa Ramsès à l’autre bout de la salle. Il prenait à présent pour cavalière cette fillette qui lui faisait les yeux doux depuis le début de la réception.

Nefret eut l’impression de le regarder pour la première fois :
Ses larges épaules qui la soutenaient quand elle était fatiguée, la protégeaient quand elle était menacée ; cet esprit intelligent, vif dont la sagacité rare et les sens plus développés que la normale lui avaient valu le surnom égyptien de Akhu el-Afareet « Frère des démons » ; sa noblesse d’âme enfin, qui, envers et contre tout, le poussait en permanence à tendre la main à ceux qui la lui demandaient...
« Je ne suis plus un enfant » lui avait-il dit. C’était vrai. Par tous les dieux, c’était vrai !

Il était un homme et Nefret en était tombée amoureuse.




A suivre...

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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyVen 17 Déc 2010 - 0:48

4. Children of the storm


Nefret avait prévu de parler à Ramsès le lendemain même. Bien que ne souhaitant pas délibérément blesser Daria en se révélant, Nefret ne pouvait demeurer silencieuse. Tourmenteuse compagne des âmes trop passionnées, la jalousie la dévorait. Pour l’amour de Ramsès, pour l’amour du Professeur et de Tante Amelia, Nefret avait bien l’intention de se battre ! Non, elle ne perdrait pas sa place !

Mais soit que le sort jouait contre elle, soit que Ramsès l’évitât, elle ne croisa pas son « frère » de la journée. Ni des quelques jours suivants. La famille devait rentrer à Amarna House mais Ramsès restait à Londres avec le professeur. Le temps annonça la mauvaise nouvelle à Nefet : il pleuvait ce lundi-là.

Occupée à diriger la fermeture des malles auprès des femmes de chambre, Nefret était au troisième étage tandis que Daria, Lia, Tante Amélia et Tante Evelyn feuilletaient les catalogues de robes de mariée dans le salon de jeux du premier étage. Le retour du professeur et de Ramsès ne manqua pas de se faire entendre. Nefret descendit aussitôt.

- Enfer ! Ce satané Budge est aussi imbécile qu’ incapable ! vociféra le professeur en faisant trembler le cristal dans la verrière alors qu’ il débarquait dans la pièce comme un taureau entre dans l’arène. Est-ce que Amon ressemble à Osiris ?!! Autant confondre un babouin avec un canard !!!!!! Ha ! il saurait pourtant reconnaitre un shilling d’un penny, ce chacal !!

Le visage rouge et les veines temporales saillantes, les lèvres écumantes, le Professeur pérorait à voix plus que haute en foulant la pièce de ses grandes enjambées athlétiques, engageant la femme de ménage à recommencer le nettoyage du tapis que les bottes boueuses et détrempées de son propriétaire étaient en train de malmener.

- Calmez-vous, Emerson et donnez vos chausses à nettoyer, vous allez tout salir, l’accueillit posément tante Amélia que vingt-trois années de mariage avaient rendue imperturbable aux effusions colériques de son époux.

Tout en enchainant les imprécations et la kyrielle de critiques qu’il orientait déjà vers les représentants indignes de sa profession, le professeur se posa dans le fauteuil de velours que sa femme lui indiquait et, d’un geste précis du poignet, envoya ses bottes rejoindre ses congénères crasseuses sur le tapis du corridor.

- J’en déduis que votre petite « visite d’inspection » au British Museum ne vous a pas donné satisfaction ? reprit tante Amélia en délaissant le catalogue pour s’intéresser aux malheurs du professeur.
- Qu’a donc encore fait ce pauvre Mr. Budge pour vous déplaire ? questionna tante Evelyn dont la nature trop aimable portait toujours à prendre la défense de tout le monde, même les personnes les plus blâmables.

Evidemment, à l’évocation de ce nom, le professeur ne répondit guère autrement qu’en s’empourprant et rugissant davantage, sa chevelure humide s’ébouriffant autour de son visage comme la crinière d’un vieux lion revenant au combat, bien décidé à prouver à sa belle-sœur que le directeur du département des Antiquités égyptiennes du musée ne méritait pas sa clémence !
L’assemblée en quête d’explications se tourna alors vers Ramsès, d’ordinaire redouté pour sa propension à parler plus qu’était nécessaire mais la circonstance justifiait la prise de risques.

Etant resté discrètement accoté contre la porte du salon, chevilles croisées l’une derrière l’autre, le fils ne témoignait pas la même indignation que son père. Le ton égal qu’il prit ne manifesta pas même l’agacement légitime que la nouvelle devait susciter chez lui :

- L’exposition prévue cet été sur la XVIIIème dynastie a tourné en vide-grenier en ce qui concerne la section consacrée à nos découvertes sur l’art de parer Pharaon. A croire que Mr Budge s’est contenté d’exhiber tout ce que nous avons ramené ces dernières années. Au fil des vitrines, le visiteur démuni de tout bon sens s’extasiera ainsi successivement devant des peignes en écaille, des pots à khôl puis des poteries figurant la récolte du limon. Il pourra ensuite, pourtant guidé par la frise chronologique du Nouvel empire, admirer des momies aussi anachroniques que Séthi Ier ou Ramsès III. Les plus dégourdis se rendront enfin peut-être compte que ce qui a été légendé comme la « couronne » d’Hatchepsout est en réalité le « pectoral » d’Ahmosis...
- « Couronne d’Hatchepsout », encore ? s’étonna Nefret. N’avait-on pas déjà fait remarquer son erreur à Budge la première fois qu’on lui avait présenté le pectoral ?
- Comment, diable, Budge a-t-il pu s’embrouiller à ce point ? s’offusqua tante Amélia au point d’en oublier son langage. Ne lui avez-vous pas indiqué quelles antiquités étaient à laisser en caisses ?
- Bien sûr, j’aurais dû me douter que je devais lui mâcher le travail ! grogna Emerson, qui avait sorti sa pipe pour se calmer les nerfs.

Il la bourrait avec tant d’énergie qu’une bonne quantité de tabac atterrissait sur ses chaussettes.

- Ce qui est bien déplorable ! commenta Ramsès. Père et moi allons donc rester à Londres encore un peu...
- Oh !!! s’écria Daria, gémissant déjà.
- ... pour corriger les égarements de Budge avant que n’ouvre l’exposition.

Les yeux de Nefret étincelèrent. Si Ramsès restait et que Daria repartait, c’était une merveilleuse occasion !

- Je vais vous aider ! se proposa-t-elle avec entrain.




Malheureusement, il ne le lui fut pas permis et c’est la mort dans l’âme qu’elle accompagna sa tante et Daria à Amarna House, guettant avec impatience le retour de Ramsès.
Une missive en provenance du Caire lui occupa pourtant l’esprit durant ces quelques jours de séparation.

La chambre était baignée de la lumière de mai. Le voilage ambré devant la fenêtre donnait à la pièce lambrissée de blanc la couleur chaude du désert arabique. Un mélange d’encens et d’écorce d’oranges parfumait la pièce tandis que des coussins de satin aux tons vifs et chaleureux décoraient ça et là sièges et fauteuils austères, le tapis et le divan lui-même recouvert de soieries de Bagdad.
Horus, le gros chat de Nefret, était voluptueusement couché sur l’un des coussins et jouait avec l’une des babouches brodée de fils dorés de sa maîtresse.
Assise en tailleur dans la méridienne qui habillait un mur de son boudoir oriental, Nefret avait étalé ses livres de médecine autour d’elle et, la lettre de Sophia dans la main, elle feuilletait les vieux volumes en quête de réponses.

La doctoresse Sophia était la directrice par intérim de la clinique de Nefret. C’était le sort malheureux de toutes les femmes pauvres du Caire dont le gouvernement refusait l’accès aux hôpitaux publics (parce qu’elles étaient, pour la plupart, des prostituées) qui avait poussé Nefret à étudier la médecine.
Après ses études, elle avait utilisé une part de son héritage ( part infime puisque le Professeur et Tante Amelia avaient généreusement contribué au financement) pour faire bâtir, au cœur de la capitale égyptienne, un établissement réservé à ces femmes pestiférées et à celles qui n’avaient pas les moyens de payer des soins.
Clinique à vocation purement médicale, le bâtiment s’était malgré tout rapidement transformé en un lieu de refuge pour toutes les filles-mères, femmes battues et autres veuves exploitées. Placé sous la protection du fascinant et terrifiant Maître des Imprécations, l’institut s’était imposé, dans l’imaginaire cairote, comme un lieu d’asile, un sanctuaire qu’aucun Egyptien, le plus brave fût-il, n’osait profaner. Afin d’encourager les craintives musulmanes à venir s’y faire soigner, Nefret n’y embauchait que du personnel féminin, extrêmement difficile à trouver en ce début du XXème siècle et la doctoresse Sophia était d’une rare compétence.
Nefret lui avait accordée toute sa confiance et de plus en plus de responsabilités. Si jadis la clinique n’ouvrait que durant la saison de fouilles des Emerson, aujourd’hui, elle accueillait à l’année, administrée par Sophia.

Mais tout ne se passait pas bien à la clinique. La doctoresse l’avait écrit, elle appelait à l’aide ! Venue de nul ne savait où, une épidémie s’était répandue au Caire, frappant comme un fléau toutes les Egyptiennes des bas quartiers et la clinique n’était ni assez grande pour accueillir tout le monde, ni assez équipée pour sauver toutes les malades.
Sophia était débordée, épuisée, angoissée face à ce qu’elle appelait « ce mal terrible et inconnu qui tue plus douloureusement et plus rapidement encore que la morsure du cobra ».

Inquiète pour ses patientes, Nefret s’était plongée corps et âme dans ses ressources documentaires à la recherche du virus, de la bactérie responsable du malheur, espérant pouvoir indiquer à Sophia le comportement thérapeutique à adopter.

Mais cela faisait plusieurs jours qu’elle cherchait et toujours rien. Les yeux brûlants de ses nuits blanches, l’esprit troublé des images de ses patientes à l’agonie, Nefret referma subitement le volume qui pesait sur ses genoux.

- Ffffffff ! cracha Horus que le bruit inopiné dérangea.
- Oh, excuse-moi, le pria-t-elle en tendant la main pour le caresser.

Il n’accepta pas ses excuses et lui griffa même les doigts pour la sanctionner. Puis, détournant superbement la tête, il décida de la bouder pour le reste de la journée. Le professeur aurait tenté de lui lancer le livre à la figure en l’assommant de jurons, Ramsès, malgré sa nature pacifique, aurait certainement eu envie de le saisir par le collet et mettre à l’épreuve la théorie selon laquelle un chat retombe toujours sur ses pattes et Tante Amelia lui aurait rendu son regard méprisant en lui adressant une remontrance bien sentie.
Mais, contrairement aux autres Emerson, Nefret aimait Horus. Aussi, le laissa-t-elle tranquille et décida d’aller chevaucher pour s’apaiser l’esprit.

Dans leur maison de Louxor, lorsqu’elle ressentait le besoin de fouetter son visage au vent sec du désert, Nefret montait le cheval le plus rapide de l’écurie, Risha ; celui qui, lorsque le soleil descendait bas sur la ligne rouge des terres immortelles, donnait l’impression de voler plutôt que de galoper.

Risha, « Plume » dans la langue du Prophète, était un magnifique étalon gris argenté, pur sang arabe que le Cheik Mohammed avait offert à Ramsès quand il était entré dans l’âge des hommes, selon les critères musulmans, l’année de ses seize ans.
Risha était un cheval puissant, adorable mais difficile à maîtriser quand il était lancé. Même Emerson n’avait jamais fait des pieds et des mains pour le monter. Si Ramsès tolérait que Nefret le fît, c’était uniquement parce qu’il savait que, de toute manière, elle aurait passé outre son interdiction.

Mais les chevaux d’Egypte restaient en Egypte.

Les chevaux d’Amarna House, eux, très doux, étaient plutôt des carrossiers, même si quelques uns avaient effectivement été achetés pour la selle. Aucun, cependant, ne convenait pour l’usage que Nefret désirait en faire, cet après-midi-là.
Aucun sauf Blackstorm, ce jeune hanovrien à la robe noire qu’on avait offert au Professeur et qui était incroyablement fougueux. Tellement fougueux que personne n’osait l’approcher, pas même le personnel d’écurie. Seul Ramsès, qui possédait une sorte de don avec tout type d’animal muni de quatre pattes ( excepté Horus), réussissait à lui parler et l’emmener en promenade.
Léger, la poitrine large, les membres solides, Blackstorm savait galoper et c’était ce qui intéressait Nefret.

Habillée de sa veste et de sa culotte d’équitation, la jeune femme poussa l’énorme porte de bois de l’écurie.
Moins impressionnante que celle du château de Chalfont, l’écurie d’ici, aménagée dans une ancienne dépendance domestique, s’ouvrait néanmoins sur un vaste hall pavé, avec un petit escalier de chaque côté. Celui de droite menait à l’appartement du cocher et de sa famille ( sa femme et leurs deux fils aidaient à l’écurie tandis que leur neveu, John, était valet de pied). L’escalier de gauche menait au grenier à foin, à paille, à l’avoine. Les box se partageaient tout l’étage inférieur avec la remise des voitures. Le fond du hall abritait la sellerie et, derrière le bâtiment, se trouvait le paddock pour faire travailler les chevaux*.

Avançant entre les harnais, les mors et autres éperons, Nefret se dirigea d’un pas assuré vers Blackstorm, devant lequel elle se planta, une lueur de défi étincelant au fond de son œil myosotis.

- Miss Forth ? interrogea le cocher qui soignait le cuir des longes à deux pas d’elle, le ton à la fois surpris et inquiet. Vous n’avez tout de même pas l’intention de le sortir ?
- Ne vous inquiétez pas, Geoffrey, vous savez que je sais parfaitement comment m’y prendre !

Et, tirant le loquet, elle ouvrit la barrière et pénétra dans le box. A son approche, l’animal s’ébroua, piaffa, recula. Nefret ne lui laissa pas le temps de s’agiter. Murmurant des mots de vieil égyptien, elle plaça, sous les naseaux de la bête, une chemise qu’elle avait ramassée un jour dans la chambre de Ramsès. Imprégnée de son odeur, elle eut l’effet escomptée : Blackstorm reconnut le parfum et accepta de se laisser caresser.

- Et voilà ! conclut Nefret en adressant un large sourire au vieux domestique.

Ce dernier poussa un soupir résigné. Même s’il avait souvent vu sa jeune maîtresse braver l’interdit avec cet animal, il ne désapprouvait pas moins ce qu’il appelait son « inconscience ». Nefret, pour sa part, était plutôt fière. La bête commençait à s’habituer à elle, il ne se cabrait plus quand elle entrait dans le box !

Equipant son cheval suivant les indications de Geoffrey, Nefret eut bientôt sellé Blackstorm et l’emmena galoper dans la campagne.

Le vent humide dans ses cheveux, le soleil timide sur ses joues, l’odeur des environs boisées à ses narines, cela n’était pas autant grisant que le désert égyptien, cependant, c’était assez pour revivifier Nefret. Elle regagna la propriété familiale après deux bonnes heures de balade.

Elle se fâcha à peine quand elle vit Daria venir à elle alors qu’elle approchait le domaine par le parc.
La jolie fiancée affichait une expression aussi surprise qu’impressionnée.

- Vous le montez ? s’étonna-t-elle en gardant ses distances car Blackstorm avait recommencé à piaffer.
- Oui... Reculez, laissez-moi le rentrer ! pria Nefret en raccourcissant les rênes.

A présent qu’ils n’étaient plus seuls tous les deux, l’animal donnait des coups de tête et se montrait moins conciliant à répondre aux sollicitations de sa cavalière. Nefret le talonna et le rendit à son box bien promptement.

- Je croyais que personne n’avait le droit de le monter, insista Daria en retrouvant la jeune femme à l’extérieur de la bâtisse.
- Personne n’interdit personne de le monter, corrigea Nefret qui ne se sentait nullement dans son tort.

Daria lui emboita le pas comme Nefret avançait vers la maison. Les écuries donnaient dans la cour derrière la maison. Le chemin le plus rapide pour rentrer était de passer par les offices mais les deux jeunes femmes regagnèrent la demeure en la contournant par le jardin, Rose scandant sans cesse que les maîtres n’avaient pas à traverser sa précieuse cuisine (« Est-ce que je monte dans vos appartements, moi ? Hein ! »).

- Il faut seulement posséder une bonne pratique de l’équitation, poursuivit Nefret, anticipant les pensées de sa jeune amie. Une pratique que, toi, tu ne possèdes pas, Daria.
- Vous si ? Ramsès m’a pourtant bien affirmé qu’il était LE SEUL à...
Ramsès n’est le seul à rien du tout, coupa Nefret, agacée du manque de confiance que lui témoignait son « frère ». Du moins, pour qui a trouvé le truc...

Elle laissa sa phrase en suspens, pas tant pour jouir du privilège d’être la seule à pouvoir approcher Blackstorm avec Ramsès que pour prévenir une folie que la jeunesse et le caprice de Daria la mèneraient indiscutablement à commettre.

**


Manuscrit H

A la fin de la semaine, Ramsès et son père retournaient dans le Kent. Il était impatient ! Non pas que résider à Londres avec son seul père fût pénible (ses infinies péroraisons contre Budge l’étaient davantage) mais sa mère manquait à son père, ce qui le rendait plus irritable que d’habitude et, ce qui avait failli se passer entre Nefret et lui-même, le troublait au plus haut point.

Avait-il rêvé ou avait-elle réellement été sur le point de l’embrasser ?

Il ne pouvait se fier à ce seul élément, Nefret le mettant au supplice chaque noel en l’embrassant tendrement sous le gui sans que la signification profonde du geste ne heurtât jamais l’esprit de la jeune femme.
Mais cette fois, cette fois... il était persuadé d’avoir vu ses yeux briller.

Dans le break qui les ramenaient, son père et lui, Ramsès se rongeait le poing, partagé entre l’espoir d’avoir enfin allumé une flamme dans le cœur de sa belle et l’horreur que la réalité de ce rêve pouvait engendrer.


« Et Daria ? » ne pouvait-il s’empêcher de penser.

A moindre passion que celle qu’il éprouvait depuis tant d’années pour Nefret, il aimait vraiment Daria. Son éducation, ses propres sentiments, tout lui interdisait de se montrer cavalier envers la jeune fille...

Fixant les peupliers qui s’alignaient le long de la route principale, Ramsès soupira intérieurement. Il devait parler à « sa sœur ». Il devait savoir...

Les chiens annoncèrent leur arrivée en jappant joyeusement et en courant à la rencontre du break qui remontait la longue allée de la propriété. Amoureuse, spontanée, Daria l’attendait déjà sur le perron de la porte tandis que, à travers la fenêtre du salon, Horus crachait méchamment en le dardant de ses deux minuscules fentes jaunes.

En descendant de voiture, Ramsès s’effaça pour laisser passer son père qui courait presque jusqu’à la porte. Ce dernier salua courtoisement mais rapidement Daria avant de disparaître dans la maison. Tant mieux. Daria se jeta au cou de son fiancé avec une absence de retenue qui n’avait cours que dans les bordels et les maisons closes. Ramsès prit bien soin de rester caché dans le renfoncement du porche. Il ne voulait s’afficher ni aux yeux de sa mère, ni aux yeux de Nefret !

Un moment après ( qu’il écourta autant que possible pour ne pas éveiller de soupçons), il gagna le salon. Sa mère était convenablement assise dans son fauteuil préféré, son visage exprimant une joie pondérée tandis que Nefret avait presque totalement disparu entre les bras de son tuteur.


- Vous m’avez tellement manqué, Professeur chéri ! avouait-elle, les doigts noués autour de la nuque robuste.
- Hmm... Allons, allons, mon enfant, relativisa faussement son père en la gardant longuement et étroitement enlacée. Ce n’était qu’une minuscule absence d’une toute petite semaine, voyons !

Ramsès échangea un regard avec sa mère, hocha la tête et cette dernière afficha le sourire qui ne savait fleurir sur le visage du jeune homme. Emerson avait soupiré après sa fille adorée au moins deux fois par jour dès le premier jour de séparation et, sur le chemin de retour, avait menacé ouvertement de partir définitivement s’installer à Chalfont si aucune de ses deux femmes bien aimées ne gémissait après sa si longue absence !

Ramsès contourna son père et la table basse pour aller saluer sa mère. Ayant déposé un modeste baiser sur la joue osseuse de cette dernière, il avisa les mains écorchées de Nefret. Elles portaient des traces de blessures anciennes et des estafilades sanguinolentes. Horus avait encore dû la griffer.
Furieux, il posa sur ce misérable fauve pantouflard un regard dépourvu d’aménité. D’ordinaire, Ramsès aimait les animaux mais il lui était impossible d’éprouver pour cette sale bête autre chose qu’un profond dégout.
Parce qu’elle était la seule qu’Horus semblait apprécier, elle l’accusait de jalousie. Elle avait raison. Pas pour les causes qu’elle imaginait, cependant : Auprès de la jeune femme, Horus jouissait de faveurs pour lesquelles Ramsès aurait vendu son âme. Et cet égoïste à poils, n’avait même pas la décence de les apprécier !


- Je ne comprendrai jamais pourquoi vous vous obstinez à garder ce chat, dit Ramsès à l’adresse de Nefret. Sa manière de vous corriger démontre tout à fait qu’il ne vous considère pas avec plus d’intérêt que celui que les pharaons portaient aux concubines du harem royal !
- Moi aussi, je suis ravie de te revoir, Ramsès, salua Nefret en se pressant contre lui.

Ramsès se raidit à ce contact. Il le faisait toujours mais l’étreinte de Nefret n’avait jamais été que molle et chaleureuse. Cependant, aujourd’hui, elle était elle-même un peu tendue...

Il chercha son regard mais, évidemment, ce n’était ni l’heure ni le lieu. Il revint alors sur le précédent sujet. S’emparant de la main de son amie, il lui mit ses phalanges meurtries sous le nez :


- Vous n’avez rien à redire à cela ?
- Je l’ai ennuyé, je l’ai mérité ! répondit-elle en haussant les épaules. Il est adorable le reste du temps. Et puis, à le voir revenir toujours vers moi alors qu’il dispose, pour son bon plaisir, de Seshat et de Sekhmet ( elle posa les yeux sur les deux chattes brun moucheté qui dormaient sur le canapé), il me donne un peu le sentiment d’être sa Grande Epouse favorite !

Elle eut un sourire franc, heureux et flatté. Elle croyait à ses propos !!!

- Humpf, Ramsès a raison, intervint son père qui ne portait pas particulièrement Horus dans son cœur non plus ( mais en ce qui le concernait, il était plutôt vexé que le chat ne lui manifestât qu’un indifférent intérêt).

L’instant d’après, Emerson posait réellement les yeux sur les doigts de Nefret et, entrant dans un état de folie furieuse, poursuivait le chat dans le salon en blasphémant de tout son soûl.


**




Ramsès était rentré mais quelle différence ? Nefret ne trouva aucun moment pour lui parler. Il était toujours occupé avec son père ou sa mère ou Daria... Il savait pourtant qu’ils devaient parler, il avait lui-même provoqué le deuxième de leur entretien ! Mais toujours, on les interrompait.

Certaine que la troisième fois serait la bonne, Nefret proposa, par un matin au ciel incertain, une promenade équestre à Ramsès. Ce dernier s’empressa d’accepter, arguant même d’y aller sur le champ, pendant que l’orage ne menaçait pas !

- Mais la pluie vient juste de cesser ! s’exclama Daria, riant aux éclats.
- Merveilleuse occasion, ils seraient obligés d’avancer lentement pour ne pas glisser ! pensa Nefret.

Ils s’étaient changés, avaient sellé les chevaux et descendaient à peine sur la route du village lorsque le cocher des services postaux arrêta son coach-mail à leur niveau.

Depuis l’invention du chemin de fer, cette voiture hippomobile était aussi démodée que désuète. Néanmoins, cette diligence peu confortable pour le transport des passagers avait encore une certaine utilité en ce qui concernait le courrier et, surtout, les gros colis.
En sondant l’intérieur de l’habitacle, Nefret pouvait d’ailleurs constater que sur les banquettes où se tassaient jadis les voyageurs, s’empilaient à présent coffres et caisses, malles et sacs bondés de lettres.

- Miss Forth, Mr Emerson, salua cordialement le facteur en soulevant sa casquette devant Nefret.
- Bonjour Philphs, répondit Ramsès à l’avenant.
- Bonjour Mr Philphs.

Nefret inclina la tête et Ramsès échangea une poignée de main avec l’homme qu’ils connaissaient bien.

- J’espère que vous n’êtes pas trop curieux, reprit le facteur à l’attention de Ramsès. Je ne voudrais pas vous faire annuler votre balade, je m’en vais livrer un colis chez vous. Une caisse énorme et très lourde ! En provenance d’Egypte ! Vous avez oublié une partie de vos découvertes lors de votre dernière saison, ma parole ! s’amusa le facteur, tout bonhomme qu’il était.
- Mais non... répondit Ramsès que la curiosité avait déjà piqué. Qui est l’expéditeur ?
- Oh là !!! Vous m’en posez de ces questions ! Je vais avoir besoin de jeter un œil !
- Ce n’est pas grave, ne vous donnez pas cette peine.

Mais pour une fois, Ramsès n’avait pas réagi assez vite. Le coursier Philphs avait déjà une jambe dans le vide et il lui était plus loisible de mettre les deux pieds à terre plutôt que de se hisser sur son siège pour se rasseoir.
Il fit le tour du coach-mail et, prenant l’échelle, monta sur le toit de la voiture afin de déchiffrer l’étiquette collée sur la grosse caisse qu’on avait fixée avec des sangles de cuir épaisses.

- « Mr VANDERGELT Cyrus », ça vous dit quelque chose ? cria-t-il depuis son perchoir.

Nefret croisa le regard de Ramsès.

Cyrus était un vieil ami de la famille. Plus précisément, c’était un ancien admirateur de tante Amelia. Américain et milliardaire, cet homme, comme tous ceux de son statut et de son époque, s’était pris de passion pour l’Egypte voilà quelques années et se complaisait dans un rôle de mécénat ( mais particulièrement actif et engagé) auprès duquel se pressaient tout égyptologue en besoin de subvention. Par respect pour le professeur, Cyrus évitait tout risque de concurrence et il était même arrivé aux Emerson de travailler en collaboration avec lui ! ( Cyrus n’aurait jamais eu l’indélicatesse d’embaucher le professeur !).

L’œil foncé de Ramsès, si brun qu'il en paraisait presque noir, ne reflétait aucune lumière. Nefret savait bien pourquoi. Comme eux, leur vieil ami ne résidait à Louxor que d’octobre à février, pendant la saison de fouilles. En plein printemps, il était impossible pour Cyrus de se trouver en Egypte.

La caisse ne venait pas de lui !

Quelqu’un, qui désirait manifestement rester anonyme, avait usurpé son identité...
quelqu’un qui, en choisissant délibérément le patronyme de Cyrus, savait pourtant pertinemment que son subterfuge ne tromperait pas...
Ce petit jeu d’esprit ressemblait singulièrement à ...

Nefret interrogea Ramsès du regard. Ses prunelles un peu trop fixes lui apprirent qu’il pensait au même individu qu’elle.

Que leur voulait cet homme sans nom et sans visage ?
Que leur voulait le Maître du crime ?



A suivre...


* la description de l’écurie n'est pas de moi mais le témoignage étant anonyme, je ne peux pas vous dire autre chose que : ceci est la description d'une écurie sur le domaine d'une riche et ancienne proriété française.



Commentaire sur la fic:ici

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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptySam 8 Jan 2011 - 22:55

5. La tombe de l’oiseau d’or.


Pas un bruit n’émanait du salon des Emersons. Daria avait volontiers délaissé son magasine de robe de mariées, Gargery retenait son souffle avec emphase et même les chats avaient tourné leur regard condescendant sur les trésors que contenait la grosse caisse en bois.

A la clarté du jour, le masque funéraire irradiait de mille feux. Jaune doré, le visage aux traits détaillés, au regard fardé, réaliste et expressif, était surmonté de la coiffe traditionnelle, nouée à l’arrière, en catogan, et striée de larges bandes en verre bleu. L’uraeus et la tête de vautour étaient incrustés de pierres colorées. Le collier – ou gorgerin- qui devait couvrir les épaules et une partie du buste du défunt, était finement travaillé, formé de rangées successives incrustées de verre et une tête de faucon avait été taillée sur chaque épaule. A l’avant et à l’arrière du masque, enfin, avaient été gravées les traditionnelles prières de protection.

- Qu’est-ce que c’est beau ! s’extasia Daria.

Personne ne lui répondit. Et pour cause ! Oui, ce masque pouvait bien être magnifique, il n’en demeurait pas moins une vulgaire contrefaçon !

Vu son poids, l’objet doré avait été taillé dans un alliage léger, et non dans de l’or massif. Les pierreries blanches, bleues, rouges, vertes et noires n’étaient que de la caillasse recouverte de peinture là où elles auraient dû être du quartz, du lapis-lazuli, de l’obsidienne ou de l’amazonite ! Le némes était en feuille de cuivre, l’uraeus et la barbe, en bois peint, et les textes gravés n’étaient même pas extraits du Livre des morts !!!

- Mais quelle est donc cette fichue plaisanterie ? s’insurgea le professeur dont la voix d’airain gronda comme le tonnerre.

Ramsès n’avait pas jugé utile d’informer son père de l’expéditeur de ce colis et Nefret partageait son avis. Le professeur l’apprendrait bien assez tôt et s’en rendrait malade suffisamment longtemps pour mériter quelques minutes encore de paisible ignorance. Sans un mot, Nefret le regarda retourner le masque dans tous les sens, probablement à la recherche d’un nom, d’une signature.

- Mais qui peut bien nous faire une insulte pareille ??!!!? houspillait-il. Qui aurait le toupet ?!!!!! Et cette horreur n’a même pas la décence d’être soignée !! Ces touristes de malheur sont-ils donc à ce point ignares qu’on ne se donne plus la peine de s’appliquer à concevoir les escroqueries qu’on leur vend ?!!!! Regardez ce masque !

Il le leva à hauteur de bras.

- Mais d’où sort-t-il ? Il évoque pourtant celui qu’on trouverait sur un monarque de la XVIIIème dynastie... Hmmm, fit-il en se frottant le menton, sa passion archéologique effaçant sa contrariété. Oui, il en a toutes les caractéristiques... ces yeux en amandes, ces sourcils bien arqués, ces lèvres charnues... Mais, crénom ! ( il laissa le masque retomber avec fracas et commença à tourner en rond devant la cheminée). Qui irait enterrer dans la Vallée des rois un fils de Tell-el Amarna ?
- Comment savez-vous que c’est un Amarnien ? s’exclama tante Amelia en récupérant le masque qui avait roulé sur le tapis.
- Question ridicule. Observez les lobes percés de ses oreilles, Peabody. C’était la mode de chez eux.
- Oreilles par ailleurs asymétriques, compléta Ramsès. Ce qui est un trait génétique typique de la lignée des Amenoph...
- Certes, certes, coupa le professeur qui n’aimait pas qu’on lui fît remarquer qu’il n’avait pas tout analysé sur une antiquité. C’est tout ce qu’il y a dans cette caisse ?
- Non, informa calmement Ramsès dont une ride minuscule entre les sourcils trahissait la méfiance envers le cadeau, cependant.

Un à un, Ramsès sortit les objets. Nefret écarquilla les yeux. Des vases canopes, un diadème, un jeu de poignards, de la vaisselle... il y a avait dans la caisse tout un échantillon de ce que l’on pouvait trouver dans la tombe d’un pharaon... tout ce butin semblait être des copies fidèles d’un mobilier de valeur mais ne se révélaient que de grossières contrefaçons pour un œil exercé.

Sethos leur faisaient un vilain pied de nez ! Pourquoi leur envoyait-il toute cette breloque ? Et du trésor de quel tombeau était-elle inspirée ? Nefret n’avait pas le souvenir d’avoir déjà vu pareil masque, bien que certains détails du visage lui rappelassent un texte dans lequel Hérodote décrivait celui de... Mais celui qu’elle avait sous les yeux était beaucoup plus beau, même si c’était un faux.

- Et vous dites que l’expéditeur est inconnu ? questionna Tante Amelia, le flair trop parfait pour ne pas décrocher à son fils un air entendu.
- Il y a une carte ! s’exclama Daria comme une enveloppe s’échappait de la caisse. Je peux la lire ?
- Non ! refusa vivement Ramsès en lui arrachant presque des mains le papier qu’elle avait déjà déplié.

Quelques épreuves photographiques glissèrent de la feuille. Ramsès ne les ramassa pas mais se concentra sur la lettre. Son visage halé prit une teinte sensiblement plus claire, manifestation de l’effroi qu’il éprouva soudain comme ses yeux allaient du papier aux clichés.

- Sacrebleu, Ramsès, allez-vous nous dire de quoi il retourne ?!!! s’agita le professeur dont la patience manquait fortement à ses innombrables vertus.

Il récupéra l’une des photographies et Nefret courut s’agenouiller près de lui pour profiter de l’image. Cette dernière représentait ce qui ressemblait indiscutablement à une chambre funéraire à l’intérieur d’un tombeau d’éternité. Une chambre funéraire préservée des âges et totalement inviolée à en juger par le sable et la poussière qui recouvraient le trésor ( trône, statues, char, armes, bijoux) offert au mort pour sa vie dans l’Au-delà. Sethos avait-il excavé une nouvelle tombe ?

- Qu'y-a–t-il d’écrit sur la carte ? interrogea aussitôt Tante Amelia qui ne devançait le professeur que parce que celui-ci avait choisi de lâcher un juron.
Vous n’allez pas apprécier, avertit Ramsès.

Puis, il s’exécuta, la voix rendue un peu gutturale par la colère qu’il devait certainement éprouver.

- « Permettez-moi, cher jeune Mr Emerson, de vous adresser mes plus sincères félicitations pour votre prochain mariage. Veuillez accepter et me pardonner pour ce modeste présent. Vous conviendrez, j’en suis sûr, que je ne pouvais décemment vous envoyer les trésors originaux... Le petit oiseau d’or est à moi. ».

Nefret ne sut trouver les mots pour décrire la réaction que cette dernière phrase provoqua. L’annonce de la fin du monde n’aurait pas produit un effet plus désastreux sur la famille Emerson.
La jeune femme laissa échapper une exclamation d’incrédulité, tante Amelia ouvrit tout rond la bouche et oublia de mettre sa main devant. Quant au Professeur, il se leva de son fauteuil si brutalement que ce dernier bascula à la renverse.

- Lui ?!!!! rugit-il, refusant comme toujours, de désigner son pire ennemi par son titre ou par son sobriquet.
- Il y a une dernière ligne pour Mère, ajouta Ramsès avec un stoïcisme dont Nefret ne l’aurait pas cru capable même s’il avait éprouvé une difficulté à s’exprimer.

Comment pouvait-il conserver le moindre calme ? Nefret, elle, n’en croyait pas ses oreilles. Sethos avait bien découvert une nouvelle momie ! Une royale momie ! Horus d’or était, en effet, le titre des pharaons. En ce cas, « Le petit oiseau d’or » ne pouvait que désigner un enfant-roi... un pharaon qui avait régné et était mort très jeune...

- ... Toutankhamon ? questionna-t-elle, interdite.
- Est-ce possible ? renchérit tante Amelia.

Elle s’était adressée à son époux mais avait regardé Nefet, lui adressant un remerciement bref et discret pour avoir tu un quelconque commentaire lié à leur vieil adversaire.
Nefret lui rendit un léger hochement de tête.

- Rien ne le prouve, s’opposa le Professeur, le ton devenu aussi cassant que la crète d’une falaise. Même si, au vu du masque, cela paraît fort logique.

Debout devant sa cheminée, Emerson avait perdu sa folie de taureau d’arène. Devenu soudain très calme, sa haute silhouette massive paraissait plus solide et plus grande encore alors que son œil de saphir terrassait quiconque osait le regarder, comme tout navire se risquant sur des récifs trop escarpés s’y serait mortellement abîmé.

- N’y a-t-il pas d’ouchebis jointe dans cette caisse qui pourrait nous le confirmer ? reprit Tante Amelia. Emerson, réalisez-vous que si c’est réellement l’enfant-pharaon que...
- Un peu de bon sens, Amelia ! l’interrompit le Professeur, cinglant. Si ce maudit gangster avait réellement découvert sa tombe, il n’irait pas s’en vanter sur tous les toits, surtout pas le nôtre ! Ce colis est un leurre, il veut nous tendre un piège !

Cette assertion n’était ni sotte ni dénuée de tout fondement. Mais l’attitude glaciale du professeur trahissait pour beaucoup la jalousie sous-jacente qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver à l’endroit du maître criminel.

Emerson parlait toujours de Sethos ( sobriquet que le gangster s’était lui-même donné) en disant « il ». Il ne niait pas pour autant les incroyables facultés mentales ni le génie et la ruse de cet homme hors du commun. Mais lui demander de respecter un rival dans le cœur de sa femme, en lui accordant un nom, était au-dessus de ses forces.
Car tante Amelia avait beau le nier, elle ne s’était jamais montrée insensible aux avances, certes peu conventionnelles mais toujours galantes, de cette figure de l’ombre qui soupirait si passionnément après elle. Plusieurs fois enlevée et restée en tête-à-tête avec cet individu à la fois intriguant et excitant, il s’était noué entre elle et lui un lien que Nefret qualifiait de « terriblement romantique ».

Au-delà du fait qu’il avait choisi la voie du crime, cet homme à l’identité soigneusement dissimulée (mais soupçonné d’être anglais), était aussi remarquable que le professeur. Tant et si bien que Nefret, qui ne rêvait que d’avoir la chance de le rencontrer un jour, se plaisait à l’assimiler à un Emerson maléfique.

Il ne s’était jamais plus directement attaqué à la famille de l’éminent égyptologue depuis que Tante Amelia habitait son cœur mais, lorsque les travaux des Emersons menaçaient ses activités illégales, Sethos n’hésitait pas à laisser ses opposants se dépatouiller avec un ( voire plusieurs) quelconque(s) bandit(s) ou assassin(s) payé(s) pour détourner leur attention.


- C’est véritablement Toutankhamon, déclara froidement Ramsès, sortant Nefret de ses pensées.

Tous les regards convergèrent vers lui. Positionné derrière la caisse, en face du professeur, le jeune homme tenait entre ses mains une petite figurine en faïence réalisée à l’effigie du défunt momifié.

Ramsès montra l’ouchebti à tout le monde.

Sur son socle, le cartouche dessinait un roseau fleuri accompagné des eaux ( le titre du grand dieu Amon) et la croix ansée, symbole de vie. Nefret se mordit la lèvre. Ces hiéroglyphes étaient bels et bien ceux de Toutankhamon, « l’image vivante d’Amon ».


- C’est un vrai, assura Ramsès comme personne ne répondait.
- En êtes-vous sûr ? questionna Tante Amelia.
- On trouve ces petites statuettes par centaines dans les tombes des plus hauts dignitaires de l’ancienne Egypte, rappela son fils. Elles n’ont pas suffisamment de valeur pour que Sethos se donne la peine d’en faire faire des faux au nom de Toutankhamon ! D’autre part, s’il veut vraiment nous faire croire qu’il s’agit de l’enfant-pharaon, il est davantage dans son intérêt de laisser parler les objets.

Le professeur réclama la figurine et l’examina tout en marmonant. Tante Amelia vient faire de même sous son épaule tandis que les yeux de Daria ne cessaient de briller :

- Alors votre ami nous a offert une réplique d’un trésor de pharaon ? C’est fabuleux ! Ramsès, est-ce qu’il y aurait des bijoux dans tout ce butin, par hasard ?

Nefret délaissa la photographie de la chambre funéraire qu’elle avait récupérée pour jeter un coup d’œil au fiancé. Qu’allait-il répondre à tant d’innocent ravissement ?

- Si ce colis doit recevoir le nom de « cadeau », je lui ajouterais volontiers le qualificatif d’« empoisonné », expliqua le jeune homme à mi-voix. Pour ma part, je dirais plutôt qu’il s‘agit d’un appât... Et cet homme n’est pas notre ami.
- Ah ?
- Je ne comprends pas ce que cela signifie, intervint Nefret, décidant que Daria avait suffisamment retardé l’avancée de la discussion. Que cherche Sethos ? Doit-on s’inquiéter du fait qu’il ait découvert une tombe royale inviolée ? Du fait que cette tombe soit celle de l’un des pharaons les plus méconnus du Nouvel Empire ? Ou bien de ce que cache cette volonté de nous faire manifestement revenir à Louxor ?
- Les trois, grogna le professeur. Laisser voler cette découverte aura autant de désastres sur le monde archéologique qu’elle fera ignominieusement refleurir le commerce souterrain !

Son poing était fermé autour de la copie d’un vase canope. Il était tellement en colère qu’il ne contint pas sa force et la poterie de terre cuite explosa entre ses mains. Personne ne lui en tint rigueur, tous éprouvaient le même sentiment.

Coudes sur la caisse, Ramsès se caressa distraitement le menton, à la façon de son père, comme il réfléchissait :

- Sethos sait que nous ferions tout pour l’empêcher de recréer son trafic d’antiquités. S’il cherche à nous attirer en Egypte, c’est qu’il doit avoir besoin que nous lui laissions les mains libres en Angleterre...
- Non, cela ne lui ressemble pas ! soutint tante Amelia. Ce piège est tellement évident ! Son esprit est beaucoup plus retors ! Je me demande si cette provocation sarcastique ne cacherait pas, en vérité, un profond besoin de... Où allez-vous Emerson ?

Le professeur avait tourné le dos et s’était dirigé à grands pas vers le couloir.


- Rassembler mes affaires, nous partons pour Louxor demain !
- Demain ?!! s’épouvanta Daria en relevant la tête de la caisse dans laquelle elle cherchait toujours ses bijoux.
- Emerson, vous n’êtes pas sérieux ? reprit tante Amelia. Avez-vous bien lu cette lettre ?
- Et le mariage ? Nous ne pouvons pas abandonner les préparatifs !! reprit la jeune fiancée.
- Au diable, ce satané mariage ! explosa le professeur. Grandissez un peu, mademoiselle. Sauver l’égyptologie est autrement plus important ! Et en ce qui vous concerne, Amelia, j’aurai tout le temps de déchiffrer votre fichue lettre dans le train !

De même que tante Amelia n’appelait jamais le professeur par son prénom ( qu’il abhorrait, en partie parce qu'il le trouvait efféminé), ce dernier avait coutume de s’adresser à sa femme en usant de son nom de jeune fille : Peabody. C’était à la fois une marque d’affection, d’estime et de respect. Tout sérieux désaccord qui survenait entre les deux époux se mesurait alors au prononcé de ce simple prénom : Amelia.
Or, quand il s’agissait de Sethos, et plus encore quand elle prenait sa défense, le professeur estimait que tante Amelia ne méritait plus son ancien nom.

- Voilà qui serait fort dommage, mon cher Emerson, répliqua celle-ci tout en essayant de l’adoucir. Et si cela nous conduisait à faire exactement ce qu’il ne faudrait pas que nous fassions ?
- Eh bien, tant pis ! Amelia, croyez-vous que je puis laisser ce scélérat vendre sur les marchés noirs des secrets d’une vie disparue depuis plus de trois mille ans ?!!
- Non, certes pas, acquiesça son épouse. Mais peut-être devrions-nous nous assurer d’abord que Sethos se trouve bien en Egypte et non ici !
- Exact, approuva le professeur.

Un pied dans le couloir, un autre encore dans le salon, il recula l’espace d’un instant pour distribuer ses ordres :

- Amelia, si vous le voulez bien, vous enquêtez avec Nefret à Londres pendant que Ramsès et moi...
- Certainement pas ! coupa Tante Amelia avec fort peu de complaisance.
- Ne m’asticotez pas, Amelia ! Je ne vous jetterai pas en pâture à ces dangers qui ne peuvent qu’accompagner ce piège.
- Je ne vous asticote pas, Emerson. Et vous n’irez nulle part sans moi, mon chéri, ajouta-t-elle en se dirigeant également vers la porte, prête à donner les consignes de départ aux domestiques. Ramsès et Nefret se chargeront d’investiguer à Londres.
- Si Sethos vous a préparé un comité de réception dans la Vallée des rois, ma compagnie vous sera plus qu’utile ! s’invita Ramsès.
- Je viens moi aussi ! renchérit Nefret.
- Ne m’oubliez pas ! J’ai déjà prouvé ma valeur ! conclut Gargery, le menton relevé, le torse en avant.

Il y eut un long et pénible chahut au terme duquel on tira à la courte paille le nom du seul couple qui partirait. Le professeur tricha, de façon visible et éhontée comme à son habitude, et nul ne put contester son choix. Il avait déjà décidé comment traiter l’affaire.


à suivre...

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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyVen 14 Jan 2011 - 0:42

6. Le chien, le serpent et le crocodile


C’est ainsi que le professeur Emerson et son épouse quittèrent la maison.

Tout aussi perturbante et inquiétante que cette idée se révélait, cet événement avait le mérite de focaliser toute l’attention des Emersons sur lui et le mariage de Ramsès n’était plus au goût du jour. Si le maître criminel n’avait pas été sur le point de commettre un autre de ses terribles méfaits, Nefret l’aurait chaleureusement remercié d’être inopinément venu à son secours.

Daria ne prenait pas la mesure de la gravité de la situation, aussi Ramsès et Nefret la laissèrent-ils à ses fleurs et son traiteur, sous la vigilance des domestiques, tandis qu’ils prenaient ensemble le chemin de la capitale impériale.

- Si Sethos s’est lancé dans un nouveau projet, ça doit se savoir ! disait Ramsès.

La clientèle du maître criminel avait beau être les princes, les pachas, les sultans et autres personnalités fortunées du monde oriental, sa main d’œuvre était avant tout les trafiquants et fumeurs d’opium. Or, un certain nombre de venelles situées sur la rive Nord de la Tamise, à l’est du London Bridge, possédaient des bouges s’adonnant à ce commerce.
Tante Amelia n’y avait, à la connaissance de Nefret, jamais mis les pieds puisque ces lieux étaient loin d’être fréquentables. Mais il en allait différemment pour le professeur et pour Ramsès dont la palette des « vieilles connaissances », en Europe comme en Egypte, comptait beaucoup d’individus peu fréquentables.
A cause de cela, Ramsès n’avait évidemment pas la moindre intention de visiter une fumerie en compagnie de sa sœur et cette dernière, grandement curieuse de ce qu’elle pourrait trouver dans un tel endroit, dut faire des pieds et des mains avant d’obtenir finalement, que, déguisée en jeune homme, Ramsès acceptât de l’emmener avec lui.
Lui-même usa de fards, de crèmes et d’une perruque afin de se vieillir et dissimuler son identité.

C’était nécessaire. On trouvait beaucoup d’Egyptiens émigrés dans les fumeries d’opium de Londres. Or, tous les trafiquants égyptiens savaient que les Emersons se battaient contre celui qu’ils appelaient « le Maître ».
Si Ramsès était reconnu, personne ne parlerait.

Ramsès ne fut pas démasqué.

Son art du déguisement ( volé à Sethos il y a longtemps), dépassait de loin la piteuse notion qu’en avait le professeur selon lequel une seule barbe postiche suffisait amplement.
Pourtant, aucune information utile ne put être tirée ni de la patronne de l’établissement, ni d’aucun de ses clients.

Ramsès en déduisit que Sethos n’opérait pas en Angleterre. Nefret était plus sceptique. Elle n’était pas certaine de la valeur à accorder à un témoignage d’individus couchés dans des lits le long d’une pièce sombre et étroite, aux visages blêmes, aux bras inertes dont le seul monologue marmonnant entrecoupé de rires démentiels ou de cris étouffés perçait la couche épaisse d’un brouillard de fumée.

- L’opium fait parler plus que vous ne le pensez, soutint Ramsès quand elle lui fit part de ses réserves.

Qui connaissait Ramsès ne doutait pas un instant qu’il eût lui-même expérimenté la chose dès qu’il avait été en âge de comprendre la définition du mot.

- Où allons-nous chercher, alors?

Les bas-quartiers furent rasés au peigne fin, on alla vérifier au British Museum si la communauté des égyptologues avait entendu parler de la tombe de Toutankhamon, on visita même Scotland Yard, à tout hasard...
Ils rentrèrent bredouilles à Amarna House. Sethos ne se trouvait pas à Londres. Attendait-il le professeur en Egypte ?




Ramsès était nerveux et inquiet. Jamais il n’avait laissé ses parents courir le moindre danger sans tenter de leur venir en aide. Bien sûr, il s’en cachait mais Nefret savait qu’il n’acceptait pas l’idée de demeurer en Angleterre, si loin d’eux, si impuissant...
Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait pris le premier bateau pour les rejoindre malgré les ordres de son père. Mais ce faisant, il n’aurait pu empêcher Nefret de l’imiter.

Quel serment le professeur lui avait-il arraché pour que Ramsès se contentât de demeurer sagement à la maison ?
Dans ces conditions, comment oser ajouter à son malaise en lui avouant un amour tardif mais passionné ?

Nefret se sentait elle-même bien trop inquiète pour ses tuteurs pour avoir l’âme romantique, d’autant plus que la doctoresse Sophia lui avait fait parvenir une autre lettre de détresse : « au secours » était-il écrit en arabe. « elles seront sauvées, bokra inch’allah mais nous avons tout de même le devoir de les soulager ! ». Nefret ne trouvait rien dans ses livres.

Deux ou trois soirs après leur retour dans le Kent, Judy vint frapper à la porte de sa chambre pour lui annoncer que Rose allait servir le dîner.
Nefret remercia et descendit de son lit sur lequel elle avait étalé ses livres. Elle n’avait pas du tout faim mais les repas étaient les seuls moments où elle pouvait retrouver Ramsès même s’il ne se montrait pas très causant.

En traversant son boudoir, la jeune femme jeta un œil par la fenêtre. Le soleil déclinait lentement à l’horizon, éclairant la terre des hommes de ses dernières lueurs de force. Très affaibli après avoir vaillamment combattu toute la journée, Râ tachait le ciel du rouge de son sang. Dans l’ombre de la nuit, Apophis le terrible, continuerait de le défier jusqu’à perdre la lutte, au petit matin.
Nefret détourna la tête.
Le maître criminel ressemblait à ce grand serpent du mal qui attaquait en permanence la barque solaire. Comme Apophis, l’éternelle menace du chaos toujours repoussée sans jamais être détruite, Sethos troublait la vie des Egyptologues qui le contraignaient chaque fois à la fuite.

Dans ce cas, nul besoin de s’inquiéter ? Là-bas, en Egypte, il ne pourrait pas non plus aujourd’hui avoir raison du professeur et de Tante Amelia, n’est-ce pas ?





Les jours s’écoulaient, et le professeur n’envoyait pas de lettres. Le temps semblait figé, seule Daria profitait de ses journées, appelant le traiteur, appelant l’imprimeur, donnant l’impression de vivre dans un tout autre univers.

- S’ils sont partis loin dans le désert, il n’est pas étonnant que nous n’ayons plus de nouvelle ! Raisonnait-elle en haussant les épaules. Le courrier circule encore à simple dos d’âne ou de dromadaire, chez nous, vous savez !

Ramsès ne se montrait pratiquement jamais. Tout au plus Nefret entendait-elle les chiens aboyer, alors elle savait qu’il traversait le jardin.
La jeune praticienne se trouvait seule à broyer ses idées noires, s’acharnant à éplucher ses manuels d’université pour s’occuper l’esprit.

Un matin, alors qu’elle descendait déjeuner, la joue marquée de la page sur laquelle elle s’était endormie à peine quelques heures plus tôt, elle tomba nez à nez avec Ramsès. Ce dernier avait un télégramme dans une main et une cigarette dans l’autre.
Ramsès ne fumait que lorsqu’il était en proie à une agitation extrême. L’esprit encore engourdi de Nefret s’éveilla aussitôt :

- Qu’est-ce que c’est ? interrrogea-t-elle en baissant les yeux sur le document.
- La confirmation de l’horaire de départ du cargot qui relie Marseille à Port-Saïd.
- Tu vas les chercher ? devina Nefret, que l’idée de rester en dehors de la mission de secours déplaisait au plus haut point. Je viens avec toi !
- Non, soyez raisonnable ! riposta aussitôt Ramsès, indémontable dans son rôle bien-aimé de grand frère protecteur.
- Tu auras certainement besoin d’aide pour les sortir de là où ils ont foncé tête baissée !

Ramsès se vexa. Il se rembrunit quelque peu et, sous la main qu’elle avait posé sur l’avant-bras du jeune homme, Nefret put sentir le muscle se raidir.

- Depuis quand ne me faites-vous plus confiance ? Je serai bien plus efficace tout seul pour aller les chercher. Et si vraiment j’ai besoin d’aide, ajouta-t-il en haussant le ton, privant Nefret de sa tentative d’intervention, il y a, sur place, Daoud et Selim qui se feront une joie de m’accompagner !

Leurs ouvriers et non moins amis Egyptiens ne manquaient certes pas ni de force ni de courage. Cependant, au risque de se montrer injuste, Nefret ne put s’empêcher de manifester sa mauvaise humeur :

- Daoud et Selim ? Je vois. Deux hommes bien gonflés valent mieux qu’une femme-médecin, bien sûr ! je crois que Miss Pankhurk serait enchantée d’entendre ces mots dans la bouche de celui qui a défilé avec les suffragettes, l’an passé !

Ramsès contracta sa mâchoire.

- Il ne s’agit pas de cela, Nefret, vous le savez bien !
- Oui, je le sais mais me faire du souci pour le professeur et tante Amelia, c’est déjà trop ! Ne m’oblige pas à m’inquiéter pour toi également ...

Elle hésitait à poursuivre. Avouer ses sentiments maintenant n’était pas le meilleur moment mais elle était à bout. Face à cette menace, elle avait besoin qu’il la gardât près de lui... Elle devait parler !

Il posa sa main sur son épaule. Elle la sentit si crispée ! Il était nerveux, lui aussi.

- Ce n’est pas seulement que j’ai promis de ne pas te laisser venir ; je me protègerai mieux du danger si MOI je n’ai pas à m’inquiéter pour toi, Nefret.

Il avait murmuré, comme lorsque l’on faisait une confidence. D’ordinaire, Ramsès avait tellement de mal à exprimer ses sentiments.
Venait-il de lui souffler un aveu ?

Ils s’étaient insconsiemment rapprochés l’un de l’autre et ne se quittaient pas des yeux. La peur, la détresse, poussaient Nefret dans les bras de l’homme que son coeur avait choisi. Elle n’y résista pas et il ne repoussa pas son étreinte.

- Ramsès, chuchota-t-elle, il faut que tu saches...
- Pas tout de suite !

Il recula brusquement et lui plaqua un doigt sur la bouche.

- Je sais que nous devons parler. Et nous le ferons quand je rentrerai. Prends ça comme une promesse.

Sa main glissa sur la joue de la jeune femme, qu’il effleura dans une caresse fugitive.

- A bientôt Nefret, dit-il en français.

Et avant qu’elle n’ait pu prononcer le moindre mot, il s’était enfuit. Seule dans le couloir du premier étage, elle referma ses bras autour d’elle et gagna la véranda en réprimant sa peine.

Cet "au-revoir", à la façon de Molière, était le code des Emersons dans les situtions de danger. Il devait être une barrière à l’ inquiétude de la jeune femme. Mais seule la nature de ses rêves pouvait contrôler les palpitations de son cœur.
Ramsès partit en début d’après-midi et Nefret attendit les nuits à venir avec appréhension.
Si jusqu’à présent, elle n’avait pu que supposer l’existence du danger rodant autour de ses tuteurs, bientôt, cette hypothèse serait peut-être confirmée ...

Car depuis leur première rencontre, reliés par un lien mystique, Nefret avait toujours su lorsque Ramsès courait un danger. Une angoisse soudaine si elle était éveillée, un cauchemar si elle dormait... elle recevait toujours un signe. Elle n’avait réalisé la chose que voici deux ou trois années et dès lors, avait toujours agi en conséquent. Cependant, aujourd’hui, elle ne pourrait rien faire pour l’aider...

L’amour est dangereux, l’amour ressemble à Sobek. Il dévore le coeur, il brouille les esprits.

Du plus profond de son âme, ces mots surgissaient pour hanter Nefret. Elle ne savait dire qui parlait ainsi mais il ( c’était une voix d’homme) avait raison. Désespérément inquiète à l’idée de faire un cauchemar, la jeune amoureuse ne cessait d’en faire. C’était pourtant trop tôt, Ramsès n’était parti que l’avant-veille. Or il avait besoin de six jours pour rallier Port-Saïd et de toute une autre journée pour descendre à Louxor par le chemin de fer.

Dans ces conditions, il était impossible pour Nefret de se fier à ses émotions.



La torture mentale qu’elle vivait atteignit son paroxysme dix jours après le départ de Ramsès.

La Maât* avait-elle été insultée ?

Depuis que Nefret avait pris conscience de ses sentiments envers son frère, le malheur semblait frapper Amarna house. Un après-midi, un horrible incident survint dans la cour.


Nefret était plongée dans ses livres de médecine lorsqu’un cri affreux la fit bondir dans les escaliers. La dague au poing, souple comme le chat, rapide comme le faucon, elle se précipita derrière la maison, là où Rose se lamentait et où tous les domestiques accouraient.

Aucun criminel ne s’était introduit dans la demeure. Le cœur battant, Nefret abaissa son arme... puis la laissa tomber. La lame cogna sur la terre battue avec un bruit mat que la jeune médecin entendit à peine, elle courait déjà sur les lieux du désastre.
Ecartant le personnel, elle ordonna à ce que Geoffrey et son neveu déposassent tout de suite le corps qu’ils avaient soulevé.

Les premières palpations se révélaient rassurantes. Daria ne semblait pas blessée. Elle semblait dormir. Elle la fit porter dans son lit.

Nefret n’avait pas besoin de demander ce qui était arrivé. La tenue d’équitation que portait Daria et les hennissements de Blackstorm qui retentissaient près de l’écurie parlaient d’eux-mêmes. Geoffrey ne l’aurait jamais laissée monter. Il avoua d’ailleurs avoir attendu qu’elle fut sortie de l’écurie pour retourner vaquer à ses occupations.

Daria ne se réveilla pas le lendemain. Ni le jour d’après. Sa léthargie dura moins de soixante-douze heures, cependant elle se plaignit immédiatement de violents maux de tête, de trouble de la vue et avait beaucoup de difficultés à s’exprimer correctement.

- ... une hémorragie cérébrale, s’inquiéta Nefret. Il lui faut un chirurgien.

La jeune femme manquait de pratique, elle n’était pas encore diplômée de chirurgie, elle ne voulait pas s’exercer sur quelqu’un d’aussi proche de la famille . Elle fit quérir un bon praticien de Londres et se contenta de l’assister. Comment Daria avait-elle pu penser parvenir à maîtriser le Hanovrien, c’était la question lancinante qui ne quitta pas l’esprit de Nefret durant toute l’opération.

Quelques heures plus tard, sa patiente reposait dans son lit, sous la rigoureuse surveillance de Judy tandis que Nefret restait tétanisée sur le perron de la cuisine.
Dans la cour, là où Daria était tombée, trainait toujours la vieille chemise de Ramsès que Nefret avait oubliée, un jour, dans l’écurie...

A suivre...


* Maât, déesse de la justice.
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyDim 16 Jan 2011 - 22:07

7. Le dernier dromadaire est mort à midi.




Le parc de Amarna House était un terrain respectable de presque deux cent cinquante acres*. Planté d’un verger, d’une roseraie, d’un potager ainsi que d’un jardin d’agrément, il possédait également une partie boisée qui se terminait par une ceinture d’ormes, à l’extrémité nord de la propriété.

Là, au centre d’une clairière, se dressait une petite pyramide. Ce monument incongru était de style kushite, aux côtés plus escarpés et plus petite que les constructions d’Egypte. Sur l’un des côtés, une enceinte avait été taillée, imitant une chapelle votive. Le professeur l’avait faite ériger à la demande de Nefret, dix ans plus tôt, lorsqu’il l’avait ramenée en Angleterre.

D’apparence purement ornementale, servant, aux yeux du visiteur curieux, le goût de la bonne société anglaise pour l’egyptologie, cette construction étrange abritait en vérité un tombeau : celui de Tabirka, l’un des frères adoptifs de Nefret du temps du Soudan. Le malheureux garçon était encore adolescent lorsqu’il avait rejoint les Champs de roseaux**, lâchement assassiné alors qu’il était venu demander l’aide des Emersons pour sauver sa sœur.

Tabirka...
Nefret venait souvent se recueillir ou méditer sur sa tombe.
Tabirka...
Avec le temps, les traits de son visage commençaient à s’effacer de la mémoire de la jeune femme. Ceux de Tarek également... comme tous ceux des servantes et des amis de l’ancienne prêtresse.

Nefret approcha de la pyramide et leva les yeux sur le linteau de la porte. Ramsès y avait lui-même gravé les hiéroglyphes qui indiquaient le nom du jeune défunt, ses titres princiers ainsi qu’une courte prière en appelant à la bienveillance des dieux.
La jeune femme entra, alluma les bougies qui jonchaient le sol et la salle carrée s’illumina des reflets dorés que jettaient les flammes vacillantes sur les murs de pierre.

Tabirka n’avait pas pu être embaumé. Avant de partir pour le Soudan, les Emersons avaient placé sa dépouille dans un cercueil, de la manière la plus occidentale qui soit. Le tout avait été déposé au centre de la pyramide, dans un grand sarcophage en ciment rectangulaire, lui-même recouvert d’une pierre tombale. Tante Amelia avait eu la gentillesse de renoncer à faire graver toute croix ou autre symbole évoquant le paradis des chrétiens. La stèle était demeurée vierge. Tout autour de la tombe, en revanche, s’entassaient meubles, vaisselle et bric-à-brac que surveillaient avec attention une petite collection d’ouchebtis.

Evitant adroitement de cogner contre l’un ou l’autre des présents au mort, Nefret traversa la salle jusqu’au mur du fond, jusqu’à arriver à un petit autel sculpté dans la pierre. Une bouteille et une coupelle y patientaient. Nefet alluma un bâton d’encens purificateur et remplit un verre du vin des offrandes. Rien ne manquait jamais dans ce temple, Nefret y veillait.

Cela surprendrait plus d’un Emerson, s’ils l’apprenaient !

Il y avait longtemps que Nefret avait abjuré le culte païen pour vénérer le dieu unique de tante Amelia ( Le professeur ne vénérant personne et Ramsès ayant décidé de l’imiter ). Mais, dans le secret de son cœur, la jeune femme n’avait jamais cessé d’accorder bien plus de pouvoir à Amon et ses semblables plutôt qu’à ce messie juif, dont le culte de la mère ressemblait étrangement à celui que les anciens Egyptiens réservaient à la Isis, la Grande Dame du Ciel.

Nefret se pencha sur une niche qui abritait un coffret d’ ivoire. Elle en sortit une bourse en cuir et disposa sur l’autel des figurines miniatures à l’effigie des dieux de Thèbes et de l’antique Memphis. Il y avait trop de malheurs autour d’elle. Nefret avait décidé de s’en remettre à la bienveillance des forces du ciel. Elle alluma un feu au pied de l’autel puis, se souvenant des mots et des danses qu’elle exécutait jadis, elle pria les puissances divines :

- Pour Daria qui, depuis son opération dort d’un sommeil trop profond, ô, Isis, Reine des femmes, entends mon chant et prends pitié.
- Pour mes patientes du Caire, que je suis impuissante à soulager, Heka, Sekhmet, Dames guérisseuses, prêtez-moi votre magie ! !

Nefret réserva sa plus grande ferveur au troisième dieu qu’elle honora :

- Amon, Père de toute vie, Celui qui sauve le naufragé, souviens-toi des Emersons, tes enfants pris dans la tempête.

Elle versa le vin dans les flammes et regarda les langues de feu doubler d’intensité. Sa famille, Daria, les femmes du Caire...

Pourquoi tous ces malheurs autour d’elle ?
En était-elle la cause ?
Avait-elle fâché les dieux en quittant la Montagne sacrée ?
Avait-elle fâché les dieux en tombant amoureuse de son frère ?

Elle remplit un nouveau verre de vin :

- Bastet, fille de la Joie, chaleur du Soleil, ramène le bonheur dans cette maison !
- Puissant Atoum, grand Soleil noir, puisse cette offrande apaiser ton courroux et endormir l’orage que fait gronder Seth.

Afin d’éloigner le mal, encore elle lacéra et sacrifia au feu des figurines du grand serpent Apophis.

Elle pria, chanta et dansa ainsi pendant plusieurs nuits, invoquant la protection d’un nouveau dieu à chacune de ses visites.



Le dieu de Tante Amelia l’aurait-elle exaucé si elle l’avait prié ? Au début du mois de juin, les visages adorés de sa famille passèrent les grilles d’Amarna House. Ils étaient sain et saufs...






Comme toujours lorsqu’ils tenaient un de leurs « conseils de guerre », les Emersons s’étaient réunis au salon, le professeur distribuant un verre à tout le monde avant de commencer le récit de leur expédition. Pour se remettre de toutes ses nuits d’angoisse, Nefret avait besoin d’un whisky-soda bien tassé, même si elle n’appréciait pas beaucoup ce breuvage...

Parce que les firmans autorisant les fouilles n’étaient pas délivrés pendant la haute saison, le professeur et sa femme avaient dû œuvrer de nuit. A la seule lueur de la lune, ils avaient examiné le moindre sillon dans le sable, la moindre fissure dans les roches, en quête d’une porte...

- Soit il n’a rien trouvé, soit il a soigneusement rebouché l’entrée ! Maugréa le professeur en tirant de grosses bouffées de tabac sur sa pipe. Il n’y avait rien pour nous dans la Vallée des rois ! Crénom ! Les plans de cet homme sont aussi énigmatiques que les monolithes de Stonehenge !

Ils n’avaient pas rencontré ses hommes de main. Les lettres rassurantes que le professeur et tante Amelia avaient régulièrement écrites n’étaient jamais parties, bloquées au port d’Alexandrie.

- Nous allons passer l’été ici comme convenu, déclara tante Amelia. Nous avons chargé Selim et Daoud de faire surveiller la Vallée. Nous repartirons plus tôt cet automne, par précaution.

Nefret n’était pas rassurée. N’était-ce pas seulement repousser le problème ?
Ramsès avait, pour sa part, porté toute son attention sur un autre problème. Daria était toujours inconsciente lorsqu’il était revenu. Dès lors, il passait une grande partie de ses nuits à son chevet. Sans le montrer, il souffrait tant ! Son amour pour la jeune fille était indéniable. Nefret en souffrait. Daria avait besoin de la force des sentiments de son fiancé pour se réveiller, la jeune médecin le savait. Et elle ne souhaitait pas l’en détourner !

Nefret en vint à s’interroger sur l’opportunité de ses aveux. Depuis qu’elle connaissait ses sentiments, tout l’avait empêchée de les révéler. Ce devait être un signe des dieux... Ne devait-elle pas parler ? Ramsès ne pourrait-il pas l’aimer aussi profondément qu’il aimait sa fiancée ? Il avait manifestement oublié qu’ils devaient discuter. Nefret ne pouvait le lui rappeler ; Daria devait guérir avant cela.

Alors elle se tut et le temps entérina son silence.

Mi-juin, Daria ouvrit les yeux. Ce fut une fête ! On invita Oncle Walter, tante Evelyn et les cousins. Et on se remit à préparer le mariage. Nefret aussi ! C’était à dater du moment où elle envisageait de renoncer à Ramsès que la jeune léthargique était sortie de son comas.
Nefret y avait vu un autre message des dieux : Ils lui demandaient de partir.

Pouvait-elle refuser ? Offerte au panthéon égyptien dès sa naissance, Nefret leur appartenait-elle ?
Depuis qu’elle avait quitté la Nubie, Nefret priait beaucoup moins. Les dieux souhaitaient-ils se venger de son délaissement ?
Tous ces dangers qui menaçaient les Emersons... avaient-ils jamais été de sa faute ? Aujourd’hui, si elle partait, Sethos serait-il arrêté ? L’épidémie incurable du Caire serait-elle chassée ?

Une nuit, elle eut un songe:

Elle traversait le désert. Les dromadaires de sa caravane mourraient les uns après les autres, épuisés, déshydratés. Quand le dernier animal s’effondra, Nefret leva les yeux vers le soleil. Il était à son zénith. Il était midi, l’heure à laquelle, onze ans plus tôt, la petite fille qu’elle était avait quitté son oasis sacrée.

Quand elle se réveilla, Nefret découvrit que la photographie qui décorait sa table de chevet était tombée. Le cadre était ébréché, le verre avait éclaté. Elle replaça l’image sur la petite table avec la pensée que si elle restait, les Emersons mourraient.
Il ne lui restait plus qu’à l’annoncer.

- Je pars, annonça-t-elle placidement cours du premier déjeuner qui suivit. Je dois de toute urgence me rendre au Caire.

Le professeur s’étouffa avec sa tranche de saumon mais tante Amelia fut plus conciliante.

- La doctoresse Sophia vous a encore appelé à l’aide ?
- Oui, trois lettres en l’espace de trois mois, compta-t-elle, ce qui était l’entière vérité. Je crois que je n’identifierais pas cette maladie tant que je ne me rends pas sur place pour étudier par moi-même les symptômes...
- Je comprends votre désir de vaincre cette épidémie avant qu’elle n’ait décimé tous les bas-quartiers de la ville, ma chérie, assura le professeur. Mais ce n’est pas une bonne période pour voyager seule en Méditerranée. Attendez la fin du mois prochain que je puisse vous y conduire.

Le professeur Emerson était pour l’égalité des sexes sauf en ce qui concernait sa pupille. Qu’elle eût treize ou vingt trois ans, il la voulait toujours accompagnée, non d’un chaperon mais d’un garde du corps.

- Je ne peux pas attendre aussi longtemps, s’opposa-t-elle en secouant la tête. Et je ne crains rien là-bas ! Tout le monde sait que Nur misur est la protégée du Maître des Imprécations ! Grâce à vous, ma personne est sacro-sainte, en Egypte. Quel fou irait lever la main sur moi ?
- Il ne faisait pas allusion aux Cairotes, intervint gravement Ramsès, mais à des groupuscules nationalistes indépendantistes qui commencent à s’activer aux alentours du canal de Suez.
- Parfaitement ! acquiesça vigoureusement le professeur. Ils commencent à s’agacer de la présence occidentale chez eux. Ils avaient bloqué Port-Saïd, le mois dernier, empêchant les steamers postaux de prendre la mer. Voilà pourquoi vous n’avez pas eu nos lettres. Ils jouent également les pirates en mer et font des otages pour faire pression sur le gouvernement...

Nefret haussa les épaules :

- Cela n’a pas l’air bien méchant. Si ce n’est que ça, au lieu de prendre notre traditionnel ferry-cargot pour Port-Saïd, je monte à bord d’un navire marchand pour Alexandrie !
- Et vous voyagerez seule au milieu de marins grossiers et mal débauchés ?! Certainement pas !!! refusa le professeur.
- Ces hommes ne me font pas peur et, au besoin, vous savez que je sais me battre ! répliqua-elle avec conviction. Mais il ne s’agit pas de moi, professeur, reprit-elle, changeant de stratégie, humidifiant ses yeux et faisant trembler ses lèvres. Si je n’y vais pas... mon Dieu ! Toutes ces pauvres femmes mourront !

On prétexta n’importe quoi pour refuser son départ à Nefret mais le cœur des Emersons était tendre et généreux. Tout le monde admis qu’elle devait faire son possible pour arrêter l’épidémie. A la condition que Daoud et Selim vinssent la chercher à Port-Saïd, elle convainquit ses tuteurs de la laisser partir.

Elle ne leur dit pas qu’elle n’avait pas l’intention de revenir...



La veille de son départ, Nefret était assise sur son lit et observait avec tendresse la photographie sur sa table de chevet. C’était un cliché pris peu de temps après l’arrivée de l’enfant en Angleterre. La famille posait devant un arbre de noël. C’était la première fois que Nefet fêtait noël et, sur l’image, son regard fasciné, qu’elle tournait davantage vers le décor que vers l’objectif, reflétait toute sa curiosité émerveillée. A cette époque, on habillait les petites filles d’intéressantes robes amples, à la taille haute, à la jupe garnie de volants sur deux ou trois niveaux, coupée sous les genoux. C’était ce que Nefret avait porté de plus confortable après avoir été habituée aux légères tuniques et voilages égyptiens. Elle se souvenait avoir eu extrêmement de mal à s’adapter aux bottines à boutons !
Le professeur, qui ne se sentait pas à son aise dans les smokings, grimaçait derrière elle (probablement dérangé par son faux-col glacé) et Ramsès, beaucoup plus petit que Nefret en ce temps-là, se distinguait à peine derrière Bastet, le gros chat moucheté qu’il portait dans ses bras. Très convenablement assise dans un fauteuil qui séparait les deux enfants, tante Amelia était la seule à faire bonne figure devant le photographe.

Tous les quatre, ils formaient un joli tableau de famille ! Longtemps, ils avaient formé une famille...

Nefret sortit l'épreuve de son cadre et la retourna. A la plume, elle avait jadis noté la légende suivante :
my family
S’emparant de son porte-plume, elle raya proprement le mot avant d’en inscrire de nouveaux :
Emersons’family and I

Puis, elle plaça la photographie dans un livre qu’elle mit dans sa valise. Elle ne voulait pas commettre deux fois de suite l’erreur de quitter sa famille sans emporter son souvenir.
Elle s’approcha ensuite de ses armoires. Nefret possédait beaucoup d’effets personnels mais peu trouvaient de valeur à ses yeux, en vérité. Elle laissa dans la penderie toutes ses élégantes toilettes. Elle laissa dans leurs boites ses chapeaux, ses ombrelles, ses gants de chevreau pour n’emporter que ses vieilles robes nubiennes et quelques jupes-culottes : Au Caire, elle n’avait pas l’intention de résider avec la bonne société de l’hôtel Shepherd. Elle vivrait à la clinique, elle ne vivrait que pour ses patientes.

Forte de sa résolution, quand sa malle fut prête (la plus légère possible pour ne pas attirer de soupçons), il ne lui restait qu’une seule chose à faire.
Elle alla trouver Daria dans sa chambre et lui offrit un petit paquet enrubanné.

- En quelle occasion ? interrogea l’enfant, ravie de ce présent inattendu.
- Mon cadeau de mariage. Je ne sais pas si je serai rentrée à temps pour la cérémonie, mentit-elle avec un sourire qu’elle voulut contrit.
- Oh, je ne vais pas si je vais l’ouvrir tout de suite, dans ce cas, déclara Daria en stoppant son geste alors qu’elle avait déjà dénoué le ruban. Ramsès voudrait que nous attendions...
- Si, ouvre-le, insista Nefret, pressant les mains de la jeune fille. C’est un cadeau particulier, il faut que tu l’utilises dès aujourd’hui !

Intriguée, Daria ouvrit l’étui. Dans un écrin de papier de soie, Nefet avait délicatement placé son médaillon, celui-là même qu’elle portait en permanence autour du cou. C’était un bijou en argent doré. De forme oblongue, l’objet finement ciselé s’ouvrait afin d’y accueillir deux mini-portraits. Nefret n’y en avait jamais placé aucun. Son médaillon servait une autre fonction.

- Mais c’est... ! s’exclama Daria, reconnaissant le collier. Vous me l’offrez ? s’étonna-t-elle, aussi surprise qu’enchantée. Je croyais que c’était un cadeau de Ramsès ?
- C’est le cas. Laisse-moi le passer à ton cou.

La jeune fille se retourna bien volontiers. En attachant la chaine à une autre nuque que la sienne, Nefret ne put s’empêcher d’éprouver un pincement au cœur.
- Maintenant je veux que tu m’écoutes, Daria, reprit-elle, tentant de capter toute l’attention de la future madame « Ramsès » Walter Peabody-Emerson.
Ce bijou est un talisman. Ne le retire jamais ! Sous aucun prétexte !
-Pourquoi ? ne put s’empêcher de couper la petite fiancée.
- Parce qu’il contient une mèche de cheveux de Ramsès. Tant que tu garderas ce talisman sur toi, tu le protègeras.
- Ah oui ! J’en ai entendu parler quand nous étions dans l’oasis ! Les femmes du camp se sont mises à en fabriquer d’un seul coup pour leurs époux quand elles ont su que la guerre civile allait éclater !!
- Oui, sourit Nefret, ravie de constater que la jeune fille prenait la mesure de la mission qui lui était confiée. Ramsès attire les dangers comme la flamme attire les papillons. Tu ne dois pas le laisser approcher la flamme. Ce médaillon... t’aidera à prendre soin de lui.
- Hum..., fit Daria en faisant rouler le bijou entre ses doigts. C’est aux hommes de protéger les femmes ! De les cacher derrière leur dos robuste, de les soulever dans leurs bras puissants, de braver les déserts, les océans et les montagnes pour nous arracher au bandit qui...
- Quand on s’aime, on se protège mutuellement ! L’admonesta Nefret, se souvenant parfaitement bien qui Ramsès avait choisi de sauver du dernier bandit que les deux femmes avaient rencontré. Ecoute, reprit-elle plus doucement, tu vas devenir l’épouse de Ramsès. Ce sera donc ton rôle de veiller sur lui !
- Pourquoi êtes-vous la seule à me faire la morale quand tous les autres me félicitent ?
- Daria, pria Nefret, jure-moi que tu le feras !
- Oui, oui, d’accord ! consentit-elle avec mauvaise grâce. Mais si vous me permettez un commentaire, je souhaite vivre avant tout un beau rêve d’amour, pas une affaire d’état !!

Nefret songea que la jeune fille n’avait finalement pas vraiment compris toute la portée de cette magie païenne mais s’en alla, l’esprit relativement tranquille, néanmoins. Daria était amoureuse de Ramsès, cela suffisait pour activer la protection du talisman.



Quand elle quitta la maison, le lendemain matin, elle dut se contenir pour ne pas laisser paraître son émotion. Amarna house lui manquerait. Et même si elle ne doutait pas revoir les Emersons chaque année, lorsqu’ils viendraient fouiller le sable d’Egypte, leur prochaine absence lui manquerait.

Elle fit ses adieux et prit place dans le milord qui la déposerait à Londres. De là, elle prendrait le train pour Folkestone où un bateau lui ferait gagner Boulogne. Elle ignorait que, à des centaines et des centaines de miles de là, faisant voile au large d’Alexandrie, un groupe de nationalistes indépendantistes égyptiens installait un harpon torpilleur à la proue de leur gabare...

A suivre




*247 acres=100 ha
** les Champs de roseaux = le Paradis, dans la croyance de l’ancienne Egypte.
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyDim 23 Jan 2011 - 13:28

8. Lettres, liasse B



Port Saïd, 18 juin 1908

Attendu toute la journée. Bateau de Nur misur jamais débarqué. Attendrons toute la nuit, attendrons toute la semaine s’il le faut.
Que dieu vous garde
Selim








Amarna house, 17 juin 1911


Cher journal,

A bien des égards, je me compte au nombre des femmes les plus fortunées qui soient.Certes, un cynique pourrait faire observer que cela n’avait rien de bien remarquable au début du XXème siècle de l’ère chrétienne, à une époque où les femmes étaient privées de la plupart des droits inaliénables revandiqués par les hommes.
Et quoi que nul n’ait davantage de respect que moi pour la Couronne, l’honnêteté me contraint à souligner que les remarques ineptes de feu Sa Gracieuse Majesté Victoria concernant le sexe qu’elle avait orné, n’avaient rien fait pour sortir ledit sexe de la piètre estime en laquelle on le tenait.

Mais je disgresse. Je suis incapable de m’en empêcher car les torts infligés à mes soeurs opprimées ne manquent jamais d’éveiller dans mon sein une flamme d’indignation.

Toutefois comme je le disais – ou que je m’apprêtais à le faire, j’ai eu la chance de surmonter ( d’aucuns dirait « pulvériser ») les barrières sociales et éducatives érigées par les jaloux du sexe opposé en vue d’entraver les progrès féminins :

Comme je l’ai déjà consigné dans les précédentes pages de ce journal, à environ trente ans j’héritais d’une solide connaissance classique et d’une certaine aisance financière pour voyager. Grâce à elles, je rencontrai à Rome ma chère Evelyn, en qui je gagnai à la fois une amie et une sœur.
Sa romance avec le jeune Walter me rapprocha de son frère, Radcliffe Emerson, quelqu’un de remarquable pour un homme (ce qui n’est pas peu dire !) et le plus illustre égyptologue de tous les temps auquel je liais, peu après, mon cœur et ma vie.
Et il ne se passe une journée sans que je rende grâce au ciel de me permettre de connaitre, auprès de mon si distingué époux, une telle félicité.


Si fortunée je me sente d’avoir gagné une telle famille, je ne considère pas l’existence de mon fils comme un cadeau. Du moins, tel fut mon sentiment pendant longtemps. Ramsès, ainsi qu’il se fait connaître de ses amis (comme de ses ennemis), tient son sobriquet de son expression arrogante et de son impérieuse présence.
Je ne suis pas ce que l’on appeler une femme « maternelle ». Il m’a fallu bien connaître Ramsès pour pouvoir pleinement l’apprécier ( j’entends ce mot dans son acception première de « appréhender, percevoir par l’expérience personnelle » et non « porter un jugement favorable sur »). Personne ne m’aura plus exaspérée que lui ! Cependant, avec le temps ( je ne dis pas « maturité » car Ramsès a toujours été précoce... catastrophiquement précoce...), il fit ma fierté.

Ma dernière source de joie se trouvait en Nefret et David, les deux plus récents membres de notre famille. D’une sauvageonne du désert, j’avais fait une lady tandis que je permettais au garçon des rues qui sculptait des contrefaçons, de développer son talent à l’académie royale des arts de Londres. Ils étaient ma plus grande réussite.


Cher journal, je me suis toujours considérée comme une femme fortunée mais la chance a-t-elle tourné ? Sans prétendre m’opposer aux volontés de Notre Seigneur, je ne l’espère pas.

Je ne suis pas portée à la sensiblerie, je considère inutile de s’apitoyer longuement sur des malheurs contre lesquels nous n’avons aucune emprise. Je ne me considère, en outre, frappée par un malheur que lorsque je ne peux raisonnablement pas qualifier l’événement de « désagréable contretemps » ( et bien trop de gens dramatisent de simples contretemps).

Par conséquent, je ne m’alarmai pas du télégramme de Selim que je recevais une semaine après le départ de ma pupille pour l’Egypte. Emerson étant porté à la dramatisation, je ne le lui montrai évidemment pas. En apprenant que le ferry de Nefret n’avait pas mouillé au port le jour de son arrivée estimée, mon impétueux époux se serait empressé de rassembler lui-même toute une flottille afin fouiller les mers à la recherche du navire égaré ! Lorsque, étonné de l’absence de message, Emerson me demandait si j’avais des nouvelle de sa fille, je lui répondis, en toute honnêteté, que non.

Je n’étais pas inquiète.

Il y avait mille raisons pour expliquer le retard du bateau en tête desquelles figurait l’envie des indépendantistes de faire parler d’eux !
J’attendais donc assez sereinement un prochain télégramme signé de la jeune femme en personne. Je l’attendais le lendemain ou le jour suivant.

Je ne le reçus jamais.
C’est David qui m’annonça ce qu’il était advenu de ma pupille.



Ce jour là, Emerson se trouvait au British Museum, devant donner une conférence relative à l’exposition sur l’Egypte sous la XVIIIème dynastie qu’avait faite préparer M.Budge. Ramsès l’y avait accompagné. Quant à Daria, elle faisait les boutiques avec notre nièce Lia et ma chère Evelyn. Je passais donc la journée toute seule.
Je ne suis pas le genre de personne qui trouve de l’ennui à demeurer seule. Entre les traditionnelles tâches domestiques à distribuer le matin, les préparatifs du mariage, l’énigme plus ou moins factice du trésor de Toutankhamon et la traduction de mes contes égyptiens, j’avais fort à faire.

Je me trouvais dans la bibliothèque, assise à mon secrétaire, en train de dresser l’une de mes fameuses listes d’actions à mener concernant «l’affaire de la tombe de l’oiseau d’or » comme je l’avais dénommée, quand le téléphone sonna.
Je laissai Gargery répondre, naturellement :

- Monsieur Todros, madame, m’informa-t-il en venant me chercher.

Je gagnai donc le salon où se trouvait l’appareil, fis signe au majordome de disposer ( sinon, il n’aurait pris que trop de plaisir à écouter la conversation !) et m’emparai du combiné téléphonique.

J’étais assez étonnée de cet appel.

David Todros est le petit-fils d’Abdullah, notre ancien raïs. Il est également le neveu de Selim, notre raïs actuel, et enfin, le fiancé de Lia, la nièce d’Emerson. Son nom biblique, pour le musulman convaincu qu’il est, peut sembler incongru à qui ignore que sa défunte mère, fille d’Abdullah, avait épousé un copte.
Evelyn et Walter le considèrent comme leur fils. Sur leurs chaleureuses recommandations et avec mon appui, il était parvenu à se faire engager comme photographe-reporter au Daily news. Une situation au Times aurait certes été plus honorable, cependant le grand quotidien avait malheureusement des réticences et des préjugés concernant les Egyptiens...

Quoi qu’il en soit, il apparaissait étonnant que David pût me téléphoner au beau milieu de l’après-midi alors qu’il était censé se trouver en plein travail. Mon intuition, l’une des plus fines de notre bon pays, me souffla aussitôt qu’une grave affaire devait préoccuper le jeune homme.

Je ne me trompais pas.

- Tante Amelia, m’apostropha brutalement le garçon, oubliant de saluer quand je me fus annoncée au téléphone. Dieu merci, vous êtes chez vous ! Je ne sais pas ce que j’aurais fait autrement ! Il n’y a qu’à vous que je puisse parler ! C’est terrible, ô, terrible !!!! Je redoute la réaction de Lia et je n’ose même pas l’annoncer à Ramsès !! Pourtant je ne saurais les laisser découvrir cela dans les journaux !!!!

Malgré le grésillement dans l’appareil, sa voix me parvint indiscutablement désespérée.

- Reprenez vos sens, David, dis-je avec un sérieux accent d’autorité ( et une pointe d’agacement car je ne supporte pas les larmoiements ! ). Respirez profondément et exprimez-vous clairement. Je vous écoute.
- Oui, Tante Amelia... pardonnez-moi, Tante Amelia.... je... ( je l’entendis respirer profondément). Je viens de voir l’édition du journal de demain... la quatrième page... Le ferry sur lequel a embarqué Nefret... Oh, Tante Amelia, je n’aurai pas la force de l’annoncer aux autres... il a coulé !! Torpillé, il y a deux jours !


Je me suis toujours considérée comme une femme fortunée. Il y avait mille raisons d’expliquer le retard du bateau. On opposera la réserve britannique à la sensibilité des Egyptiens, la nouvelle ne me bouleversa pas. J’étais persuadée qu’il existait des rescapés. Et Nefret savait très bien nager.

Cher journal, si je prends la plume ce matin pour relater ces événements, c’est que je songe qu’il est temps pour notre famille de les accepter.

Cela fera trois ans demain.

Les consigner dans ce carnet me permet d’organiser mes idées. Je voudrais une cérémonie d’enterrement pour Nefret. J’ai besoin de bons arguments. Je sais que, dès que j’en parlerai à Emerson, nous allons nous disputer.
Lui souhaite continuer à la chercher. Evelyn et Lia sont de son côté, Walter et David sont du mien.
Ramsès ne dit rien. Cela fait maintenant un an qu’il ne dit plus rien...



à suivre
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyMer 2 Fév 2011 - 19:43

Manuscrit H

Tous les marins des côtes de Grèce connaissaient la légende de « la Néréide de corail ». Oh certes, les vieux cultes païens avaient été oubliés depuis longtemps, supplantés par le monothéisme qui avait d’ailleurs érigé des couvents et abbayes là où jadis on élevait des temples pour les Olympiens.

Mais dans les villages de petits pêcheurs, comme dans celui de Vourkari, sur l’île de Kéa, on vouait encore un culte aux divinités de la mer dont on rapportait les anciens contes, le soir au coin du feu.
Le récit favori du petit Michail était sans conteste celui de
« La Néréide de corail ». Du haut de ses neuf ans, cet enfant était fier de le raconter à quiconque souhaitait l’entendre... car c’était son papa qui avait trouvé la déesse !!

- C’était il y a deux ans, narrait-il ce soir-là au naturaliste qui avait débarqué sur l’île, quelques heures plus tôt. La mer était paisible, la nuit était claire. La lune était plus ronde, plus grosse et plus brillante que d’habitude. Il n’y avait pas de vent, il n’y avait pas de bruit... l’atmosphère était étrange... ELLE préparait sa venue...

Les mains jointes sur ses genoux croisés, l’homme de sciences écoutait très attentivement la version exagérée des faits. Il paraissait plutôt fasciné, pour quelqu’un que seuls les cailloux de l’île intéressaient...

- A-t-elle surgi des eaux, diaphane et éblouissante, dans une vague d’écume ? interrogea-t-il, entrant dans le jeu de son conteur.
- Non, ELLE dormait, corrigea l’enfant, imperturbable, murmurant les mots dans un effet fantastique. Mais ELLE a arrêté notre bateau. Je crois qu’ELLE voulait que nous la trouvions... ELLE nous a appelés à ELLE !
- Comment cela s’est-il passé ?
- Le filet à poissons a accroché quelque chose de lourd! Nous l’avons remonté... et ELLE était là, Ses longs bras blancs pris dans les mailles, une étoile de mer accrochée dans les cheveux... ELLE était entièrement nue ! Son corps de sirène scintillait sous l’effet conjugué de l’eau et de la lune. Ses cheveux ondulaient sur Ses épaules comme une algue rouge et quand les hommes du pont la virent... tous furent frappés du plus pieux des silences !
- Oui. Sa beauté forçait l’admiration, sa grâce forçait le respect, commenta le père de Michail, replongeant un instant dans ses souvenirs. Elle ne ressemblait pas aux femmes de chez nous. Avec sa délicate peau blanche et sa chevelure rouge-lumineuse, elle était une déesse sortie des eaux ; elle était la « Néréide de corail ».
- C’est une jolie histoire, applaudit le minéralogiste. Mais, pourquoi néréide « de corail » ? On ne trouve pas de ces animaux-fleurs par chez vous !
- Vous avez raison, répondit le pêcheur en regardant son hôte par-dessus les flammes. Ce n’est pas dans les mers de Grèce qu’on l’a récupérée mais plus à l’ouest, au large de l’Italie.
- L’Italie ? haha ! Allons donc ! Les Italiennes ne sont pas plus rousses que les Grecques ! s’amusa le voyageur. Mais d’où vient donc cette naufragée ?
Le pêcheur haussa les épaules.
- Ça... je n’en ai aucune idée ! Quand on est arrivé, on l’a déposée à l’évêché catholique romain d’Athènes. L’evêque l’a gardée un certain temps auprès de lui. C’est une jeune femme bien mystérieuse. Personne ne sait rien d’elle. Elle non plus. Il parait qu’elle ne connait même pas son nom !
- Tiens donc... Qu’est-ce que l’évêque a fait d’elle ?
- Ahh, soupira le pêcheur. Une fille sans mémoire, sans identité, incapable de s’exprimer dans une langue compréhensible, qu’est-ce que vous voulez faire d’elle ?
- Il l’a confiée à des religieuses ! s’empressa de répondre Michail, qui suivait de près la vie terrestre de sa déesse. L’ordre des sœurs bénédictines de Psara ! Ça fait bien deux ans, maintenant, qu’elle vit sur cet îlot, hein, babàs ? Mais elle n’en sort jamais. Alors beaucoup de monde doute de son existence. Ce qui fait qu’on se moque de moi, à l’école, quand je parle d’elle, se désola le garçon en jetant des brindilles au feu, une moue boudeuse sur ses joues halées.

Son silence aussi peiné que contrarié ne dura pas. L’instant d’après, il s’enthousiasmait de plus belle :


- J’ai presque failli la voir, le mois dernier quand on est allé livrer le ravitaillement des nonnes !! Mais elle était à la chapelle, on n’avait pas le droit de la déranger. Les sœurs disent qu’elle est douée pour la prière !! Maintenant, on l’appelle, la « Virgo Praikôkien »... Mais je sais même pas ce que ça veut dire ! déclara-t-il, penaud, affaissant de nouveau les épaules.
- Ça veut dire « vierge-abricot », révéla le voyageur, que ce détail indifférait. Dis-moi, balaya-t-il aussitôt, cette île ne doit pas se trouver loin que vous y livriez votre poisson ?
- Psara ? renseigna spontanément Michail. Oh bah si, c’est quand même un peu loin ! C’est là-bas, ajouta-t-il en tendant le bras vers la mer. A une journée de voile ! Derrière Andros, près de Chios, au plein milieu de la mer Egée !

L’homme de sciences jeta au père un regard sévère, presque accusateur :-
- Pourquoi l’envoyer dans un coin aussi reculé ? Comment voulez-vous que sa famille la retrouve ?
- ... Je ne sais pas si l’évêque avait très envie qu’on la retrouve, justement , répondit le pêcheur avec prudence. Vous n’avez pas l’air de bien comprendre, appuya-t-il, se faisant soudain méfiant. Elle est trop jolie pour n’être qu’une simple villageoise. Ce doit être une noble dame, tout le monde est d’accord là-dessus ! Beaucoup plus de personnes qu’il n’est cohérent l’ont réclamée... tous des Grecs !! C’est pour la protéger que l’évêque l’a envoyée dans ce sanctuaire. Et avec le temps, elle-même a décidé d’y rester...
- A Psara... conclut le minéralogiste en se détournant.

Il porta le regard loin à la surface de la mer.

Le père de Michail l’observa un instant, le visage de plus en plus fermé.
Le scientifique avait l’air... satisfait.

Qu’était-il venu faire à Vourkari alors que les plus beaux galets se trouvaient plus au sud de l’île ? Les visiteurs et les touristes ne s’intéressaient pas autant aux histoires de marins, d’habitude.
Les verres que notre pêcheur avait bus avec cet étranger à la taverne du port avaient dû endormir sa vigilance... ce soir, il regrettait de lui avoir parlé de la belle Néréide...


- Je vous ai dit qu’elle était protégée, avertit-il, le ton un peu rude. N’espérez pas l’approcher.

L’homme se tourna vers lui, une lueur maligne dans les yeux, un sourire amusé sur les lèvres :

- Allons, mon brave, je suis minéralogiste ! Ne vous ai-je pas dit que j’étais venu étudier les rochers ?
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyMer 2 Fév 2011 - 19:56

10. Le singe qui garde la balance



- Vous n’avez qu’une demi-heure, ce soir !
- Oui... J’étais plongée dans l’Exode, je n’ai pas vu le temps passer...
- Pourquoi cet air coupable ? Vous ne sauriez trouver meilleur passe-temps que la relecture des plus anciens textes de la Bible !
- ... Mais cela m’a mise en retard...
- Et je sais qu’aucune tempête ne pourrait vous faire renoncer à vos rendez-vous sur la plage... (soupirs). Dans ce cas, ma fille, je ne vous retiens pas plus longtemps. Faîtes attention en descendant les rochers. Et soyez rentrée pour le couvre-feu.
- N’ayez nulle crainte, ma Mère. Bonne nuit !
- Bonne nuit, mon enfant.

L’abbesse adressa un sourire bienveillant à son interlocutrice puis tourna le dos. Aussitôt, la novice prit la direction inverse, le pas rapide. Il était interdit de courir dans le cloître et la jeune femme avait toujours scrupuleusement respecté cette consigne.
Cependant, ce soir, elle aurait aimé que Dieu détournât Son regard pour la laisser désobéir...

Elle gagna le hall d’entrée, descendit les grands escaliers de pierre, passa devant la chapelle, traversa le potager et poussa enfin la grille qui délimitait le domaine ouest de l’abbaye.

Alors, surplombant le territoire de l’île, le regard de Virginia put embrasser l’horizon :

Il n’y avait pas grand-chose à voir sur cette partie de l’île. Ce devait être pour cela que les moniales avaient choisi d’implanter leur monastère ici, pour ne pas se laisser distraire... ce devait être pour cela que les moniales n’allaient jamais marcher sur la plage, parce qu’il n’y avait rien à y faire...
Dans le ciel et dans la mer, il n’y avait que du bleu à perte de vue. C’était beau, c’était pur, c’était parfait... à s’en désespérer...
En journée seulement.

Car le soir venu, la vertueuse toile s’avilissait soudain, corrompue par des couleurs vives et chatoyantes qu’étirait ici et là, le grand pinceau indéniablement volé à l’Artiste : au dessus de l’eau, le ciel se faisait jaune d’or, rouge passion puis rose violacé à mesure que l’on s’éloignait vers le firmament. Ces encres violentes transformaient la piété humble des vagues en une indiscipline enflammée, révélant ainsi la mer, aux yeux que le jour avait trompés, dans toute l’imperfection de sa création : avec ses coins de lumière et ses sombres reflets.

La jeune femme remplit ses poumons d’air et poussa un soupir rassuré. Elle aimait à voir la mer sous son véritable aspect. Elle aimait la savoir défectueuse, elle-aussi... Pleine de pêchers, pleine d’impures pensées...

L’œil de Virginia tomba sur le sable et une ombre assise au bord de l’eau attira son attention. ll était là. Comme tous les soirs, il l’attendait.

Avec agilité, la protégée des sœurs bénédictines de Sainte Marie de la Miséricorde* descendit le sentier escarpé qui menait à la plage, retira ses souliers et marcha jusqu’au vieil homme. Elle le trouva occupé à la seule activité qu’elle ne lui eût jamais connue : récupérer l’eau de mer pour en extraire l’iode.

- Bonsoir Père Gorkis! salua-t-elle quand ils furent à portée de voix. Pardon, je suis en retard !
- Je ne m’inquiétais pas, répondit sereinement le vieil homme. Venez vous asseoir mon enfant, dit-il en tapotant le sable à côté de lui. Puis-je savoir ce qui vous a retardé ?
- Je relisais l’Ancien Testament, répondit-elle avec un peu moins de culpabilité qu’elle n’en avait trahie devant la Mère-Abbesse.
- Je vois... commenta-t-il sans cesser de filtrer l’eau. Toujours le même Livre?
- Oui...

Virginia baissa les yeux, triste et honteuse. Elle avait beau savoir que l’Exode relatait la Miséricorde de Dieu au secours des fils d’Abraham, elle avoua dans un souffle tremblant, ne pouvoir s’empêcher de préférer le peuple de Pharaon à celui de Moïse...

Le vieux moine esquissa un sourire.

- Et vous voudriez que je vous blâme pour si peu ? J’ai moi-même toujours préféré la fierté entreprenante de Caïn à l’obéissance passive d’ Abel...
- Comment ?!!
- et j’ai réécrit l’Apocalypse... la version que nous donne l’Evangéliste est tellement romanesque !

Virginia écarquilla les yeux et dévisagea son ami. Ses propos l’étonnaient bien malgré elle. Elle savait pourtant que le père Gorkis n’était pas un ermite comme les autres.
Ancien moine, ancien missionnaire, cet octogénaire avait voyagé à travers toute la Méditerranée. Il avait rencontré bien des gens, il avait appris bien des choses. Des choses qu’on ne dit pas dans la Bible... A tel point que ses idées nouvelles avaient semé le trouble dans son monastère.
Depuis dix ans, il vivait reclus dans les collines de Psara et un jour, Virginia l’avait croisé sur la plage. Elle aimait beaucoup discuter avec lui. C’était un érudit. C’était un sage...

Mais ce soir, elle secoua la tête, les mains plaquées sur ses oreilles. Il était des mots que même les sages n’avaient pas le droit de prononcer !

- C’est terriblement impie ce que vous dîtes, mon Père ! s’écria la jeune religieuse. Si la Mère-Abbesse vous entendait !!! D’ailleurs, il ne faut plus que je vous écoute, ajouta-t-elle en se levant, prête à s’en retourner. Je prononcerai mes vœux dans six mois, je tiens à ce que mon voile de novice demeure blanc le temps qu’il me reste !
- Cela ne vous ressemble pas de vous emporter pour si peu ! constata tranquillement l’ermite.

Ses vieilles mains aux phalanges gonflées d’arthrose continuaient de puiser sereinement l’eau de mer, qu’elles jetaient dans un sceau cabossé. Virginia soupira :

- Je sais que vous êtes fâché contre votre monastère, reprit-elle plus doucement. Mais pour ma part, je n’ai rien à reprocher à mon éducation religieuse. Je crois en l’enseignement de St Benoît... Ma vocation est de chercher Dieu !
- Vraiment ?

Le vieil homme, qui travaillait tout en prenant les derniers rayons du couchant sur son visage, tourna la tête vers son interlocutrice. Il ne le faisait pratiquement jamais.

Et pour cause, si sa peau était marquée par l’âge, ses yeux avaient été fermés par la maladie. Sous ses paupières mi-closes, son iris était d’un bleu très pâle, laiteux. On n’y lisait jamais que du vide.
C’est pourquoi, lorsque le père Gorkis ne souhaitait pas parler, c’était l’expression de sa bouche qui dessinait ses émotions : sourire franc, moue sceptique ou une lèvre sévère, c’était ainsi qu’il communiquait...

Pourtant, ce soir-là, c’est les yeux grands ouverts qu’il la dévisagea. Au fond de
son regard aveugle, Virginia sembla deviner comme un éclat, une étincelle :

- Dans ce cas, reprit-il gravement, que venez- vous faire ici, avec moi, depuis un an ? Dans ce cas, pourquoi chercher sur la plage une évasion ? Et pourquoi vous accrocher à ces bribes de souvenirs qui vous appellent ailleurs ?

La jeune femme sentit son cœur se serrer. Ramenant ses genoux contre sa poitrine, elle les enlaça et posa sa tête sur ses bras.

Etreindre la douleur pour mieux la supporter, comme disait son ami...

Elle se détestait. Comment pouvait-elle dénigrer Dieu à ce point ? Elle devait être un fruit du mal ! Elle ne comprenait pas. Les moniales lui avaient pourtant appris à aimer, à adorer cet Etre divin. Tout ce qu’elle connaissait du monde, elle l’avait exclusivement étudié dans la Bible, dans les évangiles. Sa vie ne tournait qu’autour de Dieu, de son adoration, de sa méditation, de sa contemplation. Elle n’était jamais sortie de l’abbaye ( sauf pour marcher sur la plage) et cela n’aurait pas dû la déranger. Sa mémoire était vide, elle n’avait pas d’autre existence que celle que les religieuses lui avaient créé. Elle n’avait pas d’autre nom que celui que les sœurs lui avaient donné.

Et pourtant...

Et pourtant, le matin, quand l’aube traçait une ligne de lumière sur la courbe des collines, Virginia (ou celle qu’elle était) voyait, en songe, un autre lever de soleil... celui qui apparaissait derrière une chaîne de hautes falaises... des falaises dorées où se cachait une vallée de tombeaux...

Et le soir, quand elle foulait la plage, le sable ambré caressant ses pieds nus lui évoquait d’autres marches, d’autres sables, ailleurs, sous un autre coucher de soleil...

Mais cela appartenait à une autre vie, à un passé qu’elle ne pouvait se remémorer. A présent, elle allait devenir Sœur Maria Virginia et ne devait songer à rien d’autre qu’à Dieu. Car, ainsi que la Mère-Abbesse le lui avait dit : si Dieu avait voulu qu’elle revînt à son ancienne vie, elle y serait déjà retournée.

C’était sensé.
Alors pourquoi une voix, dans sa tête, refusait cette vérité ?

- Père Gorkis, dit-elle au bout d’un moment, je me sens partagée. Comme si le passé et le présent se chamaillaient dans mon esprit sans parvenir à s’accorder. Cela...
(elle durcit sa prise autour de ses genoux)
- ... Cela ne peut plus durer. Je dois faire un choix...
- C’est pour cela que je vous sens triste depuis que vous êtes arrivée... vous êtes venue me dire « au revoir », n’est-ce pas ? devina le vieux sage.
Son ton était déçu mais ses mains ne tremblaient pas tandis qu’elles puisaient l’eau.
- ... Oui. Je dois me préparer pour la profession de mes vœux et la cérémonie de l’habit. Je ne reviendrai plus sur la plage.
- Quel dommage, répondit l’homme. Vous ne me semblez pas faite pour passer votre vie dans une abbaye. Mais qu’il en soit ainsi... J’ai vu suffisamment de choses tout au long de mon existence pour savoir que les Hommes font toujours de drôles de choix. Je m’apprête moi-même à en faire un assez cocasse. Hu hu...

Il plissa les yeux et ses frêles épaules se secouèrent comme il partait d’un petit rire amusé :

- Qu’allez-vous faire ? interrogea Virginia, cédant, contre tout principe, au vice de curiosité.
- Je ne pense pas que vous sachiez ce qu’est la neige, mon enfant ?
- Non. Qu’est-ce que c’est ?
- Le résultat d’un phénomène physique absolument étonnant lorsqu’il fait froid ! Je trouve cela fascinant ! Je vais voyager vers les pays du Nord pour la rencontrer...

C’était une révélation surprenante. Ne lui avait-il pas dit, au début de leur rencontre, qu’il s’était retiré sur Psara parce qu’il n’avait plus la force de parcourir le monde ?

- Je serai bientôt rappelé Là-haut, expliqua-t-il quand elle lui posa sa question. Je ne veux pas m’en aller en gardant des regrets... je sais que le Paradis ne comblerait pas mon impression de vide.

Virginia voulut répondre mais, au loin, le clocher de la chapelle rappela à la novice que l’heure du couvre-feu venait de sonner :

- Je dois rentrer.
- Je sais. Adieu, dans ce cas. Vous êtes une personne tout à fait intéressante, mon enfant. Je vous regretterai...
- Moi aussi, Père Gorkis. Vous m’avez appris tant de choses !
- J’espère qu’elles vous serviront...

Il n’assortit sa dernière phrase d’aucun sourire, d’aucune moue, d’aucune lèvre dure. La tête baissée, il continuait inlassablement sa recherche de sel.
Virginia en fut étonnée, un peu peinée.

Pour la première fois, elle n’arrivait pas à savoir ce qu’il ressentait... il lui avait délibérément caché sa pensée...






La jeune femme dormit mal, cette nuit-là. Les mots du vieil ermite l’avaient troublée. Dans son sommeil, ses paroles la tourmentaient : souvenirs, regrets, choix, existence...
Quel fou de chercher la neige alors qu’il se savait poursuivi par la mort. Mais c’était une idée fixe... comme la fascination de la novice pour le pays d’Egypte.

Le lendemain, elle ne concentra sur aucune de ses activités, dans aucune de ses prières. Le soir venu, elle gagna la plage. Elle fut surprise d’y rencontrer le vieux sage !

- Vous n’êtes pas encore parti ? interrogea-t-elle, le cœur débordant de joie face à cette bonne nouvelle.
- Vous aurais-je dit que je partais aujourd’hui ? Mais je croyais que vous, en revanche, aviez décidé de ne plus revenir...
- J’ai changé d’avis.
- ça alors ! Je suis bien ennuyé pour vous, ma chère ! déclara son vieil ami sans la moindre trace de compassion.
- Menteur !

Ils rirent ensemble, puis ils parlèrent de leurs projets :

- Voulez-vous venir voir la neige avec moi ? proposa le Père Gorkis. Vous me décrirez le paysage !

Il puisait de l’eau et elle trempait ses pieds dans la mer. En cette fin de journée, les vagues, fatiguées, roulaient paresseusement sur le sable détrempé.

- Cela aurait été avec plaisir mais il y a autre chose que je regretterai de ne pas connaitre plus encore que la neige.
- Aaah... fit l’homme en levant le nez au ciel. Les pyramides !
- ...Oui...

Le mot avait été difficile à prononcer. Virginia avait pleinement conscience du poids qu’il pesait. Elle ne pouvait pas offrir sa vie à Dieu sans vérifier d’abord qu’il ne lui avait pas réservé un autre destin.
Après tout, si Dieu lui avait laissé quelques bribes de souvenirs et un esprit critique, n’était-ce pas parce qu’il désirait qu’elle s’en servît ?

- Emmenez-moi avec vous à Athènes, pria-t-elle, en plaçant ses mains dans celles du vieil homme. Là-bas dîtes-moi comment me rendre en Egypte. Si je ne trouve pas les réponses à mes questions, je reviendrai ici. Sinon, j’irai vous rejoindre dans les pays du nord ! N’avez-vous pas dit que c’était là-bas que vivaient les gens qui ont la peau blanche ?

Le moine referma ses mains sur celles de sa jeune amie. Il souriait, amusé.

- Les Hommes font vraiment de drôles de choix... Hier, vous étiez prête à prendre définitivement le voile et ce soir, voilà que vous me demander de vous enlever d’ici !!
- Vous n’allez pas dire « non », n’est-ce pas ? dit-elle en lui offrant un large sourire, même s’il ne pouvait pas le voir.
- ... Allez prévenir l’abbesse. Nous partons dans trois jours !





Manuscrit H

La pression de ses petites mains dans les siennes était vigoureuse, le sourire se devinait aisément sur son visage, son rire était clair, mélodieux. Elle était enthousiaste, elle était impatiente... l’espace d’un instant, il crut qu’elle était redevenue elle-même.

Ils se quittèrent chaleureusement et il demeura sagement assis sur le sable, tandis qu’il l’écoutait courir vers l’abbaye, ce lieu de perdition qu’elle allait enfin quitter.

Quand le vent ne porta plus à lui aucun signe de la présence de la jeune femme, le vieil ermite se leva lentement, peinant sous l’effort que lui imposaient ces armatures dissimulées sous son pantalon. De ses doigts gonflés, il retira comme il put les verres de contact colorés qui lui réduisaient la vue et, sa vision pleinement rétablie, put constater que sa « charmante amie » avait bel et bien quitté la plage. Alors, son bras passa sous sa tunique, et alla détacher quelques uns des poids qui lui voutaient les épaules, lui permettant de redresser instantanément sa colonne vertébrale.
Avec un soupir de bonheur non contenu, il étira longuement sa carcasse endolorie.

Dieu que ce n’était pas beau de vieillir !

Une lueur maligne fit briller ses yeux sombres, il étira un sourire satisfait.
Il était un singe... et comme le Dieu-singe qui gardait la balance des âmes, il connaissait la vérité. Il savait que cette petite l’écouterait !

Sethos se pencha pour ramasser son sceau et le vida dans la mer.

Ce plan se présentait mieux que le dernier. Cela le rassura. La dernière fois qu’il s’était débrouillé pour faire voyager Nefret, ces sagouins d’indépendantistes n’avaient pas respecté les termes de leur contrat !!!

Peste ! Il n’aurait pas dû leur cacher son identité...

Cela l’avait terriblement contrarié d’apprendre qu’elle était portée disparue... Il avait tenté de passer outre..., la lecture des journaux lui avait fait comprendre qu’il devait la chercher. Il avait dû réorganiser une bonne partie de ses activités. Sans compter qu’il avait eu un mal de chien à la retrouver !!

Les commissures de ses lèvres tremblèrent et il laissa échapper un ricanement silencieux.

Il avait au moins pour lui la satisfaction d’être celui qui avait retrouvé la jolie Miss Forth... Emerson avait été impuissant... et même l’esprit aiguisé du jeune Ramsès n’avait pas tiré toutes les conséquences de ses brillantes déductions !!

Oui, Sethos était fier d’avoir triomphé de ces deux hommes !
Et cette fois, son plan aboutirait. Sa nouvelle main-d’œuvre avait été prévenue, menacée. Elle ne s’en était montrée que plus efficace ! Elle attendait à présent le feu vert du Maître.
Et il allait de ce pas la lui donner. Car, non seulement il avait hâte de quitter l’identité de celui qui, en réalité, n’était jamais descendu de sa montagne, mais il ne fallait pas que Nefret loupât son comité de réception à Athènes !!

Le soleil s’était à présent couché. Dans la pénombre montante, la silhouette longiligne de Sethos s’éloigna lentement le long de la plage.

Les dés étaient jetés, il fallait les laisser rouler...



A suivre...




* L'abbaye des soeurs de Sainte-Marie de la Miséricorde a réellement existé mais se trouvait à Istanbul.
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyMer 2 Fév 2011 - 20:17

11. Percy et Violet



Virginia était tellement enthousiaste qu’elle ne vit pas le temps passer. Si le père Gorkis lui avoua s’être ennuyé le temps de leur traversée de la mer Egée, la jeune femme était d’un avis tout autre.
Le voyage lui avait permis de voir de près des barques de pêche, des poissons inconnus et surtout des gens ! Leur contact fit un drôle d’effet à la jeune femme. Une conversation avec un homme de la mer ne ressemblait en rien à celle que l’on pouvait entretenir avec une religieuse. Elle se félicita d’avoir décidé de partir à la découverte du monde !

En arrivant au port du Pirée, le vieil ermite se chargea immédiatement des préparatifs de son départ.

- Je vais négocier une place pour vous sur un navire en partance pour Port-Saïd, dit-il. Si vous vous promeniez dans le coin, en attendant ? Je suis sûr que vous brûlez d’envie de découvrir ce qu’est une ville ! dit-il avec un clin d’œil.

Il lui mit quelques pièces dans la main et la fit monter dans l’une de ces voitures révolutionnaires dont il lui avait parlé : une sorte de charrette couverte, multi-passagers, montée sur rails qui se conduisait sans chevaux.

- Le tamway va vous conduire droit à Athènes. Baladez-vous puis demandez l’Agora, je vous y retrouve dans environ trois heures !

Virginia remercia et l’engin se mit en route.

Il croisa, en chemin, quelques autres « tramways ». Ceux là étaient miniatures. Virginia se signa en roulant des yeux. L’homme n’aurait bientôt plus besoin de Dieu au rythme où le poussait sa technologie ! Ces petits véhicules-là évoluaient sans l’aide de chevaux, sans rail aucun, de façon purement « automobile » !!! La jeune femme fut presque soulagée de constater que ces machines du diable n’étaient présentes qu’en fort petit nombre, la majorité des conducteurs qu’elle rencontrait se trouvant, en effet, encore normalement assis sur un chariot tiré par une bête de trait.
Cependant, la peur de l’inconnu fit rapidement place à l’émerveillement à mesure que Virginia se rapprochait de la capitale du monde hellène et elle délaissa bien vite le génie divin pour féliciter le savoir-faire humain.

La ville semblait immense ! Et dire que l’abbaye lui avait toujours paru un véritable labyrinthe !!
Ici pas de portes ni de couloirs pour se guider. Il y avait des rues partout et un monde fou ! Les bâtiments étaient colorés, beaucoup plus joyeux que les murs gris et austères dans lesquels elle avait vécu !
Sur les trottoirs, les toilettes bariolées que portaient les uns et les autres faisaient rêver la jeune femme. Piteusement, elle se pencha en avant pour inspecter sa mise : une chemise noire, une jupe noire, des bas noirs et des sandales assorties... Jusqu’à lors, elle n’avait jamais réalisé à quel point la tenue des sœurs pouvait paraître triste !

Virginia prit le temps de se promener, tentant d’établir des connections entre ce qu’elle voyait et ce dont elle se souvenait. Mais, il était sans doute trop tôt ou bien était-elle trop excitée, elle n’aboutissait à rien. Alors, elle cessa de réfléchir et se mit à flâner, l’esprit léger.

Sur l’une des places du centre-ville, se tenait un marché. La jeune femme s’approcha, très intéressée. Il y avait, sur les étalages, des légumes et des tas de produits non alimentaires inconnus ! Chez les sœurs, Virginia n’avait pas de biens personnels et ne mangeait rien d’autre que ce qui poussait dans le potager ! Aussi engagea-t-elle une discussion passionnante avec une fermière qui vendait du lait d’ânesse, non pas à boire mais en soin du corps !! Virginia eut presque honte de la (mauvaise ?) consommation qu’elle avait toujours fait de ce breuvage nourrissant !

- Nefret ?

Au milieu de la foule, une jeune femme lui saisit soudain la main. L’air interdit, à la fois heureuse et craintive, elle ne ressemblait pas aux femmes d’ici. Sa peau était aussi pâle que celle de Virginia et ses yeux étaient aussi clairs. Sa chevelure blonde était en partie dissimulée sous un grand chapeau de paille blanche, très joliment orné de fleurs et de rubans.
Instinctivement, l’ancienne novice porta la main à sa tête, encore occupée par son voile de coton. A présent qu’elle avait quitté l’abbaye, elle aussi pouvait porter une jolie coiffe si elle le désirait...

Virginia était perdue dans la contemplation de ce beau chapeau quand les femmes, qui faisaient leur marché, la bousculèrent. Elle tomba, déséquilibrée.

Aussitôt, un amas se forma autour d’elle et elle perdit de vue la dame au beau chapeau. Une religieuse, cela se respectait : On la releva, s’assura qu’elle n’avait pas de mal, l’interrogea sur sa présence au milieu du marché et la ramena auprès d’une communauté de religieuses orthodoxes dont le couvent se situait non loin de là.
Cette méprise ne la fâcha pas. Les sœurs furent très aimables, elles l’accompagnèrent jusqu’à l’agora quand elle leur demanda sa route.

Elle avait presque une heure de retard mais elle espérait trouver tout de même le père Gorkis sur les lieux du rendez-vous ! Elle ne pourrait aller nulle part sans lui !

L’antique place de la cité était noire de monde. Virginia ne s’en étonna pas, le père Gorkis lui avait raconté l’histoire de la ville et de la Grèce au cours d’une de leurs rencontres. Mais la célébrité des lieux était ennuyeuse...
y retrouver quelqu’un ?

Virginia entreprit d’étudier tous les visages alentours.

Elle vit beaucoup de femmes dont le chapeau ressemblait à la jolie coiffe de paille aperçue sur le marché. Si elle n’avait pas dû chercher son vieil ami, elle aurait aimé essayer de retrouver cette dame... Avant qu’elle ne tombe, cette jeune personne lui avait adressé un curieux regard...

Une main s’empara à nouveau de son bras :

- Here she is !! I knew it !!

Collée contre elle, une très élégante jeune femme lui comprimait le poignet dans ses deux mains gantées de dentelle. Ce n’était pas la jolie étrangère croisée sur le marché mais cette dame-là était vêtue de manière toute aussi compliquée, toute aussi raffinée, toute aussi somptueuse.
Cette jeune personne aussi avait le teint blanc... bien qu’en cet instant, ses joues s’empourprassent, probablement en raison de l’excitation qui l’habitait. Virginia n’eut pas le loisir de l’interroger, la belle touriste sautillait sur place, comme une enfant impatiente, appelant à elle un individu qui approchait à longues foulées.

- She’s Nefret, isn’t she ? s’exclama-t-elle encore lorsque son compagnon les eut rejointes. I heard what Lia said at the marketplace ! I saw her deeply distressed face and then, I was sure that…
-Well done, sweetheart ! coupa l’homme dans un souffle émerveillé alors qu’il dévisageait Virginia.

Virginia battit des paupières, décontenancée. Que se passait-il ? A son tour, elle l’observa.
Ce monsieur était parfaitement assorti à sa compagne, également blanc de peau et habillé de manière très sophistiquée. Ses mains avaient prises celles de notre pauvre novice dans les siennes (finement gantées, elle aussi ! ) et les pressait de manière très tendre et très ferventes à la fois.

- Nefret… murmurait-il, le sourire étiré jusqu’aux oreilles, O dear... I can’t believe it !!! I thought… Everybody thought you were dead…

Mais Virginia ne comprenait pas un mot de ses paroles. Elle essaya de lire ses pensées sur son visage, de la même manière qu’elle le faisait avec le père Gorkis.

Cet homme là n’était pas bien vieux. En tout cas, il n’avait pas l’air plus vieux qu’elle. Sous un front bas, ses yeux bleus-gris brillaient d’une émotion véritable. Sa bouche mince s’ouvrait et se fermait sans arrêt mais ne pouvait enrayer son sourire à la fois tremblant et fasciné. Il approchait et s’écartait à intervalles irrégulières, emporté et hésitant à la fois. Virginia avait l’impression qu’il désirait l’enlacer tout en s’y interdisant.

Son regard la fixait avec une intensité qui troublait la jeune femme. Personne ne l’avait jamais dévisagée ainsi.
Se pouvait-il que... qu’ils se connussent ? Son cœur se gonfla de joie à cette idée. Cet homme appartenait-il à son passé ?

Soudain, il n’y tint plus. Il s’empara de sa main droite qu’il serra avec ardeur contre sa poitrine.

- I beg you, Nefet, dit-il. Say something ! Anything! Don’t you even recognize me ?

Virginia étudiait la courbe des sourcils entre les yeux de l’homme. Celle-ci était cassée. Etait-il fâché ? vexé ? Ils ne parlaient pas la même langue mais ils trouveraient bien un moyen de se comprendre. Elle ramena sa main sur elle pour se présenter.

- Je m’appelle Virginia.

Elle espérait bien qu’en retour, il lui donnerait son nom et que cela ouvrirait la porte de ses souvenirs.

- Virginia ? répéta-t-il surpris.

La jeune femme lui accorda un sourire engageant.

- … What are trying to say ?

Il lui jeta un regard sceptique.

- … Have you… been living there for all these years ? Do you mean it ? In the British Colony of Virginia ? Well, that would explain a lot ! conclut-il en hochant la tête, les épaules jetées en arrière.

Virginia s’en enthousiasma. « Alot ». Ce devait être là son nom.

- Alot !! Je suis ravie de vous rencontrer, Alot !! salua-t-elle, enchantée. Je ne me souviens pas de vous mais je suis certaine que cela va s’arranger !

Elle lui rendit la pression chaleureuse qu’il exerçait sur sa main mais il rompit promptement l’échange comme s’il se fût brûlé.

- What did you say ?!!!! Wait a minute, will you ?

Il la repoussa, la gardant à bout de bras et secoua la tête.

- I can’t speak Greek, you know that ! Come on, Nefret, what’s wrong with you ? For the love of God, it’s me !! I’m Percy !

Il la regarda encore, puis n’obtenant aucune réponse, il soupira.

- Very well. Just come along with me ! We’re going to make it right !

Sans se montrer plus explicite, il plaça sa main sous son bras et l’entraina à sa suite. Accompagné de la jolie dame et d’un autre homme ( dénommé « Atyourservicemiss » ainsi qu’il le lui annonça en soulevant devant elle le rebord de son chapeau), Alot fit monter Virginia à l’intérieur d’un véhicule motorisé qui semblait les attendre dans une rue perpendiculaire.

Alot délaissa rapidement Virginia pour discuter longuement et nerveusement avec son compagnon tandis que la jeune femme jouait avec un petit chien que Virginia n’avait pas immédiatement remarqué.

Il n’était pas facile de communiquer quand on ne parlait pas le même langage. Avec un sourire embarrassé, Virginia posa ses mains sur ses genoux et se contenta de sourire à chaque fois que Alot lui jetait un coup d’œil. Puis, elle s’intéressa à la ville qui défilait sous ses yeux, tandis que l’automobile l’emportait vers sa destinée.

Après un trajet qui sembla bien long à tout le monde, les passagers descendirent devant un immense bâtiment. La lumière du jour réfléchie par ses murs blancs aveuglait. Virginia voulut mettre ses mains en visière mais déjà Alot la guidait vers la porte.

Le hall d’entrée ressemblait à ce que la Bible décrivait comme le palais de Salomon : immense, avec des dalles de marbre au sol et sur le fût des colonnes, des panneaux de bois sculptés sur les murs, des diamants sur des lampes qui descendaient du plafond, des banquettes recouvertes de velours damassé, des miroirs bordés de dorures...

C’était éblouissant !

Tant de luxe et de beauté était un péché mais Virginia ne pouvait empêcher ses yeux de briller. Tout autour d’elle, des gens très beaux, très bien habillés, avec des serviteurs en uniforme noir, bien identifiables, qui portaient des gants immaculés.

Virginia tendit l’oreille. Ce devait être un palais réservé aux riches visiteurs, personne ici ne parlait grec. Comment allait-elle se débrouiller ?

- Bienvenue à l’ambassade britannique d’Athènes, ma Soeur, salua-t-on dans son dos.

Virginia se retourna et un large sourire illumina son visage inquiet.
La Providence était avec elle ! Enfin quelqu’un qu’elle comprenait !





Trois semaines plus tard, Virginia voguait vers l’Angleterre. Non, Nefret voguait vers l’Angleterre. Nefret Forth, c’était son nom. Tout comme son sauveur ne s’appelait pas Alot mais Percy. Perceval Peabody. Et il était son fiancé.

Tout cela, elle ne s’en souvenait pas, bien sûr. C’était Percy qui le lui avait révélé, par le truchement de l’interprète qu’il avait engagé.

Assise sur le pont du bateau, le regard perdu dans l’étendue bleutée qui lui faisait face, Nefret laissait ses pensées vagabonder.

Comme elle était chanceuse ! Si on lui avait dit quelques jours plus tôt qu’elle était sur le point de retrouver sa famille, elle ne l’aurait pas cru ! Tout était allé si vite ! La veille, elle s’était même mariée ! La cérémonie avait eu lieu sur le ferry mais, profitant d’une escale à Rome, le jeune couple avait poussé l’escapade jusqu’à Venise. Le ferry était reparti sans eux.

- Tant pis, avait dit Percy, nous prendrons le prochain. Peu m’importe d’attendre, je vous ai retrouvée, c’est tout ce qui compte.

A ce souvenir Nefret esquissa un sourire. Percy était si gentil !

- Darling ? appela Percy au même instant.

Sans maîtriser encore totalement l’anglais, c’était un mot qu’elle avait vite compris. Pas besoin de traducteur pour ce nom-là ! Sortant de ses pensées, Nefret manifesta sa présence au milieu des autres passagers et son nouvel épousé s’approcha d’elle, l’interprète sur ses talons.

- Que faites-vous ?
- Je songeais au bonheur que je vis grâce à vous !

Percy lui rendit son sourire et caressa lentement la joue de la jeune femme.

- « Bonheur », vraiment ? Vous n’avez pas idée de la joie qui m’emplit le cœur en vous entendant prononcer ces mots...
- Je peux l’imaginer. Elle se lit sur votre visage...

Il préféra poursuivre la conversation par d’autres moyens que les mots et se pencha sur elle pour l’embrasser.

Percy était adorable ! C’était un ange de patiente et de bonté. Il n’avait rien dit de l’absence de souvenirs de sa fiancée. Il n’était ni déçu ni fâché. Au contraire, il souriait en permanence.

- Nous les retrouverons ensemble ! Mieux, nous en forgerons de nouveaux, ensemble ! lui avait-il fait dire par son interprète.

Il la couvrait de cajoleries et d’attentions de chaque instant. Nefret ne doutait pas des sentiments qu’il lui portait. Elle s’en sentait comblée. Son propre amour n’était d’ailleurs pas loin. Elle se savait, pour l’heure, plus charmée que véritablement éprise mais il y avait, chez son mari, quelque chose de familier.
Etait-ce la lueur intelligente de son œil gris-acier, était-ce l’épaisseur de sa chevelure brune ou encore le tracé de sa bouche légèrement trop large ? Son visage l’attendrissait, appelant une pensée introuvable mais que Nefret savait chérir. Tout comme le nom qu’il portait :

"Peabody"

Dès que Percy l’avait énoncé, le cœur de Nefret avait fait un bond. Ce nom... ce nom, elle s’en souvenait !!! Pas précisément, pas directement mais lorsqu’elle le prononçait, Nefret sentait comme une chaleur réchauffer sa poitrine, comme un vide qui se comblait.

Et elle ne doutait pas parvenir à aimer rapidement l’homme qui lui avait donné ce nom chéri.



Percy était venu la chercher pour le dîner. D’ordinaire, Nefret prenait ses repas dans sa cabine, étudiant secrètement l’art de se tenir à table comme le reste des bonnes manières pendant que le beau monde la croyait trop souffrante pour se mélanger à lui.
Mais ce soir, elle serait assise à la table du capitaine. Percy avait des affaires à traiter avec quelques industriels importants et la courtoisie la plus élémentaire obligeait les négociants à se présenter leurs épouses.

Pour retrouver la place qui était la sienne dans le cercle aristocratique avant son accident, Nefret étudiait depuis trois semaines, et ce soir, elle était fière que Percy la jugeât capable de paraître à un dîner mondain.

Violet, sa belle-sœur, l’assomma de derniers rappels sur la bienséance tandis que sa femme de chambre l’aidait à passer une robe du soir, un corsage sans manche, façon tunique, de tulle blanc brodé de perles et de paillettes sur une jupe à traîne.

- Ne parlez pas au domestique qui fait le service. Ne vous appuyez pas contre le
dossier de votre siège. Discutez avec votre voisin de droite au premier service, avec celui de gauche pour le deuxième et à qui bon vous semble pour le dessert...
- Violet, dîtes-moi plutôt que tout va bien se passer, la pria Nefret que l’inquiétude de sa belle-sœur ne rassurait pas.
- Hmm... cela dépendra de vous, répondit l’intéressée de sa petite bouche pincée.

Violet avait une jolie bouche, des lèvres roses et délicatement incurvées, comme celles des poupées des petites filles bourgeoises que Nefret avait croisées sur le pont. Du moins, elle savait avoir cette jolie bouche devant la société des hommes. En présence de Nefret, elle était toujours pincée...

- Percy a dit que j’étais prête ! assura la jeune femme avec réconfort.

Elle enfila ses gants de soie blanche et les deux jeunes femmes se rendirent dans la salle à manger des premières classes.

Ce n’était pas la salle la plus vaste du bateau. La cinquantaine de tables qui l’encombrait, « l’encombrait» littéralement. Le navire était modeste pour un paquebot. Ses architectes avaient récemment choisi de sacrifier une partie de l’espace prévue pour le transport des migrants de troisième classe afin d’aménager un bain turc, une salle de tennis ainsi qu’un café-salon pour les plus riches passagers qui commençaient à prendre le goût des croisières en Méditerranée. Nefret avait entendu dire que, pour satisfaire à ces besoins, la troisième classe avait été privée de sa salle de correspondance et d’une partie de son pont- promenade.
Elle se rappela de prier pour eux au prochain office religieux.

Elle suivit Violet à travers les passagers attablés. La salle était lumineuse, tapissée de carreaux de linoléum jaune paille sur lesquels se détachait un motif végétal rouge et vert, et décorée de boiseries blanches. Au plafond, des rangées et des rangées de suspensions laissaient croire à une lumière naturelle et rayonnante même la nuit.

Les hommes se levèrent quand Violet et Nefret approchèrent. La jeune mariée trouva naturellement sa place entre le capitaine et son époux et l’on commença gaiement le repas.

Au dessert, l’effet sympathique du vin invita chacun à parler un peu plus de soi. Nefret apprit donc comment le gendre de Lord Thyler avait réussi à soustraire à sa grand-tante son acte de propriété pour hériter du bien avant le décès de cette dernière et pourquoi le cousin de Mrs Lowell-Péreire avait fait trois fois le trajet St Nazaire/Valaparaiso sur le Ville-de-Saint-Nazaire, déguisé en inspecteur des chaudières afin d’épouser la fille du directeur de la Compagnie Générale Transatlantique !

- A propos de bateau, Peabody, interpela alors l’un des convives en se tournant vers Percy, et si vous nous racontiez un peu plus en détail comment Mrs Peabody a disparu puis a été retrouvée en mer ? Je trouve cette histoire tout de même incroyable !

Percy s’essuya la bouche, posa sa main sur celle de sa femme et commença son récit. Nefret avait déjà entendu l’histoire mais elle ne se lassait pas de l’écouter :

- Nous faisions une croisière comme celle-ci. Vers l’Egypte, mon épouse aime ce pays. Nous devions d’ailleurs nous marier là-bas, alors que nous aurions remonté le Nil, au gré des vents soufflant dans les voiles de notre dahabieh qui porte le nom de mon aimée. Mais cela se passait en 1908, aux prémices des conflits sévissant sur ces terres sauvages. Une nuit, alors nous nous étions quittés pour une si longue nuit de séparation, une bande d’indépendantistes a lâché sur nous une gigantesque torpille.
Je ne saurais dire si c’est le tonnerre de l’explosion ou les cris d’agonie qui me réveillèrent mais je fus promptement tiré de mes songes.
Sans même savoir ce qui se passait, ma première pensée a évidemment été pour la sécurité de ma fiancée. Je ne crois pas avoir pris le temps de m’habiller décemment, je dus même probablement sortir nu-pieds, courant vers la cabine de ma tendre amie.
Est-ce une faiblesse de ma part ?
Je dois avouer, que, tout inquiet que j’étais, je m’arrêtai cependant pour porter secours aux femmes et aux enfants blessés que je croisai sur ma route. Je déchirai des pans de mon pyjama pour en faire des bandages de fortune et je guidai les plus perdus vers les canots de sauvetage.
Quand j’arrivai, enfin, à la cabine de celle qui ma fait l’honneur de devenir Mrs Peabody, elle ne s’y trouvait plus. J’eus l’un de ces moments de désarrois où l’on croit que le pire est arrivé et que, désormais seul et privé de notre raison de vivre, il ne nous reste plus qu’à mourir...

Il s’interrompit et chacun respecta son silence ému. Nefret posa sa main libre sur celle que Percy avait déjà posé sur la sienne et Violet se moucha élégamment, imitée par deux autres dames.

- Mais je suis un gentleman. Mon devoir, aussi dur qu’il fût, était de porter secours à ceux qui pouvaient encore l’être ! Refusant de m’appitoyer plus longuement sur mon sort, je retournai donc sur le pont, me disant que peut-être, ma fiancée s’y trouverait aussi !
- Avez-vous fini par la retrouver ? questionna la femme de l’un des industriels, les yeux brillants d’angoisse et les mains crispées sur sa serviette de table.

Percy soupira, les yeux fermés au souvenir de ces si pénibles instants et ménagea un second silence douloureux, pressant davantage la main de Nefret dans la sienne.

- Non, souffla-t-il l’instant d’après, les sanglots dans la gorge.

Plusieurs femmes détournèrent le visage pour se moucher ou essuyer leurs yeux et Percy en profita pour reprendre vaillamment contenance.

- Le niveau de l’eau montait très vite, poursuivit-il, la voix de nouveau claire et puissante. Mais je refusai, on ne peut plus naturellement, toute proposition d’embarcation avant d’avoir fait monter toutes les femmes et enfants ! Je n’en eu pas la possibilité... Je coulai avec l’épave et ne survécus qu’avec la pensée farouche de revoir celle que je devais épouser.
- Un bateau vous a repêché ? demanda-t-on.
- Un navire marchand, oui, qui faisait route vers les colonies africaines françaises. J’avais nagé, pensant me rapprocher des côtes d’Egypte tandis que je m’en éloignai...

Il s’interrompit dans un sourire pendant que les convives riaient à cette gentille sottise. Le capitaine le laissa boire un peu car son récit, passionnant pour son auditoire, avait dû l’assoiffer, avant de questionner à son tour :

- Mais vous avez dit ne l’avoir retrouvée qu’il y a peu. Cela fait donc quatre ans que vous la cherchez ?

Percy posa son verre à eau et répondit précisément :

- Mille quatre cent cinquante et un jours et huit heures, pour être exact. Je n’ai pas cessé les recherches une seule journée, une seule seconde... C’était pour moi une évidence, elle ne pouvait pas avoir quitté ce monde. Mon cœur me le criait...
- C’est tellement romantique ! s’exclama Violet, s’essuyant les yeux. Et je suis si contente d’avoir retrouvé ma sœur. Elle nous a tellement manquée ! Perceval était inconsolable et à la fois tellement déterminé dans ses recherches....

Nefret rougit un peu. Elle qui commençait à penser que sa belle-sœur ne l’appréciait pas, elle s’était montrée injuste. Elle se promit de s’amender.

Le sujet de la mer plaisait bien, on parla des voyages et péripéties du capitaine. Sans vouloir attirer les mauvais esprits, on évoqua même rapidement le transatlantique qui avait tragiquement sombré l’an passé, au large de Terre-Neuve :

- Ce Titanic aurait mieux valu de porter un nom moins maudit !
- Les constructeurs auraient surtout dû avoir les yeux moins gros que le ventre !
- En tout cas, Andrews, son architecte, aura eu la récompense que son ambition méritait !

Nefret tiqua.

- Veuillez m’excuser, intervint-elle à son tour, mais je trouve votre jugement un
peu hâtif. Mr. Andrews était un jeune homme humble et avenant. Il avait des projets tout à fait sensés pour ses bateaux.

Tous les regards convergèrent aussitôt vers elle.

- Plaît-il ? s’offusqua Lord Thyler qui n’avait pas pour habitude d’être contredit lorsqu’il médisait d’autrui.

Nefret rougit mais ne baissa pas le regard. Cette accusation envers le gentil jeune homme était injuste et infondée.

- Ah, veuillez excuser mon épouse, my Lord, s’interposa alors Percy, faisant signe au serveur de remplir à nouveau les flûtes à champagne. Elle ne sait pas ce qu’elle dit. Ne prêtez pas attention à son sentimentalisme. Ce n’est qu’une femme !
- Humph ! se renfrogna le seigneur en jetant à Nefret un regard désapprobateur. Sentimentalisme ou pas, elle a beaucoup d’audace... Vous disiez donc, ma chère que vous aviez connu ce monsieur, sans doute ?

L’assistance se mit à rire. Percy riait aussi. Peut-être pour ne pas se brouiller avec l’homme duquel dépendait la bonne marche de ses affaires ? Car lui devait savoir...

- Eh bien...en vérité, oui, répondit Nefret, tandis qu’un oncle truculent, une pergola fleurie et une belle maison de ville se dessinaient confusément dans son esprit.





Son premier souvenir, c’était son premier souvenir !! Elle aurait préféré que cela fût un souvenir de Percy mais Nefret était tout de même enchantée de s’être souvenu de quelque chose d’un peu plus proche d’elle qu’un impersonnel lever de soleil dans le désert.

Sa mémoire revenait au galop, elle en était convaincue. N’apprenait-elle pas l’anglais de manière étonnamment rapide ? L’interprète engagé trois semaines plus tôt se trouvait déjà quasiment inutile. Elle avait presque tout compris des discussions du dernier dîner.
Il lui semblait de même que ses leçons ne lui étaient pas toutes inconnues. Elle jouait du piano mieux que Violet, pouvait citer Shakespeare après une seule lecture et n’avait besoin que d’une brève explication pour se remémorer l’assise de la monarchie constitutionnelle après le XVIIème siècle révolutionnaire.

- Alors, ce ne sera plus très long ! se réjouit Nefret en posant sa tête sur l’épaule de son époux. Bientôt, je me souviendrai de tout !!

Elle lui sourit mais figea rapidement son expression devant le visage fermé de Percy.

- Qu’avez-vous ?

Ils n’étaient pas seuls dans le salon de leur suite mais le médecin et ami de son mari ( le docteur Phillip Attwood, qui l’avait saluée sans qu’elle n’eut compris son nom le premier jour de leur rencontre) partageait tous leurs secrets. Aussi Nefret ne pensait pas que Percy éprouvât une gêne à se confier.

De fait, il n’en avait pas, le docteur savait tout. Il encouragea d’ailleurs son ami avec un léger hochement de tête. Percy prit tout de même le temps de se servir un brandy avant de répondre, le visage détourné :

- Il s’agit de vos souvenirs, justement... j’ai à vous parler de certaines choses avant que nous ne débarquions en Angleterre...

Il releva la tête et son œil bleu métallique brillait d’un éclat très froid.



A suivre...

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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptySam 12 Fév 2011 - 22:56

12. Le maître des démons

Manuscrit H


La prière d'Isis Lemaitredesdemons23

« Un retour flamboyant !!

Nulle dame de la bonne société londonienne ne pourrait se targuer d’avoir fait plus couler d’encre que l’irrésistible Miss Forth. La riche héritière et petite-fille de Lord Blacktower, non contente d’avoir déjà tant défrayé la chronique par le récit étonnant de ses jeunes années passées loin de la métropole, puis par son refus de porter le titre de « Lady » auquel son rang lui donnait légitimement droit, par son désintérêt encore de toute prétention au mariage, par ses idées affirmées ensuite de « femme nouvelle » et enfin par le sort tragique que lui réservait le destin, il y a presque cinq ans, vient, en effet, encore de faire parler d’elle !

Souvenez-vous, il y a deux ans, c’était la mort dans l’âme que la famille Emerson prenait le deuil de sa pupille en lui offrant enfin la cérémonie d’inhumation que son impérissable souvenir méritait. Le cercueil avait été enterré à vide mais à la connaissance de tous, il ne subsistait plus aucun espoir de la retrouver vivante ; des témoins ayant rapporté avoir reconnu, sur les lieux du drame, des lambeaux de sa chemise de nuit, tachés de sang.
Après trois ans de recherches acharnées, infatigables mais désespérément vaines, comment blâmer les Emersons d’avoir baissé les bras, eux que la vie a toujours jetés au devant des périls, avec son lot annuel de momies vivantes, de meurtriers et autres génies criminels !
Sont-ils maudits ?
Eux à qui la mort avait déjà arraché un contremaître peu de temps avant et à qui elle a encore pris un nouveau né peu de temps après ! Et que dire de l’infortune de la jeune Mrs. Emerson ?
Mais tout le monde possède sa bonne étoile et sans doute que les Emersons aussi...

Car, je vous le disais, elle est revenue ! Oui, la belle et adorable Miss Forth a fait son retour d’entre les morts ! Confirmé par télégramme depuis le Carpathia qui mouillera demain à Liverpool, celle que les cairotes surnomment « la Lumière d’Egypte » se porterait mieux que jamais, le bonheur de rentrer au pays s’accompagnant, paraitrait-il, du bonheur d’être nouvellement mariée à l’homme qui l’a retrouvée : Perceval Peabody, le neveu de Mrs Emerson elle-même !
Union de complaisance ou mariage d’amour, le traumatisme qu’a vécu la jolie lady lui aura au moins fait reconsidérer son statut de cœur imprenable. Elle n’est, à dire vrai, pas sans ignorer que les relations entre les Peabody et les Emerson n’ont jamais été au beau fixe – pour des raisons qui ne regardent que les intéressés mais le motif du contenu de l’acte testament aire de feu le Dr Peabody n’y serait pas étranger – Gageons que cette nouvelle alliance saura pour le moins les réconcilier.
Elle met, en tout cas, un terme définitif à toutes ces rumeurs selon lesquelles le professeur gardait sa pupille pour son fils - si ce n’est pour marier deux jeunes gens bien assortis, au moins pour profiter de la fortune colossale de la belle !
Ce qui a de quoi rassurer toutes les jeunes filles à marier que le divorce du séduisant « Ramsès » Walter Peabody-Emerson remet, depuis quelques semaines, sur le marché des célibataires !

Comment les Emersons vivront-ils le retour de celle qui a disparu de leur vie depuis cinq longues années ?
La mondaine et gigantesque réception que donneront les jeunes Mr&Mrs Peabody vendredi prochain dans leur toute nouvelle résidence urbaine de Belgrave Square ne manquera pas de nous donner la réponse... »

Kevin O’Connell, Daily mail, édition du mardi 15 mai 1913.




La jeune femme replia le journal et ses lèvres brunes doucement incurvées étirèrent un sourire.

- Pff ! C’est la deuxième fois que cette chère Nefret vous glisse entre les doigts ! dit-elle dans son meilleur anglais. Qu’allez-vous faire ?
- Rien. Comme tu le soulignes très justement, elle m’a échappée des mains, répondit le filet de voix qui lui parvenait étouffé depuis la pièce adjacente.
- Rien ?

Elle leva ses longs cils bruns en direction du rideau de lin qui faisait office de porte. Il ne la laissait jamais entrer dans la chambre. Sauf lorsqu’il avait besoin qu’elle y reçoive « un client »...

- Vraiment ? Insista-t-elle. Après tout ce temps, après tous ces efforts, vous allez vraiment abandonner ? Je ne vous crois pas ! Je sais ce qui vous a poussé à faire tout ça... Vous ne servez pas vos seuls intérêts !!

Elle s’interrompit et déplaça légèrement son pied sur la banquette, de sorte à offrir la nudité de sa peau à la caresse du soleil égyptien. Il était encore très tôt mais ce dernier filtrait déjà par les moucharabiehs qui couvraient les façades ce que les Britanniques appelaient des « bow-windows ».
Dans la pièce voisine, l’homme remua et sa tête apparut derrière le rideau.
Ce n’était pas « sa » tête mais celle du cheik dont il allait usurper l’identité aujourd’hui...

- Si tu me connais si bien, dit-il en fronçant les gros sourcils noirs qu’il s’était collés au dessus des paupières, tu dois savoir que je forme trop de désirs personnels pour prendre le temps de m’intéresser à ceux des autres !

Elle ne répondit pas, elle savait qu’elle ne devait pas le contrarier. Mais son sourire ne quitta pas ses charmantes lèvres. Elle n’était pas dupe. Elle n’était pas aussi sotte qu’elle pouvait le faire croire. Si cet homme se souciait si peu de la belle anglaise, pourquoi s’était-il procuré le seul journal londonien susceptible de parler d’elle ?

Alanguie par la chaleur, la jeune fille changea encore de position, pressant ses genoux l’un contre l’autre, la fine étoffe de son pantalon moulant alors ses cuisses harmonieusement galbées.

Elle passa une main flatteuse sur le tissu brillant.

Il était beau, ce pantalon. Elle l’avait trouvé dans l’armoire de Nefret... Elle avait dû le faire reprendre au niveau des hanches mais, il lui allait bien...

L’odeur d’une lampe à huile qu’on souffle se fit sentir et son interlocuteur quitta la chambre.

Dans l’embrassure de la porte, il apparut méconnaissable avec son turban de patriarche, son kaftan de taffetas brodé et ses doigts scintillants de pierreries...
Où était passé le petit escroc fluet au visage brûlé qui était venu la chercher hier à el-Was’a, sous couvert de se payer une prostituée ? Ses petits yeux troubles et perfides avaient changé de couleur, s’étaient agrandis et considérablement durcis. Sa peau s’était tannée, son torse avait triplé de volume et son port dégageait une prestance inconnue hier encore.

Qui irait soupçonner que le véritable cheikh nourrissait en ce moment même les charognards du désert ?

Cet homme était un prodige du déguisement, un as du crime ... il était le Maître.

- Es-tu prête ? Questionna-t-il de sa voix doucereuse, celle qui faisait trembler quand elle venait murmurer à vos oreilles.

Elle l’était, habillée ainsi qu'il le lui avait ordonné.

Elle s’étira voluptueusement et quitta souplement le sofa. Ses mouvements firent joyeusement tinter les pièces accrochées aux lourds anneaux d’or qui enserraient ses chevilles et ses poignets. Ramenant ses longs cheveux tressés de fils d’or à l’arrière de sa nuque, elle s’empara d’un voile diaphane qui trainait sur un coussin et le noua négligemment autour de son buste dénudé. Un regard au visage approbateur de son compagnon lui apprit que la transparence de ce léger vêtement laissait deviner ce qui fallait de sa belle poitrine satinée.

- Bien, dit Sethos en arabe, prenant la voix basse et grasse de son personnage. En route, ma gazelle. « Fritz » Effendi nous attend !
- Je te suis, seigneur.



***



Nefret ouvrit les yeux.

Elle se sentait épuisée. Elle avait dormi d’un sommeil très lourd mais très agité... comme à chaque fois qu’elle se souvenait de son passé !

Ereintée mais heureuse, elle se retourna dans le lit pour apprendre la bonne nouvelle à son époux. Celui-ci dormait paisiblement, bercé par les remous du bateau. C’était leur dernière matinée à bord du paquebot. Ils débarqueraient à Liverpool en milieu d’après-midi.

Elle lui caressa la joue et embrassa fougueusement ses lèvres. Il lui avait interdit d’être fougueuse, sauf pour lui donner des baisers.

- Qu’est-ce que... marmonna Percy en repoussant sa main.
- Mon amour, j’ai eu un autre souvenir ! murmura-t-elle gaiement à son oreille.

Son époux se réveilla totalement et lui porta toute son attention.

- Ah oui ? Raconte-moi !

Nefret posa son coude sur son oreiller et raconta son « rêve » pendant que son mari lui enserrait la taille.

- C’est le jour où tu m’as demandée en mariage ! Nous prenions un pique-nique au pied du petit pont qui enjambe la rivière dans Saint James’ Park !
- Je m’en souviens... Il faisait très beau ce jour-là et quand un écureuil t’a effrayée, tu as renversé ton vin sur ta robe blanche !
- Oui !! s’exclama Nefret qui avait justement rêvé de ce détail. Tu as aussi dit que tu m’aimais depuis notre premier regard et que tu m’aimerais pour l’éternité même si je devais en épouser un autre... c’est à ce moment là que j’ai su que c’était toi que je voulais.

Percy releva la tête et l’embrassa passionnément. Ses étreintes avaient cessé d’être sages depuis qu’elle s’était souvenue de leur premier baiser. Elle y répondait avec autant de ferveur qu’elle le pouvait. Après tout, elle était sa femme et elle était amoureuse.
Cependant, ils n’arrivaient toujours pas à accomplir leur devoir conjugal. Malgré elle, le corps de Nefret refusait cet amour. Il le fuyait. Parfois, la nuit, quand Percy finissait par lui tourner le dos, vexé, elle voyait en songe un crocodile... un grand crocodile étendu sur un banc de sable... mais personne, pas même le Dr Attwood était capable de lui expliquer à quelle peur cette image se rattachait.

- De quoi d’autre te souviens-tu ? questionna Percy qui avait remarqué que Nefret ne répondait plus à ses sollicitations.
- De l’oncle Radcliffe. Il est apparu derrière nous tandis que nous nous embrassions et m’a arrachée à toi. Comme un vieux lion furieux, il a rugi que je devais épouser le cousin Walter et qu’il m’enfermerait dans ma chambre pour m’interdire de te revoir !
- Ce qu’il a fait, acquiesça Percy en quittant le lit pour s’habiller. Je suis venu te libérer et nous nous sommes enfuis sur le premier ferry en partance pour Calais ! Nous avons traversé la France, pris le bateau et c’est là que le navire a été torpillé.
- Je crois pouvoir remettre en ordre tout la chronologie, maintenant, indiqua Nefret.

Mais Percy ne semblait pas l’écouter, il se rinçait le visage à la bassine de porcelaine, posée sur la table de toilette.

- Qu’as-tu éprouvé en te souvenant de mon oncle ? questionna-t-il négligemment en se retournant sur elle.

Nefret réfléchit un instant.

Une grande colère. Elle avait éprouvé une grande colère. C’était la première fois que l’un de ses souvenirs mettait en scène un personnage autre que Percy. Il lui avait bien sûr montré un portrait de la famille de sa tante, il lui avait parlé de ces gens qui avaient élevé Nefret comme leur pupille mais elle n’était jamais parvenue à se les remémorer. Maintenant que cela commençait, elle était déçue de constater qu’elle ne partageait pas pour les Emersons la profonde estime ni la grande compassion de celui qu’elle avait épousé.
A ses yeux de jeune amoureuse, son oncle n’était rien d’autre que l’homme qui l’avait empêchée d’épouser l’homme de sa vie.

- C’est peut-être moi qui bloque tes souvenirs, soupira tristement Percy en revenant s’asseoir près d’elle, les bretelles de pantalon enfilées. Je n’aurais pas dû te dire que mon oncle et ma tante voulaient te forcer à épouser ce cousin qui, avec toi, était violent, cruel et possessif...
- Si, tu as bien fait... ils recommenceraient si je retournais vers eux...
- Tu as parfaitement raison, ma chérie. Tiens, prends tes comprimés, dit-il en lui tendant un verre et trois gélules. Je crois que Philip a trouvé le remède qu’il te fallait pour stimuler ta mémoire. C’est depuis que tu as commencé le traitement que tu commences à te souvenir, non ?
- Oui, c’est très efficace ! confirma Nefret en avalant aussitôt ses cachets. J’apprécie ses séances de relaxation aussi !
- C’est une bonne chose, approuva Percy en la regardant boire. C’est pour cela que je lui ai proposé une chambre chez nous. Ainsi, il sera directement sur place pour te donner des séances quotidiennes ! C’est tellement important...






A Liverpool, une foule de curieux, de journalistes et de photographes les attendaient. Nefret était surprise et impressionnée. Tout le monde semblait avoir été prévenu de leur arrivée. La jeune femme eut le sentiment d’être plus importante que le roi d’Angleterre avec toutes ces questions dont on la pressait, avec tous ces flashs au mercure qui l’aveuglaient...

- On dit que vous étiez sur une île déserte ? Etiez-vous désespérée de ne jamais rentrer ?
- Comment avez-vous survécu au naufrage ?
- Est-ce vrai que vous étiez l’esclave d’une tribu de sauvages ?
- Auriez-vous épousé le bon parti Emerson si c’était lui qui vous avait retrouvée ?


Le soir venu, après un après-midi de promenade et de shopping (Nefret devait se constituer un semblant de garde-robe avant de faire son entrée dans Londres !), les Peabody et leur médecin descendirent au prestigieux Hôtel d’Angleterre. Son spacieux hall d’entrée ressemblait un peu au hall d’accueil de l’ambassade britannique d’Athènes avec ses marbres rouges et ses boiseries ornées de plaques de granit.

La situation financière du jeune couple leur permettait de louer trois des meilleures suites de l’hôtel.
Les chambres étaient ainsi aménagées avec le confort le plus moderne : chauffage central par chaudière à vapeur, téléphone pour joindre la réception, eau courante dans la salle de bain, et, dans le séjour, quelques lampes à ampoule électrique concurrençaient les lampes à pétrole de la chambre à coucher.

Nefret laissa le groom poser ses malles et fit quelques pas sur la terrasse. Depuis le balcon, on avait une vue plongeante sur les jardins de l’hôtel, éclairés par des réverbères électriques. Un peu plus loin, on devinait les toits gris et les pignons à l’italienne des belles demeures néorenaissance et plus loin encore, les berges noires-bleutées de la Dee dans laquelle la ville trempait ses pieds.

- Que va-t-il se passer à Londres ? questionna Nefret, le regard perdu sur les lumières des péniches qui proposaient des promenades nocturnes sur le fleuve. Que va-t-on faire si les Emersons n’acceptent pas notre mariage ?

Percy approcha derrière elle et passa un bras autour de ses épaules.

- Ils peuvent bien essayer de nous séparer, je ne les laisserai pas faire. C’est moi qui t’ai trouvée et j’ai bien l’intention de te garder...



Le lendemain, on prenait le train après déjeuner. Aux tenues légères et coquettes qu’on revêtait durant la croisière, on avait choisi des atours plus pratiques et protégeant mieux de la poussière.
L’élégance masculine n’était que peu sacrifiée. Percy était superbe dans son costume de ville et chapeau de feutre.
Violet et Nefret avaient dû, quant à elles, abandonner les cols de dentelle et les revers de jupe frangés. Sous leur manteau de voyage, long et sans fanfreluche, elles avaient enfilé des robes simples, propres, confortables mais aux couleurs foncées.
Sa chemise grise anthracite boutonnée jusqu’au menton lui rappelait désagréablement l’abbaye mais, en parfaite dame du monde, Nefret ne se plaignit pas.

Trois heures plus tard, un agent de bord passa les informer que le train arriverait bientôt à Londres, Nefret se sentit soulagée. Non pas que le trajet depuis Liverpool avait été si pénible mais la jeune femme s’était prise de pitié pour un gentleman assis juste derrière elle qui avait dû satisfaire aux caprices changeants de Violet durant tout le voyage.
Fenêtre ouverte, fenêtre fermée, la demoiselle avait papillonné des yeux bien des fois pour obtenir gracieusement ce qu’elle voulait.
Nefret désapprouvait quelque peu ses enfantillages. Quand bien même il était du devoir du gentleman de servir une dame, il n’était pas convenable d’abuser de sa gentillesse, ni selon les critères de la Bible, ni selon les conventions sociales ! La jeune femme remarqua d’ailleurs le sentiment de soulagement qui se peignait sur les traits de ce brave monsieur après le passage de l’agent du train.

- Prends donc exemple sur ta sœur, mon petit cœur, dit Percy à Violet après sa dernière inconduite. Nefret a parfaitement assimilé les codes, maintenant. Elle se tient sage et silencieuse, comme il se doit !

Celle-ci lui sourit, bien heureuse de lui plaire autant et il la baisa sur le front, en récompense de sa bonne conduite.

- J’ai hâte d’arriver ! ignora Violet, rajustant son chapeau. Cela fait des lustres que nous avons quitté Londres et j’avoue également qu’il me tarde de revoir mon beau cousin...

Les yeux brillants, la bouche en cœur, Violet joignait les mains sous le menton, partie dans de douces rêveries.
Nefret ne partageait pas son impatience... a fortiori si ce cousin avait des projets pour la jeune mariée !

- Et si nous ne les invitions pas à la réception de demain soir ? proposa-t-elle. S’ils venaient et faisaient esclandre, cela serait embarrassant...
- Ma chérie, c’est ma famille ! s’indigna Percy. Même s’ils me détestent, je les aime profondément ! Non, je désire les voir. Je souhaite vraiment me réconcilier avec eux. Je veux... qu’ils te voient heureuse à mon bras...

Percy échangea un sourire avec sa sœur tandis que Nefret demeurait silencieuse. Percy aimait tant sa famille, il serait ignominieux de le priver de cette paix à cause de ressentiments personnels.
Néanmoins, il serait difficile pour Nefret de faire bonne figure devant les Emersons. Elle avait fait d’autres rêves, la nuit passée... des rêves dans lesquels elle avait beaucoup pleuré...

Un quart d’heure plus tard, le train s’immobilisait en gare d’Euston. Percy se pencha à la fenêtre et afficha un petit sourire.

- Hum ! Les retrouvailles auront lieu plus tôt que prévu, semble-t-il...

Nefret suivit son regard.

Sous la toiture de fer forgée, entre les bancs de fer forgé, le professeur Emerson piétinait le quai. Dépassant d’une tête la majorité des autres voyageurs, sa haute stature ne passait pas inaperçu.
Il surveillait les voyageurs d’un œil attentif cependant qu’il allait et venait, le pas lourd, la crinière noire, s’impatientant comme un grand félin qui tournerait en rond dans sa cage...

Etait-il venu seul ou accompagné ? Nefret crut percevoir le bout d’un chapeau de dame à ses côtés. La tante Amelia était là également...

La jeune femme tressaillit.

- Sont-ils venus me chercher ? s’inquiéta-t-elle. Ils ne peuvent pas, n’est-ce pas ?

Percy prit sa main dans la sienne et la porta à sa bouche :

- Mon trésor... tout va bien se passer ! Maintenant, apprête-toi. J’aimerais que tu les accueilles avec toute la grâce et le sourire dont tu es capable. Après tout, tu les as aimés toi aussi, un jour !

Il se leva lui-même, resserra le nœud de sa cravate, enfila son manteau et posa son chapeau sur sa tête.
Violet remontait déjà l’allée. Elle n’avait pas vu son cousin sur le quai, son apprêtement avait donc été rapide. Nefret jeta à la fenêtre un dernier regard avant de l’imiter.

Percy avait eu l’air confiant mais sa femme avait l’intime conviction que les choses allaient mal tourner...

Elle lissa sa jupe, enfila ses gants en peau de chevreau et fit la queue à la suite des dames que les agents de gare aidaient à descendre de train.
Le professeur Emerson ne mit guère de temps à la repérer. Il fonça sur elle comme un prédateur aurait bondit sur sa proie.

- Nefret !! Enfin !!!

Son air ému et ses puissants bras offerts n’effacèrent pas les craintes de la jeune femme. Pis, ces excès de bonté ne faisaient que lui rappeler l’ampleur de l’aversion qu’elle éprouvait pour lui.
Aussi, loin de s’élancer avec plaisir dans les bras d’un parent retrouvé, Nefret se réfugia-t-elle derrière son époux.

- Qu’avez-vous, mon enfant ? Seriez-vous souffrante ?!! s’inquiéta l’homme en se penchant sur elle.
- Ma tante ! Mon oncle ! Salua gaiment Percy pour éviter que cet hypocrite ne la touchât. Quelle bonne surprise !
- Bonjour Percy, salua sa tante, poliment bien que sans chaleur aucune. J’espère que vous avez effectué un bon voyage mais ne feignez pas avec nous. Vous saviez parfaitement que nous lirions les journaux...
- Je vous assure que non, ma tante ! J’allais de ce pas vous télégraphier la bonne nouvelle !
- Ha !! rugit son oncle avec ironie. Alors que vous auriez pu le faire depuis la Grèce ! Canaille !! Vous avez pris un malin plaisir à garder le secret ! Venez, Nefret. Que nous n’ayons pas à supporter davantage cette indésirable compagnie !

Et, loin de lui offrir courtoisement son bras pour l’escorter, l’impérieux professeur s’empara de sa petite main qu’il fourra sous sa montagne de muscles avant de l’entrainer à sa suite.
La force physique de la jeune femme ne put lui résister mais elle trouva les mots pour le faire s’arrêter :

- Je regrette, oncle Radcliffe, je n’irai nulle part sans mon mari !

Le géant musculeux se figea en pleine course et baissa sur elle un visage à l’expression assez indéchiffrable ; ses traits étaient crispés et ses lèvres tordues.

- Je vous demande pardon, ma chérie ? questionna-t-il, la voix vibrante, ses efforts d’amabilité ne se traduisant que par de repoussantes babines retroussées...
- « Votre mari » ?!! s’enquit précipitamment sa femme avec un effarement qui résonnait comme une accusation. Ne me dîtes pas que Kevin avait raison !!

Elle tourna la tête vers Percy, Nefret aussi et toutes deux lurent la confirmation de l’heureuse union dans le torse bombé du jeune aristocrate.

- Kevin ? Vous parlez d’O’Connell ?? Pourquoi diable parlez-vous de ce satané journaliste ? interrogea abruptement le professeur en se tournant vers son épouse, la main de Nefret toujours coincée sous son bras. Crénom, Peabody !! Avez-vous seulement entendu la manière dont votre fille vient de s’adresser à moi ?!!!
- J’ai entendu, Emerson... répondit la tante Amelia, ses yeux d’acier toujours rivés sur son neveu. Percy, qu’avez-vous fait ?
- Une très belle chose, ma tante ! Mon oncle, laissez-moi vous annoncer avec le plus grand bonheur que votre pupille et moi avons, devant Dieu - et quelques passagers -, prêté le serment de mariage qui nous comble tant depuis une petite semaine !
- Quoi ?!! Gottesque !!! Nefret ne commettrait jamais pareille idiotie ! s’emporta le professeur Emerson en faisant de grands mouvements du bras, ce qui secoua tout le corps de celle qui y était accrochée.
- Et pourtant ! C’est vrai ! J’étais leur demoiselle d’honneur ! intervint gaiement Violet.
- J’étais leur témoin, renchérit le Dr Attwood.
- C’est absurde ! s’exclama la tante Amelia.

Son regard obliquait la seconde suivante sur la main gauche de Nefret. Réceptif, son effroyable époux ne libéra le bras de sa prisonnière que pour lui retirer son gant.
L’apparition de l’anneau doré fit tomber le silence.

- C’est impossible ! murmura finalement le professeur.
- Vous ne pouvez commander mes sentiments, Oncle Radcliffe ! Je l’aime ! déclara bravement Nefret, osant défier les prunelles de saphir qui se posaient sur elle.
- C’est ainsi, mon oncle ! s’excusa humblement Percy. L’amour triomphe toujours ! Quoi que vous en pensiez, nous sommes mariés ! Pour le meilleur et pour le pire ! Jusqu’à ce que la mort nous sép... Arghh !! lâchez-moi !!!

Personne n’eut le temps de réagir. En un battement de cil, le professeur avait rejoint son neveu. Le poids plume que le jeune homme représentait pour la silhouette massive de son adversaire fut aussitôt soulevé de terre et tenu à bout de bras, le dos plaqué contre la vitre du wagon qui se trouvait juste derrière eux.

- Dites-moi que vous lui avez fait, sale petit coq si vous ne voulez pas que la mort survienne plus tôt que prévu !
- Au meurte !! au meurte !! A l’aide !! hurla aussitôt Violet les larmes ruisselant déjà sur son visage effrayé.
- Lâchez-moi !! ordonna Percy, le souffle court.

Il battait l’air de ses jambes, il tentait de se défaire de la prise étroite de son oncle. En vain.

- Lâchez-le !!! s’écria Nefret, en accourant pour aider son époux.
- Oh non ! Pas avant qu’il ne m’ait dit ce qui cloche chez vous, mon enfant ! répondit férocement son ancien tuteur en resserrant sa prise.
- Aaaaa... Urgh !!! s’étrangla Percy.
- Pardon ? Soyez plus explicite, mon garçon, je ne comprends rien ! Dois-je cogner ?
- Non !! non !! cria Percy alors que son bourreau avait déjà levé le poing. Elle..., hoqueta-t-il, elle a... choisi toute seule !!
- Et vous pensez que nous allons vous croire ? intervint à son tour la tante Amelia, menaçant sa cible avec la pointe très affutée de son ombrelle. Quelle drogue lui avez-vous donnée ?
- Mais aucune, voyons !! se scandalisa la jeune mariée que l’accusation outrait. Libérez-le ! Votre conduite est indigne !

De ses petits poings inoffensifs, elle frappait bien inefficacement le dos du tortionnaire. Sa femme glissa son ombrelle sous les bras de la jeune femme et d’un coup sec, tira sa pupille en arrière.

- Et votre conduite est passablement stupide ! réprimanda-t-elle en versant sur Nefret le plus glacé des regards. Où aviez-vous la tête pour laisser cet individu vous manipuler à ce point ?

L’oncle Radcliffe grogna et Percy émit un cri plaintif.

- Il est en train de le tuer !! Il est en train de le tuer !!!! glapissait Violet, cachant son visage derrière ses mains.
- Peabody, de grâce, assommez-la !!
- Si vous touchez à un seul cheveu de ma sœur, tenta courageusement Percy, ... aaaah !!!

Les Emersons seraient-ils rancuniers au point de tuer ? Le cœur affolé, Nefret jetait des regards désespérés autour d’elle. Une foule de curieux s’était attroupée, murmurant, s’effarant. Mais tout me monde se gardait bien d’intervenir. Pourquoi personne ne leur venait-il en aide ? Personne n’avait donc alerté la police ?!!!

- Holà !! Vous ! cria enfin une voix salvatrice.

Fendant la foule des spectateurs, trois constables en uniforme noir et gants blancs marchaient sur les agitateurs. Matraque en main, celui qui portait un casque décoré s’empara du bras du professeur.

- Monsieur, veuillez relâcher cet homme immédiatement !!!

Il avait le geste convaincu et regard autoritaire d’un représentant de la justice mais lorsque l’oncle tyrannique tourna la tête vers lui, le respectable agent de Scotland Yard renia ses vœux de bon officier :

- Oh... c’est vous, Professeur ? Bien le bonjour... Mrs Emerson, saluait-il l’instant d’après en se décoiffant, vous êtes très en beauté. Un coup de main pour maitriser ce bandit, professeur ? proposa-t-il en atteignant une paire de menottes brillantes.
-Merci, je me débrouillerai, déclina aimablement le monstre criminel.

Nefret était médusée. La police était corrompue par ces gens ?!!!!

- Constable !! Arrêtez cet homme !! intervint le Dr Attwood. Il s’est jeté sur ce gentleman sans raison !
- Il a tué mon frère !!!!! s’écria alors Violet en s’élançant au bras de l’agent.
- Violet, je vous prierai de faire montre d’un peu plus de tenue et d’un peu moins de bêtise ! l’admonesta sèchement sa tante. Il respire toujours, n’est-ce pas ?
- Parfaitement, il couine d’ailleurs comme un goret ! ricana son époux.

La tante Amelia considéra un instant leur victime puis hocha la tête :

- Emerson, je crois qu’il suffoque...
- Hmm ?
- Au meurtre !!! Au meurtre !!! scanda Violet.
- Bon sang, relâchez-le ! s’exclama le Dr Attwood.
- C’est un assassinat !! A l’aide !!! A l'aide !!!
- Rhaa ! Mais faîtes-la taire !!
- Emerson, vous étranglez toujours son frère...
- Bonté divine, Constable ! Faîtes quelque chose !! explosa Nefret.
- Bah !!

Après une attente interminable, le maître des tortures relâcha finalement son étau, commença de baisser le bras, puis décida de laisser tomber son fardeau seul coup. Il n’était plus très éloigné du sol mais Percy ne retomba pas sur ses pieds.

Il gémit de douleur en touchant le pavé. Nefret et sa sœur s’agenouillèrent auprès de lui. Il se tenait la gorge à deux mains.

- Cet homme est fou !! articula-t-il, la voix gutturale. Je porte plainte ! Qu’il ne m’approche plus !!!
- Il voulait le tuer !! hurla Violet. Il voulait le tuer !!
- Allons donc ! Si j'avais voulu le tuer, ce serait déjà fait !

Les trois constables se concertèrent, l’air ennuyé. Le chef avança finalement d’un pas, empoignant les menottes sur son ceinturon:

- Professeur, euhm..., il y a une plainte portée contre vous... ( le professeur fronça les sourcils dans sa direction). Excusez-moi mais je vais devoir vous demander de reculer... (le Professeur marcha vers lui) et de bien vouloir me suivre... ( il laissa les menottes là où elles étaient). Pas longtemps !! Juste pour prendre votre déposition...

Nefret était outrée. La faiblesse du constable était une pitié ! La propension de ce diable de Professeur à jouer de son charisme était une infamie !

- Constable, il vous faut faire plus ! s’insurgea Percy. Il en veut à ma vie ! A ma femme !! Je demande une mesure de protection ! Qu’il n’approche pas de ma famille !
- Qu’il n’approche pas de ma maison ! ajouta Nefret, des larmes de fureur dans les yeux.

Ils avaient l’air solidement unis à faire ainsi front commun. Pourtant le professeur ne sourcilla pas. Se détournant du gendarme, il dévisagea Nefret un moment :

- J’ai un portrait de vous accroché sur le mur de mon bureau, déclara-t-il, toute colère en apparence retombée. Vous devriez venir le voir, ma chère... Il a le regard beaucoup plus vrai que le vôtre...

Il n’en dit pas davantage. Tournant les talons, il offrit son bras à sa femme ( « Allons-y, Peabody, avant qu’ils n’aient la maudite idée de me retenir en garde à vue ! »)puis tous deux se retirèrent, précédant les constables le long du quai.

Percy posa sa main sur la sienne et Nefret cessa de regarder les Emersons. Il soupira :

- J’espérais sincèrement qu’ils auraient changé... surtout ne croyez jamais un seul mot de ce qu’ils pourraient vous dire !
- Je vous le promets. Ce sont des démons.



A suivre...
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyLun 28 Fév 2011 - 14:45

13. La morsure du serpent dans l’œil du faucon

Manuscrit H.

Ramsès remontait l’allée centrale de Kensal Green cemetary*. Ses semelles crissaient sur le gravier et lorsqu’il foulerait un lieu mieux éclairé, il constaterait que la poussière avait recouvert tout le cuir laqué de ses jolies brogues. Il eut une pensée coupable envers sa chère Rose. Son ancienne gouvernante avait passé des heures à les lustrer.

- Des « Evening dress »**, ça doit briller ! avait-elle dit en frottant avec énergie. Et puis, c’est Miss Forth qui vous les avait offertes !

Au vu de ce que lui avaient appris ses parents, il n’était pas certain que l’intéressée s’en rappellerait mais Rose avait insisté...

" Et moi je devais venir..." pensa-t-il en se retournant vers la tombe qu’il venait de quitter.

On ne la voyait pas de là où il était. Le cercle de verdure la dissimulait... Il y avait passé près d’une heure. Maintenant, il faisait nuit et il avait besoin d’une cigarette. Cependant, il respectait trop les morts pour les incommoder de sa fumée.
Aussi se contenta-t-il de passer une main nerveuse dans sa chevelure... cela ne l’apaisa pas et il s’agaça davantage quand ses doigts en ressortirent tout gaisseux de brillantine.

Il était coiffé ce soir, il avait oublié...

De sa main propre, il chercha son mouchoir ( qu’il ne trouva pas) et reprit sa route vers la sortie du cimetière.

Il allait d’un rythme plus rapide à présent. Pourtant, le chemin était mal éclairé. La faible lueur que produisaient les becs de gaz plantés ici et là, lui permettait à peine de distinguer les statues ornementales des édifices mortuaires. La lune ne lui était d’aucune utilité, l’épais feuillage des marronniers qui bordaient l’allée semblait se refermer au-dessus de lui en une clôture d’obscurité.
Mais Ramsès avait le pas assuré. Après tout, les Egyptiens ne disaient-ils pas qu’il était un "Effrit", dont la vision démonique déjouait les ombres, transperçait les murs et révélait même les menteurs ?

Ce soir, le dieu-faucon lui prêtait ses yeux... bien que la lumière, en vérité, fût devant lui. Oui, ce petit point lumineux, tout au bout de l’allée centrale, c’était le pavillon d’entrée : l’arc de triomphe néoclassique, surmonté d’un portique de colonnes doriques qui donnait sur Harrow Road, là où son fiacre l’attendait.

Alors que régnait autour de lui le plus funèbre des silences, Ramsès étira un demi-sourire. A marcher ainsi vers la lumière, vêtu de son plus beau smoking, il avait l’impression de traverser son purgatoire.

Qui sait, c’était peut-être le cas...

Il n’était pas bien sûr de ce qu’il ressentait... il s’apprêtait à LA revoir et il avait peur... Peur de l’indifférence qu’il allait probablement lire dans le regard de Nefret. Peur de ses propres pensées, face à un regard aussi absent. Peur de Percy, enfin, si ce cobra surprenait sa réaction...


***




La bonne société de Londres habitait le quartier de Mayfair : St James’ s Square, Grovenor Square ou Park Lane. Mais c’est au cœur de Belgravia, idéalement situé entre Buckingham Palace et Hyde Park, que les plus illustres des Anglais possédaient leur résidence urbaine :
Ainsi, le duc de Bedford habitait au 6, Belgrave Square. C’est donc au 7 de la même adresse que Percy fit acheter leur maison.

Nefret était impressionnée. La demeure était immense. Le square était immense !

Sur un carré refermé autour d’un adorable jardin privé, une longue grille de fer forgé courait le long de dix à onze portails sur chacun des quatre trottoirs !

Maisons néo-classiques à six étages, les toits plats étaient décorés de balustrades et de jarres en granit. Les murs, en briques et stuc blancs, étaient sculptés, au niveau de la chaussée, de bas-reliefs représentant des chérubins, des femmes et des anges brandissant le bouclier. Une autre frise, au niveau du deuxième étage, figurait des jeunes filles antiques, drapées et couchées. Enfin, les plus somptueuses propriétés disposaient d’une façade en saillie, barrée de piliers corinthiens, tandis que de plus simples colonnades soutenaient les porches d’entrée des maisons attenantes, porches à toit plat, sur lesquels s’aménageaient de petites terrasses purement ornementales.

Le 7, Belgrave Square était l’une de ces maisons à porche. Nefret trouvait cela charmant, elle savait déjà qu’elle ferait mettre de jolies fleurs sur la terrasse.
Comme toute demeure victorienne, le revêtement du hall d’entrée était de boiseries sombres, réservant les couleurs éclatantes pour les pièces de réception. Nefret trouva néanmoins l’entrée impressionnante : elle était habillée d’un vaste escalier de chêne à double volée, comme dans un château ! Percy et Nefret ne perdirent pas leur temps à visiter le rez-de chaussée, qui ne se composait que des pièces réservées à l’office bien que celles-ci disposassent encore de dépendances au sous-sol, ainsi que d’une cave. Le premier étage hébergeait la grande et la petite réception, en plus de la salle de bal :

- Une réplique de celle du palais de Louis XIV de France ! indiqua Percy avec grande fierté, en lustrant sa moustache dans l’une des nombreuses glaces de la galerie.

Au deuxième étage, se trouvaient les salons de jeux et de correspondance, la bibliothèque, les deux salles à manger. Si l’on montait encore, l’on arrivait aux chambres principales avec leurs dépendances. Les chambres d’amis, plus modestes mais non moins confortables, se partageaient le quatrième étage et les domestiques occupaient le cinquième ainsi que les combles.

La maison semblait d’autant plus vaste qu’elle était à peine garnie.

- Et toi qui avais peur de t’ennuyer ici ! dit Percy en riant comme ils redescendaient dans le petit salon pour prendre le thé. Tu vois bien que tu vas avoir de quoi t’occuper !

Il disait que c’était le rôle de Nefret ( aidée de Violet) de choisir meubles et éléments de décoration de bon goût ( « c’est à ça que doit te servir ta culture! » ). Lui, avait fait le simple nécessaire pour le dîner donné le lendemain soir.

- Et quand tu auras rendu la maison aussi chic et élégante que nous, il te faudra y inviter toutes les épouses de mes associés.
- Sans oublier toutes nos voisines et toutes tes nouvelles amies ! ajouta Violet avec expertise.
- Mes nouvelles amies ?

Nefret se demanda si elle n’en avait jamais eues du temps où elle vivait sous le joug des Emersons.

- Ne t’inquiète pas, Nefret chérie, la rassura Violet. Je te dirai qui fréquenter et qui éviter.

Nefret accepta sa tasse de thé, ignorant la domestique qui la lui tendait, comme il le fallait. Heureusement qu’elle avait Percy et Violet pour guider ses pas dans ce monde !



Le lendemain soir, une véritable procession de femmes en gants blancs et d’hommes en smoking défila au premier étage. Toute la bonne société était présente, les deux salons de réception étaient noirs de monde. Un orchestre et deux groupes de musiciens avaient été loués. Trente gens de maison avaient été employés en renfort et Nefret n’avait encore jamais échangé autant de compliments.
Quelques personnalités croisées sur le bateau lui étaient familières mais elle se contenta surtout de sourire humblement à tous les gentlemen qui commençaient leurs phrases par : « Je me souviens, à l’époque où je pensais que vous m’épouseriez,... ».

Nefret ne quittait pas le bras de Percy. Elle était rassurée de le savoir près d’elle, non que tous ces hommes et femmes (qui se prétendaient tous ses bons amis) l’inquiétaient mais, elle se sentait un peu perdue au milieu de cette foule de gens protocolaires. Son éducation religieuse refusait de l’habituer à leurs sourires hypocrites et la sincérité de la main aimante de son époux dans la sienne lui était d’un grand soutien.

Soudain un homme au costume un peu criard surgit devant elle, champagne dans une main, bloc-notes dans l’autre. Il avait une allure assez singulière avec sa jaquette rouge alors que le smoking noir était le costume uniformément porté par tous les gentlemen présents.
Il avait le nez en trompette, un visage étroit moucheté de taches de son et arborait une chevelure plus flamboyante encore que celle de la jeune femme.

- Miss Forth, j’veux dir’, Mrs Peabody ( ah, x’cusez, va falloir qu’ j’m’habitue !), b’soir ! V’pouvez pas im’giner c’que j’suis rud’ment content d’ vous r’voir !

Il avait un fort accent irlandais et certes pas le langage châtié des aristocrates. En le voyant sourire de toutes ses dents et, visiblement dans l’expectative d’une bonne poignée de main, Nefret pensa qu’ils devaient se connaitre.
Mais comment pouvait-elle être liée à quelqu’un qui n’était manifestement pas de son monde ?

- Et vous êtes ? questionna Percy, venant à son secours.
- O’Connell, j’rnalist’ pour l’ Daily Mail, répondit instantanément l’enthousiaste garçon en tournant sa main tendue vers son nouvel interlocuteur.

Percy ne la serra pas.

- Vo’t femm’ m’connait bien. ‘Fin, personn’ n’ m’ connait aussi bien qu’ vot’ tant’, ajouta-t-il en adressant un clin d’œil complice à Nefret. Hein Miss, p’rdon, Mrs Peabody ? Quelqu’ mots pour les lecteurs sur vot’ grand r’tour ?

Sans attendre la réponse, il calait déjà professionnellement sa flûte de champagne contre son bloc, libérant ainsi sa main pour un tenir son crayon.

- Je ne crois pas que ce soit le moment approprié, dit Percy en fronçant le sourcil, prêt à s’éloigner avec son épouse. Qui vous a permis d’entrer ?
- J’suis v’nu avec l’directeur du j’rnal, révéla l’Irlandais, usant de son laissez-passer pour en revenir à son interview. Alors Mrs P. ( j’peux vous app’ler « Mrs P. » ?), un mariage, un comport’ment pour l'moins... "docile"... vous r’vnez métamorphosée ! D’ailleurs, tous les lecteurs s’d’mandent p’quoi z’avez gardé vot’ survie s’crète...
- Il n’y a pas que les lecteurs qui se posent cette question ! intervint une invitée qui avait suivi toute la conversation.

Nefret pensa que la remarque lui était adressée mais elle fut surprise de constater que la lady portait le regard bien au-delà de celle qu’elle accusait. Tout comme Percy et ce Mr O’Connell, la jeune femme se tourna vers l’entrée de la salle. Ce qu’elle vit l’étonna plus encore.

II était là ! Alors que son père avait été interdit d’approcher la maison, le fils Emerson avait osé se présenter ce soir ! Nefret sentit la colère et la crainte l’envahir.

Quelles étaient les intentions de ce jeune homme ?

Contre Percy, l’ancienne prisonnière des Emersons ne ressentait aucune tension dans le bras de son mari. Cela ne l’apaisait en rien. Face à son oncle non plus, Percy ne s’était pas alarmé...

C’est en tremblant que Nefret regarda approcher le cousin Walter.

Une sorte de haie d’honneur s’ouvrait sur ses pas. Le jeune Emerson avait la prestance de son père et la silhouette à l’avenant. A son passage, les femmes se pâmaient et les hommes serraient la mâchoire. Mais le nouvel arrivant les ignorait superbement ! Malgré la distance, ses prunelles, deux incroyables obsidiennes, pénétraient Nefret.

Celle-ci pinça les lèvres.

Les Emersons étaient connus et aimaient s’illustrer en public avait dit Percy. Ils avaient le goût du théâtre... Il savait qu’il y aurait du monde, ce soir... Quel spectacle était-il venu donner ?

Il ne quittait pas Nefret du regard. Pourtant, son visage ne laissait rien transparaître de sa joie ou de sa colère. Il était figé et impressionnant, à la fois royal et distant. Cette splendeur dans ces sourcils à l’arc arrogant, cette majesté dans ce menton insolent, on aurait dit un masque... un beau masque de pharaon...

Nefret cilla. Ce n’était pas le moment de se souvenir de l’Egypte ! Honteuse, elle ne détourna le regard qu’un infime moment. Les dames devaient baisser les yeux devant les hommes mais ce dandy, elle voulait lui tenir tête !

En tant que maîtresse de maison, c’est Nefret que le cousin Walter aurait dû saluer en premier. Et pourtant, contre toute attente, c’est à sa belle-sœur qu’il s’adressa :

- Violette, dit-il en se penchant courtoisement sur la main dégantée que cette dernière lui avait présentée. Il pousse, sur les berges du Nil, des fleurs auxquelles vous ressemblez un peu plus à chacune de nos rencontres...

Violette ravie du compliment après avoir passé des heures à se préparer gloussa un instant derrière son éventail.

-Mon beau cousin, pourquoi ne m’avoir jamais dit que vous pensiez à moi à chaque fois que regardez cette charmante rivière ?
- Le Nil est un fleuve aux crues terriblement impétueuses...
- Mon cher cousin ! Comme je suis heureux de vous voir ! coupa Percy. Je craignais que vous ne refusiez mon invitation !

Il se déganta à son tour et tendit la main au cousin Walter. Celui-ci s’en empara mais, de même qu’il n’avait pas vraiment souri à Violet, sa mâchoire demeura contractée devant Percy.

- Au nom de quoi aurais-je refusé ? Je ne suis pas responsable des actes de mon père. Et j’étais assez désireux de comprendre par moi-même ce qui l’avait à ce point irrité.

Son regard glissa alors de nouveau sur la jeune mariée :

- Je vous souhaite un bon retour, Nefret. Ces diamants scintillants vous subliment, ce soir.

C’était un séducteur se rappelait Nefret. Et tout en elle lui soufflait de demeurer à distance. Mais pour Percy, elle feindrait la politesse :

- Je vous remercie, Cousin Walter, dit-elle en souriant suffisamment pour paraître aimablement.

Mais elle ne fit rien de plus. Contrairement à l’usage, elle ne lui tendit pas le bras, elle ne l’invita pas au baisemain. C’était là un effort trop difficile. Et elle voulait lui montrer qu’elle n’était pas dupe. Elle se contenta de lui sourire en gardant ses mains convenablement jointes sur son ventre. Si cet homme était un gentleman, il ne forcerait pas son geste, il n’aurait pas l’inconvenance de le faire.

De fait, il ne bougea pas. Il resta immobile devant elle, la fixant avec cette impassibilité qui la fascinait autant qu’elle la dérangeait.

- Nefret, ne sois pas aussi froide, voyons ! la réprimanda doucement Percy. Excusez-la ! Prenez donc un verre et joignez-vous à la fête, proposa-t-il ensuite en appelant à eux un domestique.
- Sans façon, refusa Walter. J’en ai vu suffisamment. Mais croyez-bien, Percy, que nous aurons l’occasion de nous revoir.

C’était une menace ouverte mais sa victime était trop optimiste pour la prendre au sérieux. Il se contenta de rire gentiment en passant son bras autour de Nefret.

- J’y compte bien, mon cher ! C’est que nous formons une grande famille ! Ma femme et moi serions ravis de vous avoir un de ces soirs à dîner !
-Je me verrais contraint de décliner, répondit le cousin Walter entre ses dents. Violet, salua –t-il rapidement, ...Madame, ajouta-t-il à l’intention de Nefret après l’avoir dévisagée un instant.

Puis il tourna les talons. Percy pria Nefret de bien vouloir l’excuser mais il se devait de raccompagner son cher cousin jusqu’à la porte. Il s’élança donc à la suite du jeune homme qui avait déjà presque atteint le corridor.
Violet soupira et retourna s’occuper de leurs convives mais Mr O’Connell, qui n’avait rien perdu des retrouvailles, demanda aussitôt quelques renseignements supplémentaires.

- Excusez-moi, l’interrompit Nefret. Je dois rejoindre mon époux.

Elle lui confia son verre et, passant autour de son poignet le ruban qui
relevait élégamment le bas de sa jupe, courut presque jusqu’aux escaliers. Elle avait craint une rixe mais Walter se trouvait figé au sommet des marches, une main sur la rampe tandis que, Percy, sur le palier, lui glissait quelques mots à l’oreille.

Nefret avait eu raison de s’inquiéter. L’œil de Walter était éclatant, dangereux. Percy ne le voyait-il pas ? Il continuait à lui parler tandis que la main de son cousin agrippait la rampe de plus en plus fort, ses doigts s’enfonçant puissamment dans le bois à l’image d’un rapace dont les serres se refermeraient impitoyablement sur leur proie.

- Percy ! appela alors Nefret pour détourner leur attention.

Cela fonctionna. Les deux hommes posèrent les yeux sur elle et le cousin Emerson s’apaisa. L’instant d’après, il tournait le dos et descendait les premières marches. Il aurait pu continuer de descendre tranquillement sans se retourner. Il aurait pu rentrer chez lui et laisser les amoureux en paix...

Il aurait pu. Il ne le voulait pas.

Rapide comme un chat, Walter fit volte-face et donna à son cousin un coup de poing qui lui fit heurter le mur. Cela ne plut pas au jeune marié qui se rua sur son adversaire pour répliquer. Mais ce dernier se déplaça comme un souffle d’air. Se collant contre la rampe, il regarda Percy chuter dans les escaliers... et s’élança à sa suite.

Horrifiée, Nefret poussa un cri et les poursuivit. Non, elle ne laisserait pas le fils réaliser le projet avorté du père ! En bas des marches, Percy était étendu, gémissant, et Walter tendait déjà la main au dessus de lui, sans nul doute pour lui porter le coup de grâce. Sans réfléchir, Nefret s’empara de la potiche qui ornait le départ d’escalier et la brisa sur le dos du criminel.

Celui-ci chancela mais ne s’écroula pas, contrairement à ce qu’elle avait escompté.

- Nom d’un chien, Nefret !!! grogna-t-il à la place, le dos courbe, les dents serrées, plaquant l’une de ses mains sur sa nuque écorchée.
- Dehors !! hurla-t-elle alors en le poussant de toutes ses forces, ignorant le domestique chargé de vestiaire qui amenait à l’invité son haut de forme et son manteau. Sortez d’ici et ne reparaissez jamais !!
- Nefret, tenta d’argumenter Walter en lui saisissant le bras, revenez à vous ! Cette marionette souriante, ce n’est pas vous !
- Hors de ma vue ! cria-t-elle de plus belle, fermant les yeux, comme pour mieux se protéger de son emprise. Warren, aidez-moi !

A deux, ils firent reculer l’indésirable jusque sur le perron qui ne résista qu’au moment où la jeune femme décidait de fermer la porte.

- Ecoutez-moi, Nefret ! Amnésique ou droguée, vous êtes plus intelligente que cela ! Souvenez-vous en ! Et combattez !

Warren lui claqua la porte au nez et Nefret y demeura adossée, haletante, tandis que Violet et une douzaine de médecins accouraient au bas des escaliers.
Ce Walter était aussi fou que son père. Pourquoi les Emersons s’acharnaient-ils sur elle ? Elle était mariée, à présent ! Qu’avaient-ils à y gagner ?

- « Souvenez-vous et combattez » répéta Mr O’Connell à son côté en gribouillant sur son carnet. C’sont là des mots rud’ment intéressants, Mrs P.. Un commentair’ à c’sujet ?



***





Manuscrit H.


Les mains pleines de terre, Ramsès avait posé les coudes sur ses genoux. Il était assis sur un banc de pierre et regardait la stèle qui lui faisait face. A la lueur de la lune, les lettres taillées dans le marbre se lisaient sans trop de difficulté.

David-Henry Emerson
18 juin 1909-15 avril 1910

Les dates étaient suffisamment éloquentes, pourtant un chérubin en pleurs venait préciser l’âge du petit corps qu’on avait enterré. Ramsès n’avait voulu aucune statue, celle-ci lui avait été imposée. C’était le règlement du cimetière : chaque tombe d’enfant devait posséder son ange. L’administration avait refusé de comprendre que ce nouveau pensionnaire en avait déjà un pour veiller sur lui ; Ramsès avait fait inhumer son fils juste à côté de Nefret !

Sur la gauche, en effet, la stèle entretenue identifiait la propriétaire avec ses dates ironiques :

Nefret Haddington-Forth
Vicomtesse et Lady Blacktower
15 avril 1884-18 juin 1908

Selon la tradition, Nefret aurait dû être enterrée sur les terres de Haddington, dans le tombeau de son grand-père. Mais Emerson, qui la considérait comme sa fille, avait acheté pour elle une concession perpétuelle, ici, à Londres, afin de la garder près de lui.
Sa tombe avait été taillée dans de la pierre de Portland, celle qui ressemblait le plus au calcaire d’Egypte. Ramsès savait que c’était là-bas qu’elle aurait aimé être enterrée, dans ce désert brûlant qu’elle avait toujours affectionné.

Un nuage voila la lune et l’édifice mortuaire s’assombrit, disparaissant dans l’obscurité.

Ramsès baissa la tête. Cette sépulture avait toujours été happée par les ténèbres. L’ange n’avait jamais protégé son fils. Et pour cause ! Aussi factice que ce carré de pierre, il n’y avait jamais eu d’ange.

Etait-ce une bonne nouvelle ? Après l’avoir perdue elle, après avoir perdu son fils, après avoir perdu Daria, avait-on pris Ramsès en pitié ? Lui accordait-on un répit ? Un espoir ?

Cependant, il n’était pas sûr d’avoir retrouvé Nefret. Oh, il l’avait bien cru en arrivant dans cette somptueuse salle de bal, à la voir se troubler devant son regard insistant, puis relever la tête avec défi... Mais dans ce cas, que faisait-elle auprès de Percy ?
Alors il l’avait mise à l’épreuve... trois fois : Parler des narcisses à Violet, insister plus sur les diamants que sur la beauté de Nefret, l’appeler « madame »... Elle n’avait réagi à aucun moment. Passive et souriante, elle n’avait réagi à aucun moment... sauf pour prendre la défense de Percy, cet infâme qui, loin des oreilles de son épouse, avait chuchoté des horreurs. L'arrivée de Nefret sur le palier avait permis à Ramsès de se contenir mais Percy avait insisté. Alors que la jeune femme se trouvait à quelques pas juste derrière lui, il avait conclut dans un sourire malfaisant : « Elle se cambre, vous savez, quand je lui effleure le... ». Ramsès ne l’avait pas laissé achever. C’est lorsqu’il avait entendu ces propos orduriers qu’il s’était retourné... et c’est pour ce geste que Nefret l’avait frappé.

La morsure du cobra était redoutable. Percy avait finement joué. Ramsès sentait son venin se répandre dans ses veines, assombrissant son regard comme rien auparavant ne l’avait jamais assombri. Et Percy en riait mais que disait la mythologie égyptienne à propos du dernier serpent qui avait offensé l’œil du faucon ?

- Vous êtes-là...

Ramsès releva la tête. La lune se cachait toujours mais David venait de signaler sa présence au bout de l’allée. Le jeune Anglais en fut surpris. Il ne l’avait pas entendu approcher. Pourtant, seuls les chiens avaient l’ouïe plus fine que a sienne.

-Je ne pensais pas vous trouver ici, reprit son ami en avançant.
- Et malgré tout, c’est là que vous êtes venu me chercher, fit remarquer Ramsès plein d’amertume.
- ... C’était en désespoir de cause, répondit David après une légère hésitation.

Il s’assit sur le banc de pierre. Il mentait. Ramsès allait rarement ailleurs qu’ici lorsque quelque chose le tourmentait. David le savait. Sa phrase n’était qu’une excuse - mal assumée mais David ne savait pas feindre - pour expliquer avec tout le tact qu’il pouvait, qu’il avait laissé à Ramsès la solitude que ce dernier désirait mais qu’à présent, lui, son frère, s’inquiétait.

- Excusez-moi, s’amenda alors Ramsès, conscient d’avoir été grossier et injuste.
- Je crois que j’ai plus à me faire pardonner, contredit David en se penchant sur ses genoux, à la manière dont Ramsès était lui-même courbé.

L’Egyptien prit une inspiration pour se donner du courage puis livra ce qui pesait sur son cœur :

- A Athènes, le mois dernier, au marché, lorsque Lia a reconnu Nefret,... j’aurais dû la croire... J’aurais dû la suivre. Percy a eu plus d’intelligence que moi.

Le rayon de lune était revenu et il faisait briller les yeux du jeune homme. Ceux-ci étaient pleins de larmes coupables. Ramsès détourna aussitôt le regard bien qu’il sût que David n’éprouvait nulle honte à les exposer devant autrui. Les Egyptiens n’avaient pas la fière réserve des Anglais. Ramsès avait beau le savoir, l’expérimenter tous les hivers, il ne pouvait s’empêcher de témoigner à son meilleur ami plus de convenances que ce dernier n’en réclamait.

- Ne dites pas de sottises, le rabroua-t-il le ton durci à la pensée de son cousin. Percy n’a pas le dixième de votre intelligence. Ni quoi que ce soit d’autre. Ce n’est qu’en fourberie que vous ne lui arrivez pas à la cheville !

David étouffa un rire triste et posa sa main sur l’épaule de Ramsès.

- Tous les défunts de ce cimetière m’en sont témoins, je fais un bien piètre frère. C’est vous qui me consolez alors que je venais vous dire de ne pas perdre espoir !
-De l’espoir ? Vous pensez vraiment ?

Ramsès se redressa et ouvrit ses mains. Entre les restes d’herbes, de glaise et de poussière, se trouvait le bijou qu’il avait déterré. Il n’avait pas le même éclat la nuit que le jour. Peut-être parce que personne ne l’avait plus porté depuis longtemps. Quand il l’avait trouvé autour de son cou, Ramsès avait demandé à Daria de le laisser dans son coffret à bagues. Elle l’avait fait. Et puis, le jour de l’enterrement, Ramsès l’avait retourné à celle à qui il appartenait.

- Il est temps de le lui rendre, encouragea David en frottant la terre à la surface du médaillon. Vous ne croyez pas ?
- Dans ce cas, j’espère que vous avez de bons arguments parce que je ne suis pas satisfait des miens.
- Eh bien, reprit le photographe en se levant pour lui faire face, je commencerais par dire qu’elle est en vie...
- Mais elle est l’épouse de Percy !
- Elle est également revenue...
- Mais elle n’a aucune idée de qui nous sommes !
- Et par chance, elle n'a pas perdu l'énergie que vous lui inspirez ! J’aurais voulu voir ça ! Je sais qu'elle vise bien !

Ramsès cessa de fixer le médaillon et leva les yeux sur David. Les yeux sombres du petit-fils d'Abdullah pétillaient sous ses longs cils noirs et les commissures de ses lèvres tremblaient.
Ramsès passa la main sur sa nuque, là où Nefret avait brisé le vase. Comment David savait-il... ?

- Vous devriez vous estimer heureux que cette potiche ait été vide... sinon, cela aurait fait une autre chemise bonne à jeter ! Tante Amelia n’aurait pas apprécié !

Gagné par la bonne humeur de David, Ramsès partagea son éclat de rire innocent. Cela lui fit du bien. Tellement de bien ! Il y avait longtemps qu’il n’avait pas ri. Si Nefret était apparue à son tour au bout de l’allée, joignant son rire cristallin à leur hilarité, il aurait pu penser que tout était redevenu comme avant...

- Ayez confiance, mon frère, souffla David comme le sourire de Ramsès se figeait. Nefet reviendra. Lia et moi avons un plan...




A suivre.


*Kensal green cemetary : l'un des "7 magnifiques", grands cimetières construits au XIXème siècle dans la périphérie londonienne. Kensal green est situé au nord-est de Londres. A l'époque, c'était le cimetière des gens riches.

** « evening dress » nom d’une collection de chaussures pour mettre avec un smoking fabriquées par le prestigieux Lobb, le bottier de la bonne société londonienne
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptySam 20 Aoû 2011 - 1:08

14. La déesse hippopotame

“ Je vais compter jusqu’à trois. Alors vous vous réveillerez et vous vous sentirez très heureuse aujourd’hui. Terminée votre mélancolie de ces derniers jours. Un... deux... trois »

Nefret ouvrit les yeux.

Le sourire que lui adressait le Dr Philipp remontait sa longue moustache que la brillantine finissait sur chaque extrémité de deux boucles parfaites, et dévoilait ses larges dents mal alignées, jaunies par le cigare.

- Comment vous sentez-vous, Nefret ?
- Très bien, je me sens sereine.
- Et vous vous sentiez encore mieux cet après-midi, si vous allez faire quelques courses chez Harrods...

Nefret quitta promptement le fauteuil dans lequel elle prenait place lors de ses séances quotidiennes et adressa à l’ami de son époux un sourire chargé d’espoir :

- Que dites-vous, Docteur ? Vais-je me souvenir d’autre chose ?
- Je ne veux pas vous gâcher la surprise, lui répondit l’homme de sciences en replaçant le précieux pendule dans son coffret en écailles en tortue. Vous me raconterez vous-même ce soir, au dîner !

Fébrile, Nefret acquiesça puis, laissant le médecin à ses occupations, quitta la bibliothèque et le deuxième étage, un sourire rêveur flottant sur les lèvres.

Bientôt un souvenir de plus !
C’était une excellente nouvelle ! Ils ne revenaient pas suffisamment vite à son avis. Cela l’attristait. Elle passait ses journées à s’en lamenter et ne prenait goût à rien : ni aux longues promenades au parc dans la victoria, ni aux conversations de ses voisines.
En vérité, elle s’ennuyait dans le défilé de ces jours qui se ressemblaient et se succédaient sans jamais aucune nouveauté. Elle ne demeurait jamais seule et pourtant et elle sentait abandonnée.
La veille, elle s’était surprise à penser à ce tableau, exposé chez les Emerson, que le professeur avait évoqué sur le quai de la gare. L’ennui lui avait donné l’envie d’aller y jeter un oeil...
Le docteur Philipp, qui était autant son médecin que son thérapeute, l’en avait dissuadée, fort heureusement.

Elle s’arrêta sur le demi-palier pour redresser une pivoine dans un bouquet, sur une console, et en huma délicieusement le parfum.

Depuis dix jours, elle s’ennuyait mais grâce au ciel, elle avait recouvré ses esprits ce matin et ne songeait plus du tout à aller visiter les Emerson. Elle se sentait heureuse à présent. Très heureuse. C’en était terminé de sa mélancolie de ces derniers jours !



Le premier étage était désert. Les domestiques avaient enfin fini d’accrocher aux murs tous les trophées de chasse de Percy. Nefret avait fait part à son mari de sa réticence à voir s’aligner ainsi les têtes décapitées de pauvres bêtes innocentes, servantes du bon Dieu, mais la volonté de son époux était seule maîtresse.

En avançant lentement, les yeux rivés au sol pour ne pas surprendre le regard accusateur ou implorant de ces êtres sacrifiés, Nefret entendit des murmures en provenance d’une pièce attenante. Elle interrompit sa marche et tourna la tête dans la direction indiquée.

Certes, il n’était pas du tout convenable d’écouter aux portes mais une voix en elle ( et certainement pas celle de la Mère supérieure qui l’avait éduquée), lui souffla toutefois que cette impolitesse, « en certaines circonstances », pouvait se révéler fort utile.

Aussi la jeune lady vint-elle coller son oreille contre la porte mal fermée :

- Mais si, je t’assure ! disait une voix féminine. Il est dans le salon des visiteurs !
- Impossible ! répondit son interlocutrice. Donald et Neil ont bien reçu l’ordre de ne pas le laisser pénétrer les lieux.
- Il n’empêche qu’il est actuellement à côté! Et je peux même te dire que c’est Susan qui l’a fait entrer !
- Susan ?!! Mais elle est affectée aux cuisines !!!

Nefret ne comprenait pas bien le scandale provoqué par le geste de Susan ( une personne qu’elle ne voyait jamais, comme la quasi-totalité du personnel de maison) car c’était à l’intendante de régler ce genre de détails. Elle se sentait, pour sa part, plus grandement concernée par l’identité du visiteur intempestif.

– Parce que tu l’ignores ? était en train de répondre la première domestique. Elle a le béguin pour lui depuis qu’il a fait innocenter son père dans cette affaire de vol, tu te souviens ?
- Mais ça ne justifie pas sa stupidité ! Ah ça !! Mais est-ce qu’elle sait qu’elle nous condamne tous en agissant de la sorte ?!!!
- Chuuut !! intima sa comparse. Il faut se débrouiller pour le faire partir avant que Miss Violet ou Madame n’aient vent de sa présence !

Nefret ne maîtrisait nullement l’art de surprendre des conversations, aussi se sentit-elle prise en faute lorsque la porte s’ouvrit subitement sur les deux soubrettes.
Les plumeaux glissèrent des mains, toutes les joues pâlirent et les deux jeunes servantes parurent si épouvantées que la maitresse de maison fut la première à se ressaisir.

- Qui Susan s’est-elle permis d’introduire dans le salon des visiteurs ? interrogea-t-elle de ce ton autoritaire que Violet lui avait appris à employer avec ses gens.
- Euh... personne, Madame !! Enfin...
- C’est son oncle, Madame... Nous allons lui dire de le recevoir dans la cuisine...

Mais leurs mensonges ne prenaient pas.

- Allez tout de suite chercher Hickman* et Donald, ordonna Nefret, sentant la colère mêlée de crainte monter en elle.

Tandis que les deux domestiques s’exécutaient, Nefret demeura sur le pas de la porte à s’interroger sur le meilleur comportement à adopter.

Le fils Emerson était ici !! A deux pas d’elle !!

Nefret pivota sur ses talons dans l’idée d’aller chercher le Dr Philipp. Sans doute était plus prudent de le laisser s’occuper seul du cousin Walter... Nefret ne tenait pas à le confronter. En effet, le médecin lui avait annoncé le retour imminent d’un souvenir, elle ne voulait pas que les mensonges de son horrible cousin vinssent perturber cette heureuse nouvelle !

Avec une certaine ironie, elle se dit que le fils Emerson avait mal choisi son jour... Car sans doute Nefret aurait-elle été ravie de le voir la veille, à une heure où des idées noires la tourmentaient encore...

Elle eut le malheur de songer à ces choses durant trop longtemps. Avant même de pouvoir regagner les escaliers, elle vit s’ouvrir la porte interdite. Précédant l’hôte indésirable, Susan, la fille de cuisine (qui prendrait indéniablement la porte à la suite du fils Emerson !), étira un sourire enchanté en constatant que sa jeune maîtresse se trouvait disponible. Seule. Sans distraction. Sans protection !

- Vous tombez à pic, Madame ! commença-t-elle. J’allais vous....

Le cousin Walter ne la laissa pas achever. Il apparut dans le corridor sans qu’on le vît quitter le salon, rapide et silencieux comme un démon des enfers, et il fut auprès de son hôtesse en un battement de cil. Il devait être fou pour oser braver ainsi l’interdit ! Et pourtant les lignes de son visage ne trahissaient qu’un calme olympien.

Immédiatement, Nefret eut un mouvement de recul mais l’homme lui saisit le poignet. Ni violemment, ni douloureusement, cela aurait presque pu paraître courtois. Seule la précision de son geste révélait la fermeté de ses intentions.

- Vos gens vont me chasser, dit-il. Ayez au moins la bonté de me laisser parler jusque là !
- Je n’ai à avoir de bonté ni pour vous, ni pour vos paroles, répondit Nefret en tentant de conserver autant de maîtrise qu’il le faisait. Allez-vous-en ! Et Lâchez mon bras ou je serais contrainte de me défendre. Votre crâne n’a certainement pas oublié de quoi j’étais capable !

Sa phrase, prononcée avec hauteur, avait pour objectif d’impressionner à défaut de pouvoir intimider. Il n’en fut rien. Tout du moins, le cousin Walter ne laissa rien paraître, si ce n’était un frémissement de la commissure des lèvres. Avait-il souri ?

L’idée qu’il se moquât d’elle l’irrita au plus haut point. Elle allait laisser sa colère exploser lorsqu’il lui fit ouvrir cette main qu’il refusait de lâcher.

- Oui, je vais m’en aller. Je tenais simplement à vous rendre ceci. C’est à vous.

Libérant enfin le petit poignet, il y abandonna un carré de soie. Il pesait un petit poids et Nefret sentait comme une boule contre sa paume. Elle le regarda à peine.
Elle fronça le sourcil tout en rendant le cadeau empoisonné à son cousin par alliance.

- Pour que je me souvienne de vous ? Cela ne m’intéresse pas !
- Non, contredit-il en repoussant doucement le bras de Nefret vers elle. Pour que vous vous souveniez de vous.

A cet instant, le majordome et le portier arrivèrent et, saluant courtoisement Nefret, remerciant amicalement Susan, le fils Emerson se laissa sagement raccompagner jusqu’à la porte d’entrée.

Nefret demeura seule dans le long corridor, le carré de soie toujours dans la main.

Qu’y avait-il à l’intérieur ? Devait-elle regarder ? Le jeter immédiatement ? Devait-elle préalablement en avertir Perçy ou le Dr Philipp ? Elle craignait tellement que cela n’altérât ses souvenirs.

Elle le posa finalement sur le rebord d’une fenêtre et alla demander son avis au médecin. Or, quand elle revint de la bibliothèque, le présent avait disparu.
Et Susan avec lui.

***


- C’est bientôt le derby ! annonça Violet toute excitée à la table du déjeuner.

Nefret n’avait pas manqué de rapporter à son époux et sa belle-sœur l’histoire du matin mais comme la disparition du mouchoir supprimait toute conséquence fâcheuse à cette mésaventure, on éluda cet ennuyeux sujet assez rapidement.

- Oui, mon petit cœur ! approuva Percy en riant tandis que sa sœur sautillait sur place comme une enfant en tirant sur la manche de son frère.
- Qu’est-ce que le derby ? interrogea Nefret.
- Oh si tu savais ! s’enthousiasma Violet, c’est l’un des plus grands événements de la saison !! Toute la bonne société londonienne se retrouve à Epsom pour un grand banquet en plein air le midi et un superbe bal le soir ! Il y a toujours tous les beaux partis à épouser qui te tournent autour et c’est l’occasion de montrer sa dernière garde-robe. Attention à toujours bien avoir une bottine ou une mousseline parisienne si tu ne veux pas être la risée de toutes les dames !
- C’est exact, approuva Percy. Accessoirement, c’est aussi une course hippique importante. Le roi sera présent donc ça attire tout un tas de gens intéressants pour mes affaires ! Violet, tu vas emmener Nefret chez la meilleure couturière de la ville. Je vais la présenter à certains de mes investisseurs. J’ai besoin que tu les émerveilles, ma chérie ! ajouta-t-il en baisant la main de son épouse.
- Je ferai ce qui te plaira.

Cet après-midi là, violet emmenait Nefret chez Harrods, le plus grand magasin de luxe de Londres. Non pas pour y acheter des robes (puisque Violet avait décrété passer commande auprès d’une maison de couture française, La Maison Lanvin, jeune quoique à la renommée plus que grandissante) mais pour se procurer des accessoires neufs : mouchoirs brodés, gants en peau d’agneau, chapeaux de paille anglaise ou italienne et ombrelles assorties.

Dans l’immensité du hall du magasin, Nefret saisit le bras de sa belle-sœur. Les lieux étaient impressionnants. Non pas tant par la richesse de ses ornements muraux, ou de ses fresques aux plafonds que par leur ampleur.
A l’inverse des boutiquiers qui recevaient leur clientèle dans des espaces parfois très restreints, les grands magasins se voulaient aussi vastes et aérés que des halles de marché !
Violet disait que Harrods s’établissait déjà sur deux étages et que des travaux étaient actuellement en cours pour transformer les appartements des niveaux supérieurs en nouveaux espaces de vente !

Epicerie fine, parfumerie, bijouterie, linge de maison, tenues de soirées, accessoires pour activité physique en tout genre... chez Harrods on trouvait de tout ! « Omnia Ubique omnibus » : la devise du magasin brillait en lettres d’or à la base du dôme baroque qui surplombait le hall.

Violet fit monter Nefret sur cette incroyable invention qu’était l’escalier roulant et toutes deux s’élevèrent ainsi du rez-de-chaussée et de son architecture emblématique du nouveau siècle vers le premier étage aux accents rococo.
Celui-ci était consacré aux dames, pour sa grande majorité. Joailliers, couturières, bottiers, mercières, modistes, tailleurs, les artisans au service de la femme mondaine se trouvaient tous réunis en un même espace, chacun disposant d’un « département » réservé à son commerce. Une véritable rue marchande au sein d’un seul étage !

Violet traversait les espaces d’un pas assuré, en véritable habituée des lieux, hélant un commis au passage. Nefret dut fixer son regard sur elle afin de ne pas la perdre. Car l’œil attiré par les articles sur présentoirs, la promeneuse inattentive avait tôt fait de se perdre dans les rayons, encouragée par les lumières des vitrines et les sourires des vendeuses, à toujours s’éloigner plus loin de l’allée centrale.

Ce qui ne manqua pas d’arriver à Nefret, dès que Violet la laissa en retrait après avoir aperçu une amie du côté des bottes d’équitation en cuir marocain.

Le regard attiré par un motif coloré sur un éventail, Nefret fit un pas dans sa direction et, sans vraiment s’en rendre compte, avança parmi les vitrines de nécessaires à broder, réticules, carnets de bals... jusqu’à la librairie.

Une carte du monde illustrée avait retenu son attention. Au centre, se trouvait l’Angleterre et son Empire. Figurant les colonies et protectorats, un éléphant paré d’étoffes soyeuses indiquait la position des Indes tandis que trois pyramides marquaient les sables de l’Egypte...

- Vous pouvez toujours faire examiner ce papyrus au British Museum, le Dr Emerson vous fixera mieux que moi sur sa valeur mais je pense pouvoir affirmer que c’est un faux !

Au prononcé de ce nom honnis, Nefret tourna la tête, les sens soudain en alerte. Mais sa nervosité n’était pas justifiée.
A quelques pas d’elle, une cliente à l’élégance qui reflétait incontestablement son appartenance à la société la plus raffinée, conversait avec le libraire.
Leur échange intrigua Nefret. Cette jeune lady, qui n’était accompagnée de personne, s’entretenait aussi sérieusement qu’un homme avec son interlocuteur qui, non seulement l’écoutait, mais semblait en outre faire grand cas de ses propos. Or, voilà qui allait à l’encontre de tous les préceptes qu’on avait enseignés à Nefret sur le bateau qui la ramenait à la civilisation ! Comment une dame pouvait-elle parler librement à un homme et le regarder dans les yeux sans y être invitée ?

- J’ai acheté ce papyrus à un philosophe égyptien qui le tenait lui-même d’un héritage ancestral ! S’offusquait l’homme. Songez que ses ancêtres avaient été les gardiens de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie !
- Bibliothèque qui a été détruite en quelle année, rappelez-le moi ? Insistait gentiment mais fermement la jeune femme. Je regrette, mon bon monsieur, mais un tel document ne saurait avoir traversé les âges... en demeurant en si bon état !

D’un geste gracieux, sa main gantée désigna les dorures et les rouges brillants du vieux parchemin.

- Et qu’en savez-vous, Madame ! Vous êtes égyptologue, peut-être ! l’attaqua le libraire, partant d’un grand éclat de rire.
- Non monsieur mais j’ai travaillé pour eux : je suis graphiste !

A cette nouvelle, Nefret laissa échapper un hoquet de surprise. Une lady qui exerçait une activité professionnelle !! Mais quel genre de femme était-elle ?! N’étaient-ce pas les ouvrières, les mères sans éducation, les filles sans le sou qui travaillaient ?!!!

L’intervention Nefret, aussi bruyante qu’impolie, rompit l’échange qui s’entretenait devant elle et la jeune lady ( ou plutôt la demi-mondaine, à en juger par sa méconnaissance des usages des gens de qualité) tourna son visage vers elle.

Contre toute attente, la jeune personne n’avait pas le visage d’une demi-mondaine. Il était gracieux, avenant et très pur, comme celui d’une princesse. Une princesse aux yeux agrandis par la surprise...

Une deuxième fois Nefret s’exclama. N’avait-elle pas déjà vu ces yeux ?

- Madame, puis-je vous renseigner ? s’enquit immédiatement le libraire en venant à elle.
- oh... Non, je vous remercie... Veuillez... m’excusez, bafouilla Nefret en tournant les talons.

Elle tenta de s’orienter, s’avisant avoir perdu la trace de Violet quand elle sentit une main légère se poser sur la sienne.

- Madame ?

C’était l’étrange lady de la librairie. Pourquoi l’avait-elle suivie ? Nefret tenta de s’en détacher rapidement.

- Je vous demande pardon, s’excusa-t-elle, je ne voulais pas interrompre votre conversation. C’était très incorrect de ma part. Passez une bonne fin d’après-midi.
- Il n’y a pas de mal, voyons ! répondit la lady dans un petit rire amical. Vous semblez quelque peu désorientée, puis-je vous aider ?

Il aurait été grandement préférable de refuser mais, au vu de tous ces départements de vente qui s’organisaient en labyrinthe, ces clientes qui encombraient les allées, ces vitrines qui aspiraient les regards...

- Volontiers, remercia Nefret, ravie de ce secours inattendu. J’étais venue avec ma belle-sœur mais... peut-être m’attend-elle à l’extérieur ? Sauriez-vous m’indiquer la sortie ?
- Il existe un service pour les clients perdus, lui apprit la jeune lady. Mais la file d’attente au guichet est désespérante ! soupira-t-elle. Que diriez-vous d’un thé au Coffee room pendant que nous demanderons à un commis de retrouver votre belle-sœur pour vous ?

L’idée était séduisante car les jambes de Nefret commençaient à se faire douloureuses à force de piétiner. Et puis c’était l’occasion de poser quelques questions à cette femme du beau monde dont l’éducation apparaissait si singulière.

Elle ne s’attendait pas à ce qui s’en suivit.

La lady s’appelait Amelia Todros et aux premiers mots qu’elle prononça, Nefret regretta l’invitation qu’elle venait d’accepter ; Mrs Todros était mariée à un Egyptien, ce qui la plaçait inéluctablement, et toute bien éduquée qu’elle fût, dans la catégorie sociale inférieure, celle que Nefret ne devait en aucun cas fréquenter.

Elle s’apprêtait à s’excuser poliment de devoir quitter la table pour retrouver Violet lorsqu’une question de la fausse lady détourna son attention :

- Vous nous observiez, tout à l’heure, chez le libraire, faisait-elle remarquer. Avez-vous vu ce papyrus ? Qu’en pensez-vous ?

La question surprit Nefret.

- Je ne sais que vous répondre. Je ne connais rien aux papyrus ! C’est la première fois que j’en voyais un !

Mrs Todros se moqua gentiment tout en versant son thé sur le nuage de lait dont elle avait préalablement recouvert le fond de sa tasse.

- Ces années passées cloitrée sur un ilot perdu au milieu de la mer Egée, vous auraient-elles vraiment fait tout oublier de vos connaissances en égyptologie ?
- Je vous demande pardon ?

La manière dont cette bourgeoise servait le thé (à la façon des gens de la bonne société) cessa d’intéresser Nefret qui leva sur son interlocutrice un regard intrigué. Cette dernière l’observait avec la même curiosité.

- Comment savez-vous toutes ces choses sur moi ? se défia Nefret, le ton un peu brusque, se rappelant de rester vigilante face aux gens qui prétendaient être d’anciens amis.

Son étrange compagne lui sourit avec bienveillance :

- Les gazettes ! Je ne sais ce dont vous vous souvenez et je ne sais ce que vous conseille votre médecin mais il faut que vous sachiez que tout le monde a toujours été très au courant de vos faits et gestes... vous n’avez jamais été femme à passer inaperçue, ajouta-t-elle en riant comme au souvenir d’une amusante anecdote.
- Racontez-moi... la pria Nefret, piquée de curiosité, toute suspicion envolée.


C’était la femme la plus intéressante que Nefret avait rencontrée jusqu’à présent et à son contact, Nefret sentait que sa mémoire lui reviendrait : en parlant du papyrus et du Caire, de Thèbes et de la Vallée des rois, il était venu à Nefret des images comme sorties d’un rêve ancien. Un profond sentiment de familiarité, de sécurité s’était emparé d’elle à la pensée de l’Egypte et de son pharaon.

Elle en était ravie, elle ne manqua pas de le rapporter le soir à la table du dîner.

- J’ai rencontré une personne charmante aujourd’hui ! annonça-t-elle avec entrain. Amelia Todros, une graphiste !
- Une graphiste ? répéta Percy, crachant presque le mot tandis que Violet manquait sa bouche en voulant y porter sa fourchette.
- Elle est très cultivée, plaida aussitôt Nefret, anticipant le préjugé que son mari ne manquerait pas d’opposer.
-Peu importe. Tu ne la fréquenteras plus ! trancha son époux en reprenant la découpe de sa côte de veau.

Ce fut au tout de Nefret de poser ses couverts sur le rebord de son assiette.

- Si je t’en parle, chéri, c’est justement parce que je voudrais que tu saches à quel point...
- Nefret, j’ai dit « non » !

Puis, d’un ton plus doux, il poursuivit :

- Tu as trouvé tout ce qui te fallait pour le derby ?
- ...oui. Percy, j’essaie de te dire...
-ÇA NE M’INTERESSE PAS ! coupa-t-il en quittant son siège, frappant du poing sur la table.

De toute sa hauteur, il dominait son épouse qu’il tança vertement :

- Quand je te dis quelque chose, Nefret, j’entends que tu obéisses ! Qu’est-ce qui te prend de discuter ? Qu’est-ce qui lui prend, Philipp ? questionna-t-il en se tournant soudain vers le médecin. Aurais-tu oublié de lui donner ses soins, ce matin ?
- Bien sûr que non, rassura le médecin en s’essuyant la moustache que le plat en sauce avait légèrement colorée. Nefret, encouragea-t-il en se penchant à son tour vers sa patiente, n’avez-vous rien de plus important à nous raconter ? Vous êtes-vous souvenue de quelque chose aujourd’hui ?

La bonne surprise avait été gâchée. Nefret n’avait plus grande envie de la faire partager.

- Je me suis souvenue de l’Egypte, dit-elle simplement.
- C’est très bien, la félicita brièvement Percy.

Violet ne fit aucun compliment et le Dr Philipp parut déçu.

- Et rien d’autre ?
- Non.

Le dîner s’acheva dans un étrange silence.



Quand il vint la rejoindre dans sa chambre, ce soir-là, Percy resta sur le pas de la porte :

- Nefret, s’exclama-t-il choqué. Tiens-toi correctement, nom de dieu ! Tu n’es pas chez les sauvages, ici !!

Occupée à étudier un ouvrage de médecine qu’elle avait retiré de la bibliothèque, Nefret releva la tête, surprise de la réprimande.

Quelle position incorrecte tenait-elle ? Montée sur son lit, elle était assise en tailleur, son encyclopédie ouverte sur ses cuisses. Avisant soudain avec horreur qu’elle avait les jambes écartées, elle changea promptement de position.

- Excuse-moi, dit-elle rougissante, je n’ai pas fait attention.

C’était la première fois que cela lui arrivait. Absorbée par sa lecture, elle avait pris, sans y réfléchir, la seule position qui lui paraissait naturelle. Chose bien étrange puisque Violet ne l’avait pas habituée à de telles manières. Il lui avait pourtant semblé ne pouvoir étudier qu’ainsi...

- Qu’est-ce que tu fais ? interrogea-t-il avec brusquerie en approchant d’elle.
- Mrs Todros m’a dit quelque chose d’étrange, répondit Nefret d’un ton absent, toute occupée qu’elle était à sa lecture. Je voulais vérifier...
- De la médecine ? s’étonna-t-il en avisant le livre. Qu’est ce que tu voulais vérifier ? Si tu n’es toujours pas enceinte, c’est seulement parce que tu n’y mets pas de bonne volonté !

Il lui retira l’ouvrage des mains et Nefret comprit qu’il n’était plus l’heure de la lecture. Docile, elle s’allongea sur ses oreillers et remonta sa chemise de nuit sur ses hanches.

- Percy, dit Nefret qu’une idée perturbait, Mrs Todros m’a dit que j’étais médecin...

Son mari la dévisagea un instant avant de partir d’un grand éclat de rire.

- C’est une ineptie ! Cette bougresse ne sait pas de quoi elle parle ! Toi, une lady, travailler ?! Ce serait avilissant ! Tu as d’ailleurs toujours été du même avis que moi. Ne me dis pas que tu l’as crue ?

Nefret détourna le regard.

- Elle dit que c’est écrit dans les journaux...
-Et je t’ai déjà dit de ne pas croire les journaux ! Ce ne sont que des ramassis de mensonges !
-Mais, insista-t-elle, j’ai lu cet article sur l’iridectomie et je l’ai intégralement compris... cela signifie-t-il que je...

Une violente douleur l’obligea à s’interrompre. Elle gémit et Percy grogna. Il disait qu’elle le déconcentrait lorsqu’elle émettait ce genre de sons mais elle ne parvenait jamais à rester silencieuse.

- Tss, si tu ne te laisses pas faire, aussi ! Maugréa-t-il. C’est maintenant qu’il serait intéressant que tu écartes les cuisses, vois-tu ! Qu’as-tu besoin de me parler de médecine en ce moment ? Il n’y a qu’un seul médecin dans cette maison et ce n’est certainement pas toi !

Mais Nefret avait l’esprit trop embrouillé pour être une bonne amante. Percy le comprit et décida bientôt de remonter son pantalon de pyjama. Comme tous les soirs, il quitta la chambre en claquant la porte, furieux de cet énième échec.

Allongée dans son lit, Nefret laissa son regard perplexe tomber sur l’encyclopédie de médecine. Si elle n’était pas médecin, pourquoi les pages qu’elle avait lues lui avaient-elles remémoré des soins dans une petite clinique réservée aux femmes, quelque part dans un quartier sordide d’un pays de sable...

***


Lettre, liasse série B


Chalfont House, le 27 mai 1913,

Mon cher Ramsès,

J’ai enfin rencontré Nefret !

Cela fait des jours que j’essaie mais Violet la surveille comme un petit soldat. Si son frère et elle sont trop arrogants pour se souvenir de mon nom, mon visage ne leur est malheureusement que trop familier. Aussi dois-je agir avec prudence.
Pourtant, aujourd’hui, c’est Violet qui a fait montre d’une négligence trop heureuse pour que je n’en saisisse l’occasion !

J’étais chez Harrods, au libraire. A vous, je peux le dire : je faisais couvrir un manifeste en faveur du suffrage féminin avec une reliure évoquant une œuvre de Shakespeare. Cela permet de faire connaitre notre mouvement au sein des bancs d’université sans que les étudiantes rejettent en bloc nos idées avant même les connaître.
C’est Ellen Wilkinson qui a proposé l’astuce. Elle a de plus en plus d’influence au sein du NUWSS**. Elle n’a pas encore vingt-trois ans mais je pense que, bientôt, on lui confiera de grandes responsabilités. J’ignore si Christabel vous a parlé d’elle ? Cette militante est jeune mais son esprit est très vif ! Je crois qu’elle peut faire de grandes choses pour le droit de la femme. J’aimerais la présenter à tante Amelia.

Mais je m’égare.

Je discutais donc avec le libraire parce qu’un papyrus qu’il vendait me paraissait suspect. Et Nefret est apparue à côté de moi, probablement attirée par les mots « égyptien » et « antiquité ».
Elle ne m’a pas reconnue même si un éclat dans son œil m’a laissé deviner que mon visage devait lui être familier... exactement comme la dernière fois que nous nous sommes rencontrées, sur la place du marché, à Athènes.
Mais je ne pense pas qu’elle ait fait le lien.

Je l’ai invitée à boire un thé et elle a tout de suite accepté.

Mon cher cousin, j’ignore comment vous avez fait pour vous contenir lorsque vous l’avez rencontrée mais j’avais la constante envie de me lever de ma chaise et de m’écrier « c’est moi, Nefret, souvenez-vous ! ».
Perdre la mémoire est une chose mais tenir le discours qu’elle avait en est une autre ! Que lui ont-ils fait ?! Où sont passées ses prises de position bien affirmées et ses élans chaleureux ?

Nous avons tout de même réussi à discuter un peu. Je crois pouvoir affirmer que cela lui a plu. Elle a semblé mal à l’aise lorsque j’ai évoqué ses études de médecine mais je n’aurai pas le moindre mal à l’entretenir de l’Egypte. Elle s’y intéresse déjà beaucoup. Surtout à Ramsès II ( à vrai dire, elle n’a parlé que de lui ! Est-ce parce que c’est le seul pharaon qu’évoque la Bible ? ).

Elle a accepté de me revoir.

Je vais la rencontrer seule à nouveau pour affermir la confiance qu’elle a commencé à m’accorder mais j’espère pouvoir la convier au five o’clock tea de « Mrs Churll » assez rapidement. David vous aura certainement expliqué que c’est là l’unique but de notre manœuvre.
Si je peux l’amener à rencontrer ces femmes avant que ses premiers souvenirs ne me trahissent aux yeux de Percy, nous l’aurons sauvée !

Je ne manquerai pas de vous rapporter nos prochaines rencontres.

En attendant, je vous embrasse, vous, mon oncle et tante Amelia.

Votre très aimante,

Lia




Deux jours plus tard, par le plus grand des hasards, Nefret rencontrait de nouveau Mrs Todros, à l’église, alors qu’elle sortait de la confession. Elles bavardèrent un peu tandis que Violet se confessait à son tour et parler avec Amelia Todros fut un réel enchantement.

Nefret supplia Percy de la laisser fréquenter cette bourgeoise qu’elle se surprenait déjà à surnommer affectueusement « Lia ».

- Je ne la recevrai qu’à la maison, si vous craigniez qu’on me voie en sa compagnie, proposa-t-elle.

Mais cela ne fut pas nécessaire. Persuadé par le Dr Philipp que cette amitié était bonne pour sa femme, Percy accepta.

Recouvrer le plaisir de la discussion littéraire, philosophique ou scientifique avec Lia, partager avec elle des parties de croquet, des promenades équestres ou pédestres, en ville ou dans la campagne, rendaient à Nefret sa joie et sa gaieté.
Excellent stimulant, cette joie retrouvée favorisait le travail de sa mémoire.
Plus elle fréquentait Lia, plus ses souvenirs revenaient.
Curieusement, elle se souvenait jamais que de scène illustrant Percy, même lorsque la discussion portait sur un cheval ou la mode d’un jupon mais la satisfaction de voir son passé se reconstituer suffisait amplement à Nefret.

Par ailleurs, au fil de ses recherches sur le peuple de Pharaon, l’Egypte renaissait également dans la sa tête. Ni Percy ni Violet ne s’y intéressaient, aussi était-il réjouissant pour la jeune femme de pouvoir partager ses découvertes avec Lia, qui, d’après ce que Nefret avait cru comprendre, possédait plusieurs parents dans le métier.

- Peut-être un jour me les présenterez-vous, avait-elle suggéré.
- Je n’y manquerai pas ! avait répondu Lia en souriant.

Du nom des dieux aux chronologies des rois, des mœurs de l’époque aux techniques de momification, lentement, la civilisation reprenait vie dans son esprit.

Mais plus que l’Egypte, Nefret se surprit une passion pour un pharaon : Ramsès. Sans qu’elle sût vraiment pourquoi, ce nom l’obsédait. Elle savait qu’il en avait existé plusieurs ( jusqu’à onze !), elle n’arrivait pas à trouver son favori.
Elle avait beau lire encore et encore tout ce qu’elle pouvait trouver d’information sur cette dynastie, sa faim de connaissance n’était jamais rassasiée.
Ce nom la faisait sourire et rêver.
Ce nom la faisait également enrager et pleurer.

Elle ne comprenait pas.

Elle savait tout du nom, elle connaissait ses différents visages. Et pourtant ...
demeurait un mystère qu’elle ne parvenait pas à élucider.

Elle n’en parla ni à Percy, ni à Lia, ni même au curé... surtout pas au curé !

C’était un secret qu’elle souhaitait conserver pour elle parce que son cœur battait trop fort à l’évocation du nom du pharaon. Et l’idée qu’elle pût ressentir un amour plus puissant envers un être différent de son mari lui donnait la terrible impression d’un adultère, crime doublement puni par la loi des hommes et par celle de Dieu...
Ajouter à cela l’idée que les pharaons étaient eux-mêmes des dieux, en aimant l’un des Ramsès ( et peut-être même les onze à la fois !) Nefret violait également le premier des dix commandements !

- Je brûlerai en enfer, désespéra-t-elle un matin devant sa table de toilette.
- Pourquoi dites-vous ça, Madame ? questionna innocemment sa femme de chambre qui lui arrangeait les cheveux.
- Pour rien.

Nefret poussa un soupir muet et laissa ses yeux errer sur sa table de beauté.

Son coffret à bijoux était ouvert. Nefret regardait rarement à l’intérieur puisque c’était sa femme de chambre qui prenait le soin d’assortir les parures aux tenues du jour qu’elle choisissait.
Ce matin, elle avait besoin de se changer les idées. Aussi tira-t-elle à elle la boîte en opaline.

Elle possédait une quantité impressionnante de sautoirs, elle en fut étonnée. Il fallait dire que Violet l’emmenait en course presque tous les jours.

Au fond du coffret, le regard de Nefret fut attiré par un éclat nacré. La jeune femme s’en surprit puisque la nacre n’était plus au goût du jour depuis une bonne décennie. D’où venait ce collier ?

Le dégageant avec délicatesse, elle découvrit un pendentif en argent et éclats de nacre au bout d’une longue chaine. Nefret n’avait pas le souvenir d’avoir jamais acheté pareil bijou.

Soudain elle se sentit étreindre par deux sentiments aussi violents que contradictoires. Une vague d’amour la submergea tout en même temps qu’une tristesse incommensurable.

Désorientée, elle congédia sa femme de chambre afin de donner libre cours à ces incontrôlables émotions. Elle se jeta sur son lit, étouffa ses pleurs dans ses oreillers.
Que lui arrivait-il ? Elle était heureuse mais son cœur souffrait tant ! Dans ses sanglots, une seule pensée la traversait, un seul nom se formait : Ramsès.

Quand elle se fut calmée, Nefret revint vers la coiffeuse pour observer le bijou. C’était un collier tout ce qu’il y avait de plus occidental. Il ne pouvait pas provenir d’Egypte.

Alors pourquoi son nom ?

Ramsès, roi de toutes les terres du Nil, Horus d’or, fils du Soleil, était de tous
les souvenirs d’Egypte le seul qui fût à la fois le plus beau et le plus triste. Il était comme... comme une larme dans la lumière de Rê.
Quel était ce secret qui liait Nefret et Ramsès ?



Lettre liasse série B


Chalfont house, le 1er juin 1913

Mon cher Ramsès,

Elle est prête !

Nous nous entendons très bien et Percy et Violet ne se doutent de rien !
Elle a refusé d’aller se promener au British Museum, craignant de vous y trouver, mon oncle et/ou vous ( je ne crois pas qu’elle sache que mon père possède là-bas une table d’étude également) alors je me suis contentée de lui montrer une brochure de l’exposition que vous aviez organisée en 1908 sur la terrasse d’un café.

Lorsqu’elle a vu la photographie du pectoral d’Ahmosis légendé « couronne d’Hachepsout », elle l’a spontanément commentée :

- Le Professeur va être furieux !
- Pourquoi dîtes-vous cela ? ai-je demandé, réellement étonnée par sa remarque.
- Enfin, Lia, m’a-t-elle rétorqué, l’air outrée. Regardez, ils se sont trompés ! Hachepsout est une reine, elle ne peut pas porter de collier de poitrine d’homme !
- Et cela va fâcher le Professeur ?
- Evidemment ! Lia, j’ai l’impression que vous ne connaissez pas le Professeur ! Il a répété son erreur à Budge, je ne sais combien de fois au cours de l’année dernière !

J’ai eu un mal fou à lui masquer la joie que cette réaction a déclenché en moi !

Elle est prête !!

Demain, je la retrouve chez « Mrs Churll ». C’est une bonne chose qu’elle rencontre le NUWSS avant le derby. Avec ce que vous a dit Christabel sur Emily, j’aimerais que Nefret assiste à la réunion afin de comprendre ce qui va se passer jeudi.

Encore un peu de patience, mon cher cousin, notre Nefret n’est plus très loin !

Votre bien aimante,

Lia




Manuscrit H

Ramsès replia la lettre que lui avait écrite Lia et la posa sur le bureau. Il croisa un instant ses mains sous son menton puis s’empara de nouveau de la lettre et la relut avec délectation :

Nefret s’était souvenue ! Pas d’un mensonge de Percy, pas d’une généralité comme le nom du premier ministre l’année de sa disparition mais d’un fait de son passé, un fait de leur passé, un souvenir de famille !

Déjouant les pièges de Percy et de son médecin, Lia avait réussi à faire marcher Nefret sur les traces de sa personnalité. La mémoire de cette dernière lui revenait ! De plus en plus ! De mieux en mieux !

Aussi sûrement que cette bonne nouvelle l’enchantait, elle avait l’inconvénient de profondément l’agacer.

Si seulement cette stupide interdiction judiciaire ne le privait pas de s’approcher de Nefret !

Bien sûr, il ne la respectait pas. En mendiant, en vieillard, en marchand ambulant, en ramoneur, tout déguisement était bon pour aborder son amie dans la rue. Mais quel intérêt cela présentait-il lorsqu’il ne pouvait ni lui parler, ni recevoir son sourire ?

Assis derrière son bureau, il se sentait impuissant à se contenter de suivre les progrès de Nefret à travers les lettres de sa cousine. Il aurait tant aimé participer.

Le médaillon qu’il lui avait rendu était-il d’une quelconque utilité ?
Susan l’avait assuré l’avoir placé dans son coffret à bijoux.
Le portait-elle ?
Plusieurs fois, la nuit, Ramsès s’était glissé dans sa chambre pour la regarder dormir mais il avait toujours constaté que le talisman reposait sagement sur la table de toilette.
Avait-elle déchiffré le message qu’il avait inscrit à l’intérieur ?

Si l’égyptologie était la clef de la mémoire de Nefret, afin de lui rappeler qui elle était Ramsès irait jusqu’à se déguiser en ces horribles momie dégoutantes qu’elle affectionnait étrangement.

Il poussa un soupir et une feuille de papier glissa à terre. Ramsès lui jeta un coup d’œil distrait.

C’était la traduction d’une prière à Taweret, la déesse hippopotame. Divinité au corps monstrueux, cette gardienne des femmes enceintes avait pour rôle de protéger les enfants à naître. Par sa laideur et son corps difforme, elle effrayait ainsi les mauvais esprits.

Lia, qui était pourtant jolie comme un cœur, pouvait-elle être la Taweret de Nefret ?
Tout le monde dans la famille espérait tant voir la jeune femme accoucher de cette ancienne fille, cette ancienne sœur, cette ancienne nièce qu’on leur avait un jour retirée.

- Lia, sois notre déesse hippopotame...



A suivre...


Commentaire sur la fic:ici


*****************************
* Neil Hickman : Nefret appelle son Maître d’hôtel directement par son nom de famille ( et le vouvoie) tandis qu’elle nomme les autres domestiques par leur prénom ( et les tutoie) en raison de la hiérarchie domestique. De par leur fonction, seuls le Maître d’hôtel et l’Intendante de maison avaient, en effet, l’honneur d’être ainsi distingués.
** le NUWSS : aha... je vous en parle dans le chapitre suivant alors patience !!
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyLun 5 Sep 2011 - 0:18

15. Un lion dans la vallée


Manuscrit H

Le sang avait coulé à grosses gouttes sur la terre battue, les murs de brique avaient dû se renvoyer un long moment la résonnance de l’épais liquide tombant dans la flaque poisseuse. Mais l’air chaud et sec du désert avait fait son travail et au sol, il ne restait plus grand-chose des deux ou trois litres de sang qui avaient dû se répandre rapidement.

Alors que ses yeux observaient la scène d’un crime que, pour une fois, il n’avait pas eu le temps de commettre, ses oreilles tentaient de capter d’autres informations.

Mais autour de lui, il n’y avait que le vent qui balayait la poussière, les cailles qui picoraient la terre, la chèvre et les ânes qui s’ennuyaient dans leur abri.

Il n’y avait aucun bruit suspect.

Il se retourna vers la plus haute des façades qui emmuraient une partie du jardin.
La maison de briques, qui malgré son coquet mobilier à l’occidentale n’avait jamais abrité grand monde, était déserte. Les domestiques égyptiens avaient probablement fui en découvrant les trainées de sang dans la cage d’escalier. Nul n’avait osé approcher le corps, les pauvres idiots avaient sans doute vu dans cette mort un message du Ciel en colère. Pourtant, les vitres brisées, les tiroirs renversés et les fauteuils éventrés laissaient deviner que la malédiction des dieux n’en avait pas impressionné certains... A moins que le meurtre n’ait été précédé d’une lutte, d’une course poursuite ou d’une fouille rapide et impatiente à la recherche d’un objet bien particulier... Un objet que la victime avait tenu dans sa main peut-être, ce qui expliquerait pourquoi cette dernière trainait dans la basse-cour, non loin du cadavre.

- Sommes-nous obligés de rester ici ? L’odeur est insupportable ! Regardez, même les bêtes n’osent pas s’en approcher !

La voix de sa compagne le détourna à peine de ses pensées.

- Ne fais pas tant de manière, Daria. Cela ne sent guère meilleur à El Wa’sa, il me semble, répondit Sethos en approchant de la main du mort.

Les doigts raides et poussiéreux étaient encore repliés sur un morceau de papier. Daria ne trouva pas la chose aussi intéressante et son ombre au sol se retira, révélant à la lumière le secret pour lequel « Fritz Effendi » avait payé de sa vie.

- Humpf ! L’homme en vie sentira toujours meilleur que l’homme... battu, mutilé, éventré et mort depuis au moins une semaine, énuméra Daria en étudiant la victime d’aussi loin que la petitesse du jardin lui permettait de rester.

Sethos ne répondit pas.

Evidemment, il avait tout de suite noté l’étrange supplice qu’on avait déjà infligé à sa cible. La mort n’avait pas été donnée au hasard :
Le torse dénudé portait les marques du bâton, châtiment réservé aux voleurs ; les traces de sang séché sous les conduits auditifs indiquaient quant à eux qu’on lui avait crevé les tympans. Dans ces circonstances, quels besoin de ses oreilles ? on les lui avait par conséquent retirées, sanction infligée aux délits importants. Enfin, l’infortuné avait manifestement été jugé coupable de crime contre Pharaon et avait ainsi lentement agonisé sur la barrière qui fermait son jardin, empalé sur l’un des piquets.

Trop étrange pour ne pas éveiller la curiosité d’un fin connaisseur. Aucun doute, la loi de Maât avait été rendue. Et on avait puni le « Fritz Effendi » comme sous l’Ancienne Egypte.

- Cela n’arrange-t-il pas vos affaires ? Peut-on partir, maintenant ? questionna encore Daria, trop allégeante pour céder à sa terrible envie de quitter les lieux sans lui.
- Fouille la poubelle, dit-il songeur.
- Pourquoi ? Je vais tacher mon si joli pantalon ! objecta-t-elle en faisant pourtant tomber le réservoir à ordures du bout du pied. Qu’est-ce que je dois chercher ?
- Des dessins râtés.

Accroupi auprès du membre sectionné, Sethos examinait la feuille de papier. C’était les restes d’un croquis, aisément reconnaissable car ce n’était pas la plus grande partie de la feuille qu’on avait arrachée.

En réalité, seul un morceau bien défini avait été emporté. Sethos le connaissait. La scène qu’il avait entre les mains figurait une offrande de Nefertari à Isis. Il l’avait déjà vue. Elle ornait un pan de mur dans la tombe thébaine de la grande épouse royale de Ramsès II qu’on avait découverte voici une dizaine années, dans la Vallée des reines.

Elle ne possédait a priori rien d’exceptionnel.

C’était une scène d’offrande comme les épouses en difficulté de grossesse avaient coutume de faire, sous l’Egypte antique, à la déesse qui contrôlait la fertilité des femmes.

Mais Sethos fronça le sourcil.

Le morceau qui avait été arraché correspondait à une partie du texte hiéroglyphique qui accompagnait la scène : somme toute une banale prière à Isis.

Pourquoi s’en était-on emparé ?

***


Lia avait convié Nefret au five o’clock tea de Mrs Churll, ce mercredi, juste avant le derby. Dans le tout Londres aristocratique, il était connu comme un petit salon littéraire où l’on parlait également de philosophie. Il était très érudit... cela n’intéressait donc pas tellement Violet qui fit des jérémiades lorsque Percy lui demanda d’y accompagner sa belle-sœur.

- Je vais m’y ennuyer, argumenta-t-elle.
- Il est situé St James Square ! Tu veux vraiment que nous prenions le risque de laisser Nefret croiser les Emerson ? vociféra son frère.

Il ajouta quelques mots à voix basse mais Nefret ne se trouvait pas assez près d’eaux pour les comprendre. En lady parfaitement éduquée, elle ne chercha absolument pas à savoir ce que l’on désirait manifestement lui taire bien que cela la peinât.

Elle se concentra alors sur les seules paroles qu’elle avait entendues.

Nefret avait appris de Percy que la branche cadette de la famille Emerson possédait une maison située St James square. Si par malheur il se savait que Nefret se rendait chez leur voisine, nul doute que l’une des femmes Emerson serait présente à ce thé !
Or, la mémoire de la jeune femme n’était pas encore suffisamment fiable pour la laisser affronter seule les mensonges des Emerson.

- Peut-être peux-tu simplement venir cinq minutes pour les dissuader de participer et venir me chercher à la fin ? proposa-t-elle.
- J’aime ton bon sens, Nefret ! Tu es beaucoup mieux avisée que mon méchant frère ! la remercia Violet en tirant la langue à Percy.




Mrs Churll possédait une très belle demeure victorienne.

En descendant du laudeau-coupé de Violet ( on ne prenait jamais la voiture automobile de Percy, trop masculine, lorsqu’on se déplaçait sans ce dernier), Nefret jeta discrètement un regard de chaque côté de la rue. Elle ne savait pas au quel numéro habitaient les Emerson junior mais elle ne vit aucune tête indésirable dans les environs.

Mrs Churll vint accueillir ses invitées alors que le maître d’hôtel venait juste de refermer la porte derrière elles.

- Nefret, quel plaisir de vous revoir ! Vous veniez quelques fois, avant... Mais j’imagine que vous ne vous en souvenez pas ?

Mrs Churll était une femme assez grande, qui prenait visiblement plaisir à manger, ses longs cheveux bruns coiffés (tout comme ceux de Nefret) à la « Gibson girl » et son œil de praline paraissait très intelligent. Ainsi que le voulaient les convenances, elle était vêtue à la toute dernière mode mais, étonnement pour son âge et sa condition, ne portait ni bijou ni fard. Un peu de rouge sur les lèvres était sa seule coquetterie ( ou politesse ?).

- Je regrette de ne pouvoir vous saluer de façon moins formelle, s’excusa Nefret, un peu honteuse de ne pas se souvenir de son hôtesse.
- J’espère en ce cas que ce thé vous donnera envie de revenir me saluer plus amicalement la semaine prochaine ! répondit Mrs Churll avec un pétillement au fond des yeux.

Nefret lui sourit.

Bien que l’apparence de cette femme laissait à croire que leurs éducations différaient, la jeune Mrs Peabody sentait que l’amitié de Mrs Churll était sienne depuis plusieurs années. Elle espérait s’en souvenir durant les deux heures à venir.

Mrs Churll se tourna ensuite vers Violet qu’elle accueillit beaucoup plus brièvement.

- Miss Peabody, je suis très surprise de vous accueillir sous mon toit.

Aussitôt, elle recula et ouvrit la marche dans le couloir.

- Suivez-moi, je vous en prie.

A voix très basse et très rapidement, comme elle remontait l’obscur corridor vers le lumineux salon de réception, elle ajouta :

- Je crois qu’il reste une place près des pâtisseries si la conversation vous est trop indigeste.

Violet dut entendre malgré tout ou bien les deux femmes ne se portaient mutuellement pas dans leur cœur. Car après avoir embrassé le salon et les convives d’un seul regard, Violet déclina l’invitation :

- J’étais seulement venue vérifier la bonne fréquentation des lieux... Vous savez, je suppose, quelle réputation ont ces salons où des femmes, sous couvert de se réunir pour parler philosophie, fument de l’opium et... eh bien... font d’autres choses !!
- Oh, vous connaissez ? De tels salons n’existent pourtant pas à Londres, la renseigna l’une des convives (une demoiselle aux nattes relevées). Vous avez dû ouvrir un livre pour obtenir cette information ! Je suis... impressionnée !

Son ton des plus sardoniques fit naître le sourire sur le visage de quelques unes.

- Nellie !! la reprit aussitôt Mrs Churll.

Mais elle n’ajouta aucune autre forme de réprimande. Du reste, Violet avait déjà relevé le menton et tourné les talons.

- Nefret, je passe te chercher à sept heures. Si tu veux partir plus tôt, envoie-moi chercher chez Harrods.

Elle ordonna au maître d’hôtel de lui tenir la porte et sortit à petits pas vexés.
Nefret se retourna sur son hôtesse avec une certaine appréhension. Ces femmes n’avaient pas été bienveillantes envers la pauvre Violet. Avait-elle bien fait de rester elle-même ?


Lia n’arriva qu’un quart d’heures plus tard, enchantée de retrouver sa nouvelle amie :
- Nefret, je vous remercie d’avoir accepté l’invitation. Vous allez voir, nos gouters chez Mrs Chull sont un pur régal !


Il s’avéra que Lia ne fréquentait pas vraiment le salon littéraire Mrs Churll. Plus exactement, le five o’clock tea de Miss Churll n’avait rien d’un salon littéraire ! Dit autrement encore, Mrs Churll ne tenait aucun salon...

La prétendue « Mrs Churll » s’appelait en réalité Alice Zimmern, enseignait les lettres classiques, et était une militante du NUWSS, le National Union of Women’s Suffrage Societies.

Soigneusement tenue à l’écart de ce genre de personnes par Percy, Nefret fit la connaissances de quelques unes de ces militantes : Miss Rebecca West qui était actrice, Miss Margaret Cole qui était, tout comme Mrs Zimmern, professeur de lettres classiques, Miss Vera Brittain qui étudiait la littérature, Miss Richmal Crompton qui serait bientôt institutrice, la jeune Ecossaise Annie Knight de seulement dix-huit printemps qui était déjà romancière, Miss Ellen Wilkinson qui voulait se lancer dans la politique et Miss Nellie Hall, qui était intervenue de façon bien peu amicale envers Violet...

- La filleule d’Emmeline Pankhurst, précisa Lia.

Nefret frémit.

Emmeline Pankhurst, Nefet avait entendu parler d’elle.

Qui ne la connaissait pas ?

C’était « la plus inconvenante de toutes les dames de sa génération ». Elle et « son engeance » comme disait Percy étaient la honte de l’aristocratie. Elle s’était faite passer pour quelqu’un de correct en se mariant et enfantant cinq fois mais dès que son époux était décédé, s’était précipitée de fonder un mouvement réactionnaire pour le droit de vote des femmes !

- Un total non sens, disait Percy.

Parce qu’elle refusait sa date de naissance, persuadée d’être née le jour de la commémoration de la prise de la Bastille, selon l’Histoire de France, le Dr Philipp la qualifiait de « folle à lier ». Et ses multiples incarcérations faisaient d’elle une « ennemie de la bonne société », renchérissait Violet.

Les avis qu’en émettaient les invitées de Mrs Zimmers étaient critiques mais beaucoup plus compréhensifs ! Ces femmes, ce soir assemblée, qui n’avaient pas encore trente ans, luttaient pour « la reconnaissance des droits rattachés à leur sexe », droits « bafoués », à l’honneur « humilié ».

Nefret ne comprenait pas ce genre de discours.

Chez les religieuses, elle n’avait appris qu’une chose : la femme était la servante de Dieu ; et Percy lui avait dit que, comme l’homme avait été créé à l’image de Dieu, la femme devait obéissance à l’homme. Celles qui contestaient cela n’étaient tout simplement pas de bonnes chrétiennes.

- Ne laissez pas l’interprétation des Evangiles par les hommes altérer votre bon sens, Nefret ! opposa Mrs Zimmern après que la jeune femme eut donné son avis sur la question.
- Nous ne demandons pas à nous élever au dessus des hommes, expliqua Miss Knight. Nous réclamons simplement la reconnaissance officielle de notre capacité à comprendre les lois et y participer !
- Parce qu’il est inutile de se voiler la face, renchérit Miss Wilkinson. Combien d’hommes, avant d’aller voter demandent leur avis à leur épouse ? En vérité, NOUS votons à travers eux !
- Sans oublier que nous possédons déjà le droit de vote local, ajouta Miss West, ses sourcils épais se fonçant dessus ses paupières. Alors pourquoi nous refuser le vote national ?

Les dames étaient assises en cercle fermé autour d’une table basse et se faisaient passer entre elles un plateau de biscuits. A intervalles réguliers, une domestique venait remplir leurs tasses de thé.
Nefret les compara à Percy et ses investisseurs qui discutaient de la sorte, de politique ou d’économie, autour d’un brandy et quelques cigares, les soirs de réception.
Qu’il était étrange de voir les femmes se comporter en homme... mais leur conversation n’en paraissait pas moins sensée !!

- Mes amies, reprit Mrs Zimmern en demandant le silence. La réunion de ce jour est extrêmement importante compte tenu de la récente loi que vient de promulguer le parlement. Nefret, en avez-vous entendu parler ?
- Non, répondit-elle, quelque peu réticente à l’idée de livrer son opinion. Mon mari ne veut pas que je lise les journaux.
- Tiens donc ! s’exclama Miss Hall qui semblait née avec le serpent dans la bouche. Et vous trouvez ça normal ?
- Il me dit que c’est trop dangereux tant que toute ma mémoire n’est pas revenue, se défendit ( le défendit ?) Nefret.
- Bien sûr ! Mais vous verrez qu’alors il trouvera bien une nouvelle excuse pour vous tenir éloignée de la politique, l’actualité, la science...
- Mon mari n’est pas comme ça ! protesta Nefret que la colère emportait.

Sans s’en rendre compte, elle s’était levée de son siège et toutes les pâtisseries de son assiettes s’étaient répandues sur le tapis.

- Allons, allons ! Nellie, Nefret, ne nous chamaillons pas ! intervint Mrs Zimmern, usant de son autorité d’institutrice. Ellen, pouvez-vous expliquer à Nefret le Cat and mouse Act ?
- Volontiers, acquiesça l’interpelée.

L’étudiante en politique se redressa sur son siège et parla d’une voix claire et posée.

- Le Cat and mouse Act est une déformation médiatique. Cette loi est en réalité dénommée le Temporary Discharge Health III Act . Elle a été votée le 25 avril dernier en réponse au mouvement de grève de la faim des Suffragettes incarcérées dans les maisons d’arrêts.
- On met en prison les femmes qui demandent le droit de vote ? s’inquiéta Nefret, songeant alors qu’elle participait à une réunion secrète et illégale.

Percy avait eu bien raison de lui conseiller d’éviter les amies de Mrs Pankhurst !

- Pas les Suffragistes, les Suffragettes, corrigea Miss Crompton. Nous n’appartenons pas au même mouvement !
- Nous sommes pacifistes, reprit Miss Wilkinson en souriant devant le regard perplexe de Nefret. Le mouvement des Suffragettes, le Women's Social and Political Union, qui dérive du notre, est plus « aggressif ».
- Je n’aime pas vos sous-entendus négatifs, Ellen, coupa Miss Hall. Je préfère dire que WSPU aspire, ainsi que ma marraine l’a voulu, à obtenir par les actions ce qu’il ne pourra jamais obtenir par les mots.

Puis, elle se tourna vers Nefret avant de poursuivre :

- Par conséquent, ses militantes sont hélas que trop connues des constables et passent beaucoup de temps en prison, c’est vrai. Mais elles en n’apparaissent que plus héroïques ! Songez que ma cousine, Christabel, n’a pas encore vingt cinq ans et vient d’être incarcérée pour la quatrième fois ! Elle a commencé sa grève de la faim, d’ailleurs...
- Cela lui attirera des ennuis, fit remarquer Lia. Il existe d’autres moyens, Nellie.
- Ces grèves de la faim leur attire la sympathie de la population, féminine et même masculine. Alors le gouvernement a décidé de les forcer à s’alimenter, reprit Miss Wilkinson, en les nourrissant par sondes buccales. Mais ça été dénoncé comme une forme de torture par les médias parce qu’en raison du manque d’hygiène, ce mode de soins provoque des maladies. L’information a été diffusée et la population a doublement pris ces femmes en pitié !

Lia alla chercher une affiche, rangée dans le tiroir d’une commode et la déplia devant Nefret :

- C’est mon mari qui l’a dessinée. Il est artiste lui aussi, dit-elle avec beaucoup de tendresse dans la voix.
- Ce qui nous amène au Cat and mouse Act ! poursuivit Ellen. Par lui, le gouvernement pense se protéger en ordonnant la remise en liberté des détenues que la grève de la faim a trop affaiblies. Elles ne doivent purger le reste de leur peine qu’une fois complètement rétablies.
- C’est charitable de sa part, commenta Nefret.
- C’est une belle illusion autant qu’un leurre, contredit Mrs Zimmern. C’est pour ça que les médias l’ont ironiquement surnommé le Cat and Mouse Act.
- Qu’allez- vous faire alors ? interrogea Nefret.
- Nous rien. Mais les Suffragettes n’entendent pas rester inactives ! Et cela porte préjudice à notre cause ! C’est pour ça qu’il faudra les surveiller demain, au derby.
- Pourquoi ? demanda encore Nefret.


Parce que le roi faisait concourir un de ses chevaux, Anmer, monté par le jockey Herbert Jones. Or, chez les Sufragettes, courait depuis quelques semaines le bruit selon lequel Emily Davison, une militante des plus actives, multirécidiviste dans tout type d’attentats et d’outrages aux forces de l’ordre, préparait un nouveau coup d’éclat, profitant de la présence du roi au derby.

Mise dans la confidence, Nefret ne savait que trop penser. Qu’attendait-on d’elle ce jeudi quatre juin mille neuf cent treize sur le champ de course d’Epsom Downs?

***



Manuscrit H

A bord du train qui le menait au derby d’Epsom, Ramsès lisait le journal. Une double page était consacrée à l’événement sportif de la saison ; cette course participait tout de même de la Triple couronne d’Angleterre !

Ramsès connaissait d’elle tout ce qu’il y avait à savoir mais comme c’étaient les photographies prises par David que l’on avait sélectionnées pour illustrer l’article, le jeune homme révisa ses connaissances presque avec envie.

L’article débutait avec la description suivante :

« Epsom se situe à quelques quinze miles* au sud ouest de Londres, à la limite nord du comté de Surrey, juste aux pieds des North Downs. La région, crayeuse, est gondolée de vallées verdoyantes, elles-mêmes sillonnées de rivières ( affluents de la Tamise) et de lagunes, qui abritent une riche population d’insectes ».

Un cliché de la campagne aux herbes hautes et à la forêt en arrière plan laissait apparaître un rayon de soleil que David avait magnifiquement su capter, jetant de jolies ombres grises sur un côté de l’épreuve.

Le paragraphe suivant mentionnait l’histoire de la ville :

« Epsom, modeste bourgade durant longtemps, s’est subitement développée au XVIIème siècle, grâce à la découverte dans ses eaux, de forte quantités de sulphates de magnésium. Elle est devenue une ville thermale recherchée et elle a ainsi prospéré jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, ainsi qu’en attestent encore les différentes architectures des beaux quartiers ».

Suivait une série de photographies représentant des alignements de somptueuses demeures de style Stuart et Reine Anne.

- Je me souviens de cette photo, commenta Lia en collant sa tête contre l’épaule de son cousin. Figurez-vous, Ramsès, que Monsieur mon mari m’a laissée attendre quarante cinq minutes dans la voiture sans autre distraction que de le regarder parce que la lumière était trop importante ce jour-là et qu’il ne parvenait pas à réaliser un cliché « correct » !
- Il me semble que je me suis bien fait pardonner après, répondit David en prenant affectueusement la main de sa femme dans la sienne.
- C’est vrai, admit Lia, de doux souvenirs en tête.
- Mais vous savez, Ramsès, reprit David en fronçant ses sourcils épais, la lumière était particulièrement génante, ce jour-là !

Ramsès sourit et ferma son journal. Il voulait profiter un peu de son meilleur ami et de sa cousine avant d’aller jouer les gardes du corps des Suffragettes.

Ramsès n’aimait pas la violence, il trouvait le mouvement des Pankhurst un peu extrême mais comprenait leur combat et admirait leur détermination malgré la difficulté.
En allant lui rendre visite à la prison cette semaine, il avait fait la promesse à Christabel de veiller sur ses « sœurs » lors du derby. Il avait accepté non pas tant pour elle que pour suivre ses propres convictions politiques.

- Votre mariage n’a pas encore été annoncé ? plaisanta Lia en s’emparant du journal pour y chercher la rubrique des annonces.
- Je n’ai même pas cherché à savoir ce que l’on a dit de ma visite à Christabel ! répondit-il en appuyant son coude contre le rebord de la fenêtre, ce qui salit instantanément sa veste de tweed.
- Je crois qu’elle-même s’attend à une déclaration de votre part, avertit sa cousine, épluchant les colonnes de faire-part.
- Je lui ai pourtant répété lundi qu’elle ne doit rien attendre de moi.

Ramsès tata ses poches mais ne trouva pas son mouchoir. Instinctivement, il se dit qu’il ne trouverait pas non plus son chapeau à la descente du train...

David lui tendit le sien.

- Mais c’est une décision que vous avez prise toute récemment, intervint ce dernier. Au début du mois dernier encore, votre comportement était tel qu’il avait même fini par me convaincre qu’elle vous attendrissait...

Le regard qu’il adressa à son frère de sang évoquait bien évidemment le retour « perturbateur » de Nefret.

Ramsès se rembrunit.

David lui adressait-il une critique ? Bien évidemment que le retour de Nefret remettait en cause les intentions qu’il avait pu avoir concernant Christabel ! Nefret était son seul véritable amour. Malgré les tendresses qu’il pouvait éprouver, toute autre femme ne saurait jamais être qu’un mauvais pansement sur son cœur écorché.

- La tendresse ne sera jamais que la tendresse, résuma-t-il quelque peu agacé.
- ça alors ! les interrompit Lia qui avait changé de page dans le journal. Vous avez lu cette brève sur le vol d’un chant à Isis chez un égyptoloque allemand ? Est-ce pour cette raison que mon oncle était de mauvaise humeur ce matin, au petit déjeuner ?

Ramsès baissa les yeux sur la nouvelle en question.

Son père était souvent de mauvaise humeur le matin, au petit-déjeuner lorsqu’ils logeaient à Chalfont house, la plupart du temps parce qu’il se réveillait trop tard pour... « passer un peu de temps » avec sa mère avant de descendre rejoindre les autres.

- Crénom ! Faut-il être un sacré imbécile pour laisser son travail au su et au vu de n’importe quel satané fouineur qui passerait ?! avait tonné son père en jetant le journal sur la potiche de la cheminée.

Un domestique l’avait empêché de tomber in extremis que grâce à une longue expérience des crises destructrices du professeur Emerson.

- Ha ! Je ne sais pas qui c’est mais il ne doit pas être très doué dans son domaine ! avait-il ajouté en agitant vigoureusement devant les attablés sa fourchette fraichement piquée dans ses œufs brouillés.
- Je ne savais pas que la concurrence était telle qu’on en venait à se voler entre confrères, à présent ! s’était étonnée Tante Evelyn qui s’était retirée du monde de l’égyptologie depuis très longtemps, tout en faisant mine de ne pas voir les morceaux d’œufs qui avaient atterri sur sa robe.

Enflammé par cette source d’inspiration inattendue, Emerson était reparti de plus belle en se levant si brusquement qu’il en avait fait trembler la table :

- Enfer ! Il n’existe sur cette terre que de fieffés enquiquineurs ! Faut-il être démuni de la moindre cellule nerveuse pour avoir la foutue idée d’aller voler des croquis illisibles pour tout autre individu qu’un égyptologue !!! D’autant que le travail de copie est une calamité dans la plupart des équipes ! Que ces incapables aillent au diable !

Il avait fait quelques pas autour de la table et cassé le pied d’un guéridon en le heurtant par mégarde.

- oh, navré Evelyn ! s’était-il distraitement excusé par simple politesse.
- Ce n’est pas grave Emerson, avait répondu sa belle-sœur également par simple politesse.
- On ne peut jamais rien en tirer d’utile, disais-je, avait-il repris en s’asseyant de nouveau, comme si rien ne l’avait interrompu. Tenez, vous vous souvenez, Peabody, de la fois où nous avions dû remplacer Ramsès par le jeune Woody...
- Tout à fait, mon chéri, avait répondu la mère de Ramsès. Il s’appelait Wodondy...
- Hmm ? Oui, c’est ce que j’ai dit ! Eh bien, cet idiot de Wydondo donc, m’avait tellement mal copié le cartouche de Horemheb que je si je n’avais pas fait attention, je l’aurais confondu avec celui de sa grande épouse royale Moutnedjemet ![/i]

Ramsès avait eu le bon sens de ne pas faire remarquer à son père que ce dernier les avait effectivement confondus et que c’était lui, Ramsès qui avait humblement avertit le professeur de sa méprise avant que tout son rapport de fouille ne fût à reprendre.

- Mais un croquis n’a pas de valeur en soi, rappela Lia, ramenant son cousin au temps présent, surtout si le rapport de fouilles a été publié depuis plusieurs années, comme cela semble être me cas dans cette affaire. Qu’est-ce que le voleur peut espérer en tirer, dans ce cas ?

C’était une question à laquelle Ramsès n’avait pas de réponse et qui, à dire vrai, ne l’intéressait pas vraiment, ayant des pensées plus personnelles en tête.
Car aujourd’hui, il verrait probablement Nefret au derby. Et dans le cadre d’une manifestation publique, l’interdiction d’approcher d’elle ne courait pas. Il comptait donc bien profiter cette opportunité.

** *



Le quatre juin arriva sans que Nefret n’eut soufflé mot de la réunion à laquelle elle avait assisté la veille. D’une part parce que si elle parlait des Suffragistes à Percy, Nefret savait qu’elle ne reverrait jamais Lia ; D’autre part parce qu’elle s’était surprise à apprécier ce faux salon littéraire et qu’elle désirait y retourner la semaine suivante afin de discuter de nouveau avec ces femmes qui lui ouvraient l’esprit un peu à la manière dont le faisait jadis le père Gorkis.

Mais cette histoire de Suffragettes inquiétait un peu Nefret qui se sentait nerveuse.

Sur le trajet jusqu’à Epsom, qui dura une trentaine de minute grâce aux performances de la Fiat Tipo 5, le modèle limousine « grand luxe » de Percy, capable d’atteindre les 100km/h, le médecin parlait à Nefret de géologie pour la divertir :

- Epsom se situe à quelques quinze miles au sud ouest de Londres, à la limite nord du comté de Surrey, juste aux pieds des North Downs. La région, crayeuse, est gondolée de vallées verdoyantes, elles-mêmes sillonnées de rivières ( qui sont des affluents de la Tamise ! ) et de lagunes, qui abritent une riche population d’insectes.

L’étendue de sa culture fascinait Nefret. Le Dr Philipp était vraiment un homme admirable !

En traversant le centre-ville d’Epsom, il lui raconta encore l’histoire de la ville :

- Epsom assez conséquente. Longtemps, elle est restée une modeste bourgade mais elle s’est subitement développée au XVIIème siècle, grâce à la découverte dans ses eaux, de forte quantités de sulphates de magnésium. C’est devenu une ville thermale recherchée et elle a ainsi prospéré jusqu’à la fin du XVIIIème siècle.

En regardant les façades immenses des maisons, Nefret put constater, en effet, l’alignement de somptueuses demeures de style Stuart et Reine Anne, signes de l’élégante société qui avait habité la ville.

- C’est aussi à cette époque que l’on a eu l’idée d’organiser le derby ! Intervint Percy comptant les billets avec lesquels il allait parier sur la course.
- Et son succès ne décroit pas depuis 1780 ! acquiesça son ami.

Comme ils arrivaient près de l’hippodrome, le Dr Philipp, replia son journal qu’il avait volontiers cessé de lire pour expliquer toutes ces choses à Nefret.


Quand elle descendit de voiture, Nefret étudia attentivement les lieux. Si elle avait assisté chaque année au derby, elle devrait s’en souvenir.

A quelque distance du centre ville, se trouvait la grande plaine d’Epsom Downs sur laquelle on organisait aussi bien des tournois de criquet que de golf. L’hippodrome se situait dans la partie est de la plaine, à proximité du lieu dit Tattenham corner.

La foule réunie sur les lieux était plus qu’impressionnante ! Les dames portaient toutes leurs plus belles toilettes, à dominance de tons clairs et les hommes allaient en costume de ville, canne et cigare à la main.

Combien de spectateurs l’hippodrome pouvait-il accueillir, Nefret l’ignorait.

Après avoir franchi les grilles d’accès, il fallait traverser le coin des écuries où les chevaux se faisaient préparer dans leurs box, certains à l’extérieur, sur la pelouse de préparation. Les jockeys se trouvaient là, à discuter avec les soigneurs, ou plus loin, à recevoir les flatteries des dames qui les admiraient.
Puis, on longeait les murs du restaurant de l’hippodrome, sa terrasse, et l’on accédait enfin au champ de course.

Nefret fut surprise de trouver un amas de pauvres gens agglutinés le long des barrières de sécurité.

- Tout le monde a le droit d’assister au derby, du moment qu’il paie sa place, déclara Percy.
- Mais ne t’en fais pas, Nefret chérie, la rassura Violet. Les gens comme il faut ont des places assises réservées dans le Grandstand !

D’un gracieux mouvement du poignet, elle désigna l’imposante structure de fer et d'acier qui se dressait non loin d’eux. A six principaux niveaux, séparés chacun en quelques niveaux intermédiaires, la monstrueuse construction comportait une raisonnable partie de gradins couverts ( pour les spectateurs les plus fortunés) et une large partie de petits gradins à ciel ouvert. La loge royale se trouvait au centre et c’est devant elle que s’achèverait la course.

- Nous sommes placés juste en dessous ! informa Percy avec grande fierté.

Le soir de leur arrivée à Londres, il avait passé des heures à tenter de plaire à l’un des députés afin d’obtenir un emplacement proche de la loge royale. Son travail avait payé. Les sièges étaient confortables, l’ombre et l’ensoleillement excellents et la vue imparable !

- Les chevaux partiront de là-bas, lui précisa une lady qui se trouvait assise juste à côté de Nefret et qui avait noté l’observation minutieuse du champ de course de cette dernière.

Elle indiquait un point de l’autre côté de l’hippodrome.

- Nous avons les meilleurs places, la ligne d’arrivée se trouve juste sous notre nez !

Nefret remercia et remarqua les boucles d’oreilles de la si bienveillante dame. Deux gros rubis encastrés dans une monture en forme de cornes avaient été montés sur la tête d’une femme. Lia lui avait montré des livres sur L’Egypte. Nefret reconnut la référence mythologique : Les bijoux représentaient le buste d’Isis, coiffée du disque solaire.

- C’est très joli, dit-elle en désignant les boucles d’oreilles.
- Je vous remercie, répondit la lady. J’avais un bracelet assorti... mais on me l’a volé, il y a quelques mois.
- C’est dommage, compatit Nefret.


*


Manuscrit H

Arrivés à Tattenham Station, la gare de l’hippodrome d’Epsom, Ramsès salua David et Lia. Ces derniers allaient suivre la course depuis le grandstand où ils avaient obtenus des places juste au dessus de la loge royale.

Ramsès gagna les barrières de sécurité. Lui allait suivre la course ici, à Tattenham Corner, où devaient le rejoindre quelques Suffragettes.

Il s’appuya contre la barrière et soupira.

Le derby d’Epsom était une course de plat mais Tottenham Corner n’était pas le meilleur endroit pour y assister.
Le parcours n’était pas long : un mile et demi environ**... moins de huit mille pieds, en tout cas. En outre, il présentait la forme d’un fer à cheval. Tattenham Corner en constituait la boucle, le point tournant après la course progressive du départ, juste avant le sprint final, décisif. En conséquence, Ramsès ne verrait les chevaux ni avant leur passage, ni après.
Et pourtant, tellement de monde faisait le déplacement pour le derby que Tottenham Corner était autant envahi de spectateurs que le reste de la course.

Bientôt Ramsès accueillit le groupe de Suffragettes : Il y avait les sœurs de Christabel, Sylvia et Adela Pankhurst, ainsi que sa meilleure amie, Annie Kenney. Un peu plus loin suivait Emily Davison, qui semblait se disputer avec la suffragiste Alice Zimmern :

- Emily, c’est de la folie, vous vous tueriez, tentait de la raisonner son ainée.
- Alice, répondait son interlocutrice avec un profond soupir, je me suis entrainée toute la semaine dernière et toute la semaine d’avant également !
- Mais il y aura plusieurs chevaux cette fois ! Cela peut très mal finir !
- Dans ce cas, l’Histoire se souviendra de mon combat !
-Alice, Emily, salua Ramsès en se contentant d’incliner la tête puisqu’il avait perdu son chapeau. Avez-vous fait bonne route ?
- Les conditions de voyage s’améliorent d’année en année, s’exclama Miss Davison qui, sans être âgée, n'était plus de première jeunesse. Bientôt, on trouvera cela agréable, je vous le dis !
- Ramsès, je vous confie Emily, dit Alice en demeurant en retrait. Par pitié, faites-la renoncer à son impossible idée ! Elle en ferait tuer plus d’un !
- Vraiment ? Avez-vous l’intention d’incendier la loge royale, chère Emily ? questionna Ramsès tandis qu’il l’escortait vers un endroit un peu plus éloigné du champ de course.
- Vous n’y êtes pas, mon beau garçon ! J’ai plutôt dans l’idée de participer à la course...


Emily ne voulut rien révéler d’autre à Ramsès. Bien qu’il lui assurât être tout entier dévoué à sa cause, elle objecta que l’amitié qui le liait à elle pouvait, cette fois, s’élever comme un obstacle à ses projets.
Cela inquiéta davantage Ramsès qui se promit de ne pas quitter des yeux une seule seconde cette infatigable activiste.
Mais Ramsès n’avait pas pensé que les sœurs Pankhurst pussent soutenir toute action dangereuse.

Au moment où le premier groupe de cheveux atteignit Tattenham Corner, près d’une minute environ après le départ de la course, celles-ci détournèrent l’attention du jeune homme, ce qui permit à Emily de passer sous les barrières de sécurité, afin de pénétrer le champ de course.

Tout se passa en un éclair, Ramsès n’eut que le temps d’entendre Emily crier : « Droit de vote aux femmes ! ».
Elle tenta en vain d’intercepter deux chevaux qui l’épargnèrent par seul miracle ! Mais la seconde suivante, le pur sang anglais du roi rencontrait sa route et le choc de leur collision fut tel qu’Emily, le jockey et la bête elle-même s’effondrèrent sur la pelouse.

Ramsès se rua sur le champ de course dès que les derniers chevaux eurent libéré le passage, rejoint quelques secondes plus tard par les premiers spectateurs les plus prompts à réagir.

L’esprit vide comme s’il venait d’être assommé, il essayait de garder son calme pour secourir les victimes sachant déjà que sur les trois corps qui s’étaient immobilisés après avoir roulé deux ou trois fois sur eux-mêmes, au moins un ne bougerait plus jamais...

*





La course débuta bientôt et Nefret fut étonnée de l’engouement qu’elle sucitait. Si elle distinguait les chevaux au seul recours de sa paire de jumelles en argent, nul besoin de lentille pour observer la masse des spectateurs agglutinés autour des barrières de sécurité. Il y en avait tout au long du parcours et ils se resseraient et s’étiraient comme des ressors au passage des chevaux.

Percy rageait. Il avait parié sur Amner, le pur sang anglais de Georges V mais ce dernier ne figurait pas dans le groupe de tête qui sortait déjà de la boucle de Tottenham corner à peine plus d’une minute après le départ de la course ! Le groupe de tête se composait plutôt de...

Nefret posa ses jumelles sur ses genoux et entreprit de consulter la plaquette des poulains concourants qu’on lui avait remise lorsqu’un cri de la foule lui fit relever la tête.

Tous les spectateurs s’étaient soudain levés dans les gradins et la plupart commençaient à descendre vers la piste.

Déjà la fin ? Nefret savait qu’il était de coutume que les spectateurs envahissent le champ le champ de course après le passage des derniers coureurs mais l’air alarmé des uns et les cris de panique des autres lui fit deviner qu’un drame avait eu lieu.

- Que se passe-t-il ? questionna-t-elle, poussée par la foule.
- le cheval du roi est mort !
- la course a été interrompue par quelqu’un!
- une femme s’est suicidée !

Les réponses, toutes plus extraordinaires les unes que les autres, n’avaient aucun sens. Nefret voulut se tourner vers Percy mais le mouvement de la foule les avait séparés. Prisonnière de la barrière des gens, elle n’eut d’autre choix que de se laisser emporter vers le champ de course.

- Un médecin, un chirugien !!vite !!! entendait-elle appeler.

Tout le monde courait, tout le monde se bousculait, des enfants égarés pleuraient et Nefret vit une femme chuter dans les escaliers et se casser la jambe en arrivant au sol.

- Un médecin, vite ! fut-elle la première à appeler.

Malgré un élan de son cœur qui la poussait à secourir cette femme, la foule la pressait toujours à avancer vers les barrières. Nefret lutta, voulut se retourner mais ne put que lancer un regard désolé à la malheureuse qui se faisait déjà piétiner.

Lorsque l’on quitta le grandstand, les spectateurs enfin se dispersèrent et chacun put courir à son envie, vers le champ de course pour les plus curieux ou vers un siège et un peu d’eau pour les plus malmenés.

Nefret ne savait où aller.

La coiffure défaite, les mains moites, le cœur palpitant, elle s’arrêta à proximité des premières barrières qu’elle rencontra, là où il y avait le moins de monde puisque tous semblaient converger vers un point précis du parcours. Désorientée, elle lança des regards désespérés aux alentours. Elle ne demandait qu’à retrouver sa famille. Que se passait-il ?

Une querelle, qui avait éclaté non loin, la fit s’approcher.

Un petit groupe de curieux s’étaient amassés autour d’un corps et deux personnes qui élevaient la voix :

- Reculez madame, vous n’avez rien à faire là ! s’emportait un gentleman en repoussant une lady qui lui tenait tête.
- Je suis tout aussi diplômée et capable que vous, monsieur ! Du reste, j’étais là la première ! Laissez-moi regarder !
- Allons donc !! s’amusa l’homme en lui riant au nez. Laissez opérer les vrais médecins !
- Je suis chirurgien ! annonça la lady en le défiant du regard. Et vous devriez compresser la plaie au lieu de perdre votre temps à chercher une fracture des os !

Nefret baissa les yeux.

Aux pieds des deux opposants gisait un jeune homme qui se tordait de douleur, la jambe découverte et ensanglantée jusqu’au genou.

- ça ne coagulera jamais si on exerce une compression ! affirma le docteur avec suffisance. On apprend ça à la faculté ! Retournez vous occuper de vos enfants, Madame, au lieu de raconter des inepties !
- S’il vous plait !! appela-t-on un plus loin. Un médecin !! j’ai besoin d’un médecin !
- Je suis médecin ! répondirent en chœur les deux adversaires.
- Alors aidez-moi ! Mon épouse a reçu quelque chose dans les yeux ! Elle ne voit plus rien !!
- Je vous laisse ce cas très intéressant de fracture à la jambe, cher confrère ! dit précipitamment le gentleman en s’élançant vers sa nouvelle patiente.
- Tsss ! critiqua la lady en le regardant s’éloigner. Et ça a fait serment de secourir pareillement l'enruhmé et grand paralysé !

Un gémissement du garçon accidenté la rappela à ses devoirs et tout de suite, le professionnalisme s’empara d’elle.

- Ne bougez pas, économisez vos forces, j’ai besoin que vous soyez conscient pour faire mon diagnostic !

Mais le jeune homme était très pâle et ses yeux se révulsaient malgré lui.

- Il ne tiendra pas, il est exangue..., commenta Nefret.
- Exact, il faut arrêter ce sang ! approuva la femme-médecin. Nefret, aidez-moi. Préparez un garot !

A l’appel de son nom, Nefret sursauta.

- Vous me connaissez ?
- Bien sûr, lui répondit la lady en roulant des yeux. Je suis Eleanor ! Eleanor Davies-Colley, précisa-t-elle. Nous pratiquions ensemble en classe de chirurgie, à l’école de médecine pour femmes de Londres... Et j’aimerais que vous vous souveniez de nos gestes, à présent !

Nefret était interdite. Ce nom ne lui disait rien, les gestes qu’elle demandait non plus. Mais il y avait ce patient allongé au sol qui perdait son sang.

Alors, laissant son instinct la guider, elle déchira son jupon et exerça un point de compression dans le pli de l’aine.
La femme-chirurgien exerça les premiers soins et sollicita bientôt l’aide d’un homme de l’assemblée pour aider à transporter le corps jusqu’à l’hôpital.

Nefret regarda l’homme s’éloigner, le bras mou du blessé se balançant dans le vide à chaque mouvement de pas. Un bras mou mais un bras vivant !

- Nefret, que faites-vous ? Accompagnez-nous ! l’appela Mrs Davies-Colley
- Vous accompagner ?
- Un médecin n’abandonne pas ainsi son patient ! Venez la confier aux bons soins des infirmières de l’hopital d’Epsom !

Sans plus de réflexions, Nefret se leva et courut rejoindre le chirurgien.

*



Manuscrit H


A l’entrée de l’hippodrome patientaient plusieurs ambulances. A voir les spectateurs qui se voyaient offrir des verres d’eau ou prendre leur tension, Ramsès sut que le mouvement de foule avait fait plus d’une victime.

Il continua d’avancer à grands pas.

Il portait dans ses bras le corps inanimé d’Emily. Un médecin avait assuré qu’elle vivait encore même si le pouls paraissait très irrégulier. Elle avait une très affreuse plaie à l’arrière du crâne et devait être opérée de toute urgence.

En la confiant au médecin ambulancier le plus proche, Ramsès eut du mal à se retenir de blâmer la blessée. Quelle sotte elle avait été de tenter une telle action. Mais lui avait été encore plus sot de ne pas se méfier de celles qui l’accompagnaient...

... Si Emily mourrait, il serait responsable...

- Docteur, le salua une voix féminine très amusée dans son dos, vous avez encore sauvé une vie ?

Ramsès se retourna.

Devant lui se tenait une jeune femme aux cheveux clairs, à la mâchoire carrée, au regard franc. Elle avait du sang sur les mains et sur sa robe et c’était ce qui affichait généralement un large sourire sur son visage de médecin.

Ramsès lui sourit.

Cela faisait longtemps qu’il l’avait vue... la dernière fois, c’était à l’enterrement de Nefret.

- Je l’espère, Eleanor. Et vous ?
- Evidemment ! confirma-t-elle non sans fierté. Ne suis-je pas chirurgien ? Et Nefret aussi ! ajouta-t-elle en désignant sa compagne qui se cachait dans son dos.

Elle la fit avancer et Ramsès aperçut la jeune femme qui le regardait avec défiance. Pourtant, elle aussi avait du sang plein les mains. Et elle aussi était habituellement heureuse ainsi.

- Vous avez soigné des blessés ? interrogea-t-il, prêt à se réjouir de la moindre bonne nouvelle.
- Elle s’est débrouillée comme une professionnelle ! s’enthousiasma Eleanor. Oh, ses gestes manquent encore un peu d’assurance, c’est vrai, mais cela reviendra avec la pratique !

Puis, laissant le frère et la sœur ensemble, elle s’excusa pour accompagner son patient à l’hôpital, non sans avoir fait promettre à Nefret de lui rendre visite prochainement, parce qu’après tout, et même si le jeune Mrs Peabody ne s’en souvenait pas, elles étaient amies !

Comme il s’en doutait, Nefret tourna aussitôt les talons.

- Permettez-moi au moins de vous féliciter, insista-t-il en la suivant.
- Ne vous moquez pas, c’est Mrs Davies-Colley qui l’a soigné, répondit-elle sans le regarder.
- Cela vous retire-t-il tout mérite ? Pourquoi vous refusez-vous le droit de vous réjouir de vos talents en chirurgie ?
- Adhéreriez-vous aux idées féministes, cher cousin ? Je serais médecin et, selon vous, c’est une bonne nouvelle ?

Elle avait consenti à s’arrêter pour lui faire face. Le ton était mordant mais son œil troublé révélait que la question était sincère.
Il savait que ce souvenir l’inquiétait. Il savait que ce souvenir apparaissait comme une révélation qui venait chambouler la construction mentale qu’on lui avait fabriquée. S’il devait prononcer un seul mot pour mettre en doute la confiance aveugle que Nefret avait en Percy, c’était maintenant. Mais il savait également que s’il prononçait un mot de trop contre Percy, détruisant les seuls repères qu’elle avait dans ce monde, elle pourrait décider de ne jamais lui revenir.

- C’est la première bonne nouvelle que je reçois depuis l’annonce de votre survie, dit-il finalement.

Elle l’observa un instant sans répondre, mais la joie qu’elle éprouvait se lisait sans difficulté sur son visage. Nefret n’avait jamais eu son don pour dissimuler ses émotions.
Sans doute par pur acquis de conscience, elle pinça les lèvres avant de rétorquer sèchement :

- Je suppose que vous profitiez de consultations gratuites. Mais n’espérez plus rien de moi, Monsieur Emerson.

Elle estima en avoir assez dit et reprit son chemin.

Ramsès ne la suivit pas. Il l’avait vue sourire, cela lui suffisait. Il savait qu’il avait donné la bonne réponse.

*



Alors qu’elle s’éloignait du cousin Walter, Nefret laissa libre cours à ses émotions.

Elle songea à ce jeune homme à la jambe cassée et un large sourire fendit ses lèvres.

Elle l’avait soigné ! Cette pensée la remplissait d’une joie indicible.
Elle était médecin !! Le cousin Walter l’avait confirmé ! Ce n’étaient donc pas que des rumeurs dans un journal ! Elle n’en possédait pas encore de véritables souvenirs mais, chose étrange, cette idée la ravissait. C’était comme si elle venait de trouver une clé importante de son passé.

Elle avait encore le sourire accroché aux lèvres lorsque Percy la retrouva.

- Bon sang, Nefret, j’étais mort d’angoisse ! la gronda-t-il en la pressant contre lui. Où étais-tu ? Mais, tu as du sang sur toi !! tu es blessée ?!! Philipp !!! appela-t-il aussitôt.
- Tout va bien, apaisa-t-elle en posant une main tendre sur la joue de son époux. Ce n’est pas mon sang.
- Qu’as-tu fais ? interrogea-t-il brusquent sans se départir de son regard sombre.

C’est à cet instant que le sourire de Nefret s’effaça.

L’air enchanté du cousin Walter à l’annonce de son activité professionnelle, les revendications des Suffragistes concernant les droits et les capacités des femmes avaient momentanément fait oublier à Nefret les convictions de son mari.

Elle se souvenait de ce qu’elle-même était censée en penser.
Or, elle découvrait qu'elle était médecin et elle ne voyait rien d’avilissant là-dedans.

Son esprit s’embrouilla, elle ne comprenait plus.

- Percy ? questionna-t-elle très lentement. Tu... m’as menti ?

*



Manuscrit H


Il était assis à la terrasse du Shepherd, l’un des l’hôtel favoris des britanniques du Caire, et lisait la missive qu’on lui avait adressée en réponse à la question qu’il avait posée : oui, depuis plusieurs mois un voleur opérait en Europe, subtilisant originaux ou copies de chants, poème, prières ou simples peintures mettant en scène la puissante Isis.

Sethos replia le télégramme et, sortant un étui à cigarettes de la poche intérieure de sa veste en lin, craqua une allumette et mit feu au papier qu’il laissa brûler dans le cendrier.

A ce moment, le garçon qu’il avait chargé de lui dégoter un taxi vint le prévenir de l’arrivée du véhicule.
Il gratifia l’enfant d’un bakchich et se dirigea vers la cariole tirée par un âne (mais au siège passager révérencieusement capitonné !) qui l’attendait au pied de l’escalier.

Ainsi Isis cachait-elle un secret ?

Obnubilés par la recherche des tombeaux de rois, à côté de quoi étaient passés tous les égyptologues, ces dernières années ?

Et ce voleur, qui était-il ?

Il n’avait tué qu’une seule personne pour obtenir ce qu’il désirait. Et il ne s’emparait pas nécessairement de pièces originales.

Pourquoi ?

Etait-ce l’appât du gain, la vengeance ou autre chose qui l’animait ?

Alors que son ânier le faisait traverser le Caire en lui offrant le spectacle inégalable du coucher de soleil sur les splendeurs passées du plateau de Gizeh, l’instinct de trafiquant d’antiquités de Sethos le titilla.

Dans les sables d’Egypte, Sethos la panthère régnait en maître... Quel lion venait roder dans sa vallée ?



A suivre



* quinze miles au sud de Londres = un petit peu plus de 24 km ( 24,14016 km exactement Wink)
le derby de 1,5 miles = 2400 m
100km/h = dit en français par Nefret


** les suffragistes et suffragettes mentionnées ont toutes existé.

*** ici, la vidéo de la mort d'Emily Davison à partir de la 6è minute. on voit mal mais la collision se devine en bas à droite de l'écran.
https://www.youtube.com/watch?v=wVrlLKAR1S0





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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyJeu 3 Nov 2011 - 23:47

16. Jusqu'au lever de Khépri : souvenir et combattre.

Manuscrit H

Ramsès remonta les escaliers quatre à quatre, les pans de sa chemise froissée rebondissant en toute liberté par-dessus son pantalon.

S’il ne s’était pas trouvé seul avec les domestiques, il aurait fait montre de sa bonne éducation et aurait présenté une mise soignée, se coiffant après sa toilette du matin et n’enfilant pas la chemise de la veille.

Seulement sa mère se trouvait en ce moment même à Morpeth, à l’autre bout de l’Angleterre*, là où l’on allait inhumer la malheureuse Emily Davison, décédée de ses trop nombreuses lésions internes, quatre jours après le derby.
En suffragette convaincue qu’elle était, la mère de Ramsès, « l’indomptable Amelia Pebody-Emerson » n’avait pas rechigné devant le voyage que de telles funérailles imposaient.

- Bien évidemment, son geste a été l’un des plus stupides que la bêtise humaine ait jamais créé, avait-elle sèchement commenté en découvrant le faire-part de décès dans le journal. Mais serait-ce au sommet du Kilimandjaro, je me dois d’aller lui rendre un dernier hommage !

C’est ainsi que sa mère avait fait préparer une valise pour trois jours et c’était la raison pour laquelle Ramsès s’autorisait à ignorer les convenances. Car si son père ne s’était pas lui-même trouvé à Londres où il donnait encore des cours à l’université royale jusqu’à la fin juillet, ce dernier ne serait pas formalisé de sa tenue.

A de nombreux points de vue, Ramsès ressemblait à son père : tous deux possédaient les mêmes boucles brunes, la même aversion des convenances, le même désordre dans leur façon de travailler...

Quand il ouvrit la porte de sa chambre, Ramsès constata que ses vieux livres de cours, ses traductions, ses croquis ainsi que ses notes de fouilles envahissaient son bureau, son lit et son tapis.
A sa décharge, il songea que la recherche minutieuse qu’il était en train d’effectuer excusait bien une telle pagaille : il revenait en effet bredouille de la bibliothèque qu’il avait scrupuleusement inspectée après avoir fait de même avec le bureau de son père.

Une main soucieuse sur son menton qu’il n’avait pas rasé, il n’accorda pas à Sekhmet l’attention que cette féline demoiselle lui réclamait en venant se frotter contre lui.

- Pas tout de suite, murmura-t-il tandis qu’il l’enjambait.

Il savait que c’était inutile mais, il alla une fois de plus jeter un œil à l’endroit où ce fichu croquis aurait dû se trouver.

Il avança vers le lit en acajou.

C’était presque un pléonasme de le désigner ainsi puisque la chambre de Ramsès était exclusivement meublée d’acajou, un bois que sa mère affectionnait beaucoup et dont elle avait fait la particulière démonstration dans cette pièce-ci. Elle avait fait peindre le haut plafond mouluré dans une couleur sombre mais le papier des murs, les rideaux, les garnitures de fauteuils, les tentures de lit et les cousins de siège jouissaient de tons vert forêt qui conféraient à la pièce, certes un peu d’obscurité, mais un climat assez apaisant.

Sur la courtepointe de damas vert, par-dessus un article de journal qui décrivait une scène de ménage survenue entre Percy et Nefret au soir du derby, se trouvait un annuaire de hiéroglyphes, encore ouvert à la page 183.

Ramsès n’ouvrait jamais cet annuaire. C’était un ancien manuel d’université qu’il avait définitivement cessé de consulter dès sa troisième année d’études, alors que sa connaissance en matière d’idéogrammes, phonogrammes et autres déterminatifs en hiératique (ou démotique**) avait dépassé celle du livre.

Ramsès, naturellement doué pour les langues ( vivantes ou mortes) était le polyglote le plus remarquable de toute la Grande-Bretagne et un philologue de renom. Pourtant, le titre de « docteur » auquel ses diplômes universitaires lui donnaient droit le mettait mal à l’aise, lui qui ne reconnaissait qu’un seul et éminent Docteur Emerson : son oncle et parrain, le frère cadet de son père, dont il avait reçu le prénom de baptême, et auprès duquel il avait développé et affermi sa passion des hiéroglyphes.

Si dès lors cet annuaire inutile s’étalait ostensiblement sur la jetée de lit, fier d’être délivré des étagères de la bibliothèque où il prenait la poussière, c’était parce que Ramsès y avait un jour glissé un document jugé tout aussi inutile après réflexion : une esquisse d’une scène d’offrande à Amon, copiée d’après le bas-relief d’ un autel dans le grand Temple du dieu, à Karnac. Longtemps ignoré ( Ramsès ne saurait l’avoir oublié, il avait la mémoire aussi sûre que celle d’un éléphant), ce croquis lui était soudain apparu d’intérêt certain quelques heures plus tôt, lorsque le cours des recherches assidues qu’il effectuait depuis maintenant cinq longues années sur les activités de Sethos, l’avait mené à examiner de près les textes relatifs à la Triade thébaine***.

Car d’après les informations que Ramsès ou Ali le Rat - le personnage qu’il campait dans les rues sombres de El Wa’sa, au Caire – avaient réussi à glaner ( et cela n’avait pas été chose aisée car cet homme de l’ombre ne mériterait pas sa réputation s’il se laissait suivre à la trace !), les derniers intérêts que Sethos avait manifestés avaient été pour Amon, le « Père des dieux », dont il avait re-visité tous les temples, jusqu’à celui du Gebel Barkal, dans l’ancienne Nubie****. Ramsès n’avait rien su de plus, le Maître criminel avait mystérieusement disparu en 1908, pratiquement à la même période que Nefret, d’ailleurs.

- Malédiction ! avait hurlé son père alors qu’ils discutaient de l’hypothétique liaison de ces deux disparitions, un an auparavant. S’il était sur ce bateau et qu’il a pris sa place dans un canot...
- Allons Emerson, avait modéré sa mère, vous n’en savez rien... Bonté divine ! Et s’il était sur ce bateau et qu’ il lui a sacrifié sa vie....
- Ha ! Amelia, parlons-nous toujours de LUI ? avait éructé son père.

Le retour tant espéré de Nefret avait quelque peu détourné Ramsès de ses recherches mais depuis quelques jours, il s’y était remis avec ardeur, noyant dans le travail ses contrariétés et ses déceptions.

Mais il eut beau prendre l’annuaire dans ses mains, le feuilleter, le retourner, le secouer même ! rien n’y fit, la copie du bas-relief ne s’y trouvait pas.
Elle avait bel et bien disparu...[/i]

**


Au dîner dansant qui suivit le derby, ce 8 juin 1913, Nefret n’accorda pas un seul mot à son époux. Elle ne lui accorda pas même un regard.

La jeune femme n’était pas exactement rancunière mais les sœurs de l’abbaye lui avaient souvent reproché son caractère emporté.

- Vos joies comme vos peines sont trop passionnées, lui avait fait remarqué la Mère supérieure. Il vous faut apprendre à modérer vos sentiments, mon enfant. C’est par ces excès que Le Mal cherche à nous tenter !

C’était un conseil qui s’appliquait également à l’éducation de la parfaite lady. Nefret se faisait violence pour le suivre mais parfois cela s’avérait trop difficile.

C’était le cas, ce soir. En vérité, la présence de tant de monde autour d’eux protégeait Percy. Nefret ne pouvait ni exiger des explications ni lui témoigner toute la douleur que sa trahison lui inspirait sans risquer de provoquer un esclandre.
Sa souffrance et son malheur étaient prisonniers au-dedans d’elle pour toute la soirée. Son seul salut résidait dans la fuite.

Elle chercha à se joindre aux conversations des médecins mais ceux-ci l’évincèrentavec fort peu de courtoisie. Elle chercha à épancher son cœur auprès de ses nouvelles amies suffragistes mais ces dernières, bien plus sages qu’elles, la défendirent de s’approcher.
Ne lui restait que le bal pour se distraire de son chagrin. D’ordinaire, une demoiselle à marier voyait toujours son carnet de bal plus rempli que celui d’une jeune épousée. Mais Nefret put réaliser ce soir-là à quel point elle était un joyau de l’aristocratie britannique. En effet, une pierre précieuse, aussi âgée fût-elle, faisait toujours briller les yeux de ses adorateurs. Et Nefret, en véritable diamant qu’elle était, accorda davantage de danses que bien des jeunes filles. Et il y avait bien sûr les réservations obligatoires ( une danse de chaque registre avec son mari et une autre pour chacun de ses associés).
Nefret prit le parti de ne pas se soucier de ses cavaliers mais uniquement des pas qu’elle avait à exécuter.

Car Nefret aimait danser.

Sur la piste de bal, après avoir bu un peu de champagne, elle ne songeait plus à rien, devenait une autre, laissant son corps s’harmoniser avec la musique, comme transcendé : se faisait léger sous le chant cristallin de la harpe mais se cassait sous le staccato violent des cuivres, s’arrondissait quand vibraient les cordes voluptueuses, s’apaisait sous le vibrato des bois...

Plus elle buvait, ce soir-là, assoiffée par ces valses , boston, quadrille et autres foxtrot, plus son cavalier devait la retenir, ses pas esquissant d’eux-mêmes des figures inconnues tandis que montaient à ses lèvres des chants oubliés.

- Je n’avais pas envie de m’arrêter. Mais enfin, je vous remercie, Mr Wairns.
- Ce fut un réel plaisir, Mrs Peabody.

Une Castle walk, nouvelle danse très en vogue, venait de s’achever et son cavalier, en gentleman qu’il était, raccompagnait Nefret à la table de son époux. Une partie des convives avaient déserté leurs sièges pour le bal, le bar ou des salons plus intimes.
Mais Percy s’y trouvait encore, en grande discussion avec ses associés, dégageant verres à pieds et vase fleuri pour y déployer des cartes et des croquis de réseau ferré que la fumée épaisse de leurs cigares dissimulaient un peu.
La jeune femme n’avait nulle envie de lui être retournée, aussi s’assit-elle à l’exacte extrémité de la table et se plaignit d’une grande soif.

- Je vous apporte de suite une flûte de champagne, lui offrit son soupirant avec un sourire flatté – car la demande de Nefret laissait supposer qu’elle désirait sa compagnie.

Elle lui rendit son sourire les paupières mi-closes, car la tête lui tournait un peu et la lumière violente des torchères électriques lui abimaient les yeux.

Le docteur Philipp l’observait, l’œil critique.

Si Percy avait accepté sa mauvaise humeur et décidé de la laisser tranquille ce soir, il n’avait pas manqué de confier à son médecin la mission de surveiller sa femme. Ce qui n’était pas du tout au goût de Nefret, surtout à présent que l’alcool la désinhibait un peu.

- Vous deviez vous contenter d’une citronnade, si je peux me permettre, lui conseilla le Dr Philipp.

Non, elle ne lui permettait pas ! Elle était tout autant remontée contre le médecin que contre son époux. Etait-elle une enfant pour que tout le monde se plût à contôler sa conduite ?

- J’aime le champagne, Dr, lui répondit-elle avec hauteur. De cela, je me souviens parfaitement. Aussi, j’en boirai autant qu’il m’en conviendra, n’en déplaise à mon mari !

Sur ces paroles acides, elle lui tourna le dos, et sourit à son cavalier qui approchait, deux jolies coupes de vin de France pétillant en mains.

- Vous dansez merveilleusement bien, Mrs Wairns, complimenta Nefret pour engager la conversation dès qu’il se fut assis à son côté.
- Et vous dansez comme avant, lui répondit l’homme. C’est étrange... Ou peut-être cherchez-vous à me signifier quelque-chose ?

Son regard était appuyé et son sourire complice, un peu charmeur. Osait-il... ? avec une femme mariée ?!!

- Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle avec prudence,
- Eh bien, expliqua-t-il sans la quitter des yeux, vous êtes mariée, à présent. Rangée... Et pourtant, quand vous dansez, c’est encore de cette façon si particulière que vous utilisiez il y a cinq ans encore pour séduire tous les jeunes hommes...
- Quelle façon ?
- Celle qui donne une grâce exotique à vos mouvements, qui vous fait paraître un peu... sauvage !
- Monsieur, vous allez trop loin ! intervint le Dr Philipp en le faisant quitter la table. Ne vous avisez pas d’approcher de nouveau ou j’en toucherai un mot à Mr Peabody !

Nefret regarda son cavalier s’éloigner sans prononcer un mot, sans ressentir la moindre gêne. Son mot aurait dû l’indigner. Pourtant elle ressentait plus de perplexité que d’offense : Tout en lui parlant, ce Timothy Wairns, une connaissance de son passé, avait comme cherché au fond de son œil, une partie d’elle peu conventionnelle que Percy et le Dr Philipp semblaient vouloir étouffer.

- Nefret chérie, l’interpella Violet à cet instant.

La jeune femme riait aux éclats et approchait en compagnie de quatre dames. Les cinq jeunes femmes étaient toutes vêtues d’une robe de soirée plus ou moins semblable, aux tons Jaune levant – la couleur du moment - en crêpe de soie et ligne Empire.

-Figure-toi que nous avons toutes fait coudre nos robes chez Lanvin ! s’exclama-t-elle avec ravissement. Montre donc à Mrs Sommery, la particularité de la tienne !

Nefret fut fâchée que sa belle-sœur eût interrompu une pensée aussi productive pour un sujet aussi futile.

Les quatre dames se penchèrent sur elle.

Sa blouse longue, en crêpe de soie Jaune levant également, possédait le même décolleté en « v » ( mais en moins profond puisqu’elle était une femme mariée) ainsi que la même ligne Empire. Sa jupe droite ne comportait aucun nivellement ( celle de Violet était découpée de trois rangs de volants frangés) mais une fine bande de peau de daim barrait son buste, de l’épaule gauche à la hanche droite. Ce détail avait, aux yeux des coquettes, une importance primordiale, car elle témoignait du rang social de sa propriétaire, elle qui avait les moyens de porter des peaux hors-saison.

- Excusez-moi, mon cavalier m’attend, annonça Nefret, mécontente, en se dégageant du groupe de frivoles pour rejoindre le nouveau gentleman qui s’inclinait devant elle.

Mais alors que Nefret tendait la main vers lui, ce furent les doigts gantés de Percy qui se refermèrent sur les siens.

- Désolé, mon brave, Mrs Peabody dansera avec moi, dit-il au malheureux dont les oreilles rosirent d’indignation.

Nefret grimaça, tant de déconvenue que de malaise face à la forte odeur de cigare et de cognac que dégageait son époux. Les cheveux gominés, le faux col glacé, Percy était malgré tout très fringuant dans son smoking mais cela n’empêcha pas Nefret de le foudroyer du regard.

- Que fais-tu ? Je t’ai déjà accoré toutes tes danses ! Laisse-moi m’amuser !
- Humm... même si je le voulais, je ne le ferais pas ! Philipp m’a fait comprendre que tu avais trop bu pour que je puisse te laisser au bras d’un autre, murmura-t-il en la conduisant de force auprès des autres danseurs. C’est quoi, celle-ci ? ajouta-t-il distraitement en jetant de petits coups-d’œil discrets autour de lui.
- Débrouille-toi ! grinça-t-elle entre ses dents.

La dix-huitième danse de Nefret était à nouveau un quadrille et si cela correspondait à sa dixième coupe de champagne environ, paradoxalement, son esprit s’en révéla plus alerte que jamais. De façon énigmatique, le champagne possédait un effet bénéfique sur la mémoire de la jeune femme.

Alors que les changements de partenaires qu’imposait le quadrille faisait défiler les visages devant Nefret, celle-ci se retrouva face à une lady qui portait un superbe collier fait de plaques d’or gravées de symboles égyptiens. Des symboles qu’elle connaissait.

Une image fugitive se dessina dans sa tête.

- Hat sat-râ, oumn hotep prir hedj Néb-ta ! déchiffra-t-elle avec difficulté car l’ image ondulait légèrement devant ses yeux.
- Je vous demande pardon ? questionna la lady, intriguée.
- C’est un vrai ou une contrefaçon ? interrrogea Nefret , bouleversée par ce qu’elle venait de voir.
- Comment osez-vous ? s’indigna la danseuse en attirant l’attention sur elles. Bien sûr qu’il est authentique ! C’est un prince qui l’a offert à une princesse ! D’ailleurs, n’est-ce pas écrit, vous qui étiez en train de le déchiffrer ?
- Mrs Peabody sait lire les hiéroglyphes ? s’étonna-t-on aprmi les danseurs.
- Incroyable ! Je pensais qu’elle ne faisait qu’accompagner les Emerson en Egypte !
- Ne disait-on pas qu’elle passait ses journées à accoucher les postituées du Caire ? critiqua-t-on.
- Et alors ? Je trouve cela plus charitable que dégradant ! déclara Alice Zimmern.
- Il suffit ! s’alarma Percy. Nefret, il se fait tard, nous rentrons à l’hôtel !

Il tirait déjà son épouse hors de la piste mais un gentleman aux cheveux bouclés et au teint hâlé s’interposa :

- Veuillez m’excuser mais je suis étudiant en dernière année d’égyptologie. J’ai déjà traduit des textes et travaillé pour le compte de M.Carter et M.Davies, et j’aimerais beaucoup que Mrs Peabody m’explique comment elle a réuissi à déchiffer ce que je n’ai pas réussi à lire alors j'ai bien observé ce collier en dansant avec Madame, tout à l'heure! Ce n'est qu'une succession de noms de dieux ! Il n'y a rien d'autre à y voir ou je n'y connais rien !

Il souriait avec excès, la politesse forcée ou impertinente. Percy se tourna vers lui très lentement, le mépris clairement affiché sur son visage :

- Monsieur, je vous trouve bien audacieux d’appuyer ainsi publiquement l’incompétence de ma femme en la matière. J’entends que vous excusiez auprès d’elle et de moi-même et apportiez réparation par le moyen que je vous ferai parvenir sous huitaine. Votre carte, je vous prie, exigea-t-il ensuite d’un ton glacial.

Il tendit la main, attendant le petit carton que l’honneur obligeait le jeune impertinent à lui remettre.

- Mais je suis tout à fait compétente en la matière ! objecta Nefret, la fierté offensée.

Elle retourna près de la lady au collier et pointa du doigt le bijou.

-A celle qui m’inspire l’amour , voilà ce que l’on peut lire si l’on respecte la lecture alternée des caractères présentés ici selon un code secret, précisa-t-elle en adressant un regard sombre à l’étudiant...
- Fais-moi plaisir, ne te donne pas en spectacle ! lui chuchota Percy à l’oreille en lui saisissant vigoureusement le bras.
- Mais je sais lire les hiéroglyphes !! s’exclama-t-elle, défendant cette assertion de tout son cœur quand bien même elle se trouvait la première surprise par cette vérité.

- Bien sûr, parce que vous avez trop bu ! riposta l’étudiant, qui n’avait plus rien à perdre, à présent. Un code secret ! voyez-vous ça !
- Bien sûr ! soutint-elle avec un peu de crainte car il lui était impossible d’expliquer l’origine de sa connaissance. On le faisait beaucoup à la Montagne Sainte !
- Nefret, arrête-toi ! lui ordonna Percy. Te soucies-tu donc si peu des convenances ?!

La frustration ne pas prise au sérieux faisait monter la colère en Nefret. Elle qui s’était promise en début de soirée de ne pas faire d’esclandre trouvait soudain cette résolution bien sotte en comparaison de son besoin d’extérioriser ses émotions.

- C’est à moi que tu poses la question ? Mais, mon chéri, comment pourrais-je te répondre puisque j’ai perdu la mémoire ! ironisa-t-elle sans prêter attention aux rires et aux murmures qui s’élevaient déjà autour d’eux. Cependant, toi, qui t’es bien gardé de me révéler que j’étais médecin, tu devrais le savoir, que je ne suis pas quelqu’un de si convenable que cela !

Le flash d’un appareil photo au mercure l’aveugla un instant, puis, le visage taché de son de Mr O’Connell lui sourit avec sympathie. Sans un mot de plus, Nefret repoussa le bras de son époux et partit vers la terrasse chercher un peu d’air frais.

Demain, son mauvais comportement serait dans tous les journaux mais ce soir, elle pouvait encore s’en moquer. Une seule chose importait ; elle avait eu un souvenir incroyable : la vision d’un garçon torse nu, vêtu d’un pagne et de bijoux, lui offrant le collier que la lady portait ce soir autour de son cou.

*

Rê inondait la pièce de Sa Lumière. Venue du sud, un vent chaud faisait entrer par les fenêtres les poussières du désert. Vêtue d’une légère tunique de lin à bretelles qui la couvrait des seins jusqu’aux pieds, Nefret lisait un papyrus de prières, une esclave se tenant à ses côtés pour l’éventer, en cas de coup de chaleur car les fenêtres étaient sans rideau, sans volets. C’était inutile. Creusés à flanc de montagne, les appartements qui lui étaient réservés n’offraient aucun vis-à-vis. Là, elle n’avait pas à se cacher à la vue de qui que ce fût. Là elle goutait un peu de cette liberté qui lui faisait par ailleurs cruellement défaut.

Elle soupira.

Elle aimait ce qu’elle faisait mais parfois la solitude lui pesait de trop.

Soudain on frappa à la porte. Autour d’elle ses suivantes s’agitèrent, courant vers elle, voiles en mains, pour la couvrir.

Nefret se laissa faire.
Par protocole. Par habitude.

Puis la lourde porte en bois, peinte d’oiseaux et motifs floraux, s’ouvrit et toutes les suivantes se mirent à genoux, face contre terre : le jeune prince entrait.

Nefret, demeurée debout au milieu de la chambre le regarda approcher au travers du voile qui recouvrait sa tête.

Il était vêtu seul pagne de lin retenu à la taille par une ceinture inscrustée de pierres précieuses. Les plis du tissu lui tombaient parfaitement jusqu’aux genoux et un pectoral en or représentant Horus lui couvrait la poitrine. Quelques bagues et bracelets habillaient ses mains. Seule sa tête brune était nue, l’absence de perruque signifiant que cette visite n’avait aucun caractère officiel. Ses boucles épaisses lui tombaient dans les yeux, qu’il avait plus noirs que la nuit et le soleil qui filtrait par la fenêtre faisait briller l’arrête de son nez qu’il avait long mais fort.

Elle sourit à la vue de son corps qui ne cessait de changer.

Il avait trois cycles de soleil de plus qu’elle et deux fois sa taille. Ses épaules devenaient chaque jour un peu plus carrées et ses jambes se renforçaient.

Un homme nu et entièrement épilé le suivait – un esclave royal. Il s’arrêta quand le prince leva une main afin de le laisser poursuivre seul vers la jeune fille.

- Ptah est en train de te donner la force d’Apis ! complimenta-t-elle en inclinant légèrement la tête quand il fut arrivé devant elle.
- Et tes mots sont cruels, répondit-il en lui prenant la main pour la porter à sa bouche. Moi je ne pourrai jamais te complimenter si tu t’obstines à me cacher ton corps et ton visage.
- Tu les connais pourtant, objecta-t-elle en caressant sa joue, en guise de consolation.
- Je connaissais ceux de la petite fille que tu étais ! contredit-il en fronçant son élégant sourcil qu’un trait de khôl étirait jusque sur les tempes. Mais depuis que tu vis ici, je ne les vois plus !

Il profita de cette main qu’elle avait posée sur lui pour faire courir ses doigts sur son poignet, son avant-bras... elle le laissa aller jusqu’au coude, parce que c’était lui... mais dès qu’il voulut aller plus loin, elle laissa retomber son bras et sa manche recouvrit de nouveau tout.

Il poussa un soupir malheureux, pinçant ses jolies lèvres qu’il avait brunes, pleines et sans doute aussi douces que dans le souvenir qu’en conservait la jeune fille.

- Pourquoi cette contrariété ? questionna-t-elle. Tu le sais bien pourtant, que la Grande Prêtresse doit restée soustraite à tous les regards ! Je ne devrais même pas te laisser me toucher...
- C’est que tu me manques, lui dit-il en enfreignant de nouveau la règle et la serrant contre son cœur. Tes grands yeux qui reflètent la Nout se posant sur moi me manquent, les boucles de tes cheveux de fille de Seth me chatouillant la peau me manquent.

Il déplaça son visage pour venir coller leurs deux joues l’une contre l’autre, poursuivant contre son oreille à mi-mots afin que les suivantes n’entîssent pas.

- Ton sourire, ton parfum, tout me manque !

Nefret fut soulagée d’avoir le visage masqué parce qu’elle ne pouvait contenir ses larmes et elle ne désirait pas les lui montrer.

- Comment oses-tu dire que je te manque ? Alors que tu viens de prendre une seconde épouse !
- Tu me manques ! répéta-t-il comme un affront. Et je serais marié cinq fois comme mon père que tu me manquerais encore !
- Tu ne devrais pas être là, raisonna-t-elle. Ta seconde épouse mérite encore tes attentions, jusqu’au lever de Khépri de demain**** !
- Je sais dit-il en se détachant enfin d’elle.

Le cœur de Nefret battait fort et elle se demandait s’i l’avait remarqué. Mais j’ai profité de ce qu’elle prenait un bain pour venir t’apporter ceci.

Il tapa dans ses mains et l’esclave approcha, présentant au prince le coffret de bois qu’il portait.

- Rê brille treize fois pour toi, aujourd’hui, dit-il en ouvrant le coffret. Ceci est un présent en ton honneur.

Il s’était souvenu du jour de sa naissance et elle eut toutes les peines du monde à se retenir de lui sauter au cou.
Le cadeau qu’il lui offrait était un bijou somptueux. Un collier constitué de plaques d’or sur lesquelles le nom des huit génies de l’Ogdoade d’Hermopolis étaient gravés.

- C’est un bijou que je pourrais porter pour les fêtes d’Atoum, commenta-t-elle, pensive. Pourquoi cette fête-là ? Ce n’est pas la plus joyeuse ! Et il n’y en a pas beaucoup dans tout un cycle !

Il rit, se moquant gentiment d’elle.

- Cette fête-là parce que c’est la seule qui pouvait abriter mon code secret !

Elle leva les yeux sur lui et quand il lui révéla comment déchiffer le message caché, elle put lire, ébahie :
A celle qui m’inspire l’amour

-Pour que tu n’oublies jamais, lui dit-il en passant le collier autour de son cou. Jusqu’à ce que je devienne Pharaon et que je te retire ton voile, souviens-toi de cela ! Il t’aidra à combattre quand tu auras envie de pleurer.

Son visage s'était durci sous la solennité de ses mots mais ses yeux avaient conservé leur tendresse infinie.

Puis soudain, le visage du prince se transforma et la chambre disparut. Nefret avait brusquement onze ans de plus et face à elle se tenait le cousin Walter qui malgré la violence de ses paroles, lui adressait le même regard, lui demandait de tenir la même promesse : Souvenez-vous ! Et combattez.


Nefret se réveilla en sursaut.

Il faisait nuit et elle se trouvait à Epsom, dans sa chambre d’hôtel. Le corps couvert d’un voile de transpiration, elle rejeta ses couvertures sur le bout du lit et alla ouvrir la fenêtre puis les volets.

Il faisait chaud comme dans un désert !

Vêtue de sa seule chemise de nuit de lin blanc, elle demeura un instant offerte à la brise nocturne, baissant les yeux sur sa tenue qui ressemblait à une tunique longue... avec des bretelles si on décousait les manches...

Puis elle se tourna vers le lit où ronflait son époux. Ils n’avaient dormi ensemble que pour l’apparence. Ce soir, en entrant dans la chambre, il n’avait pas eu envie de la toucher.

Nefret s’accouda à la fenêtre, fixant la lune et se concentra sur l’étrange songe qu’elle venait d’avoir.

Il était long et précis. Les émotions avaient semblé tellement réelles. Mais le prince ressemblait un peu au cousin Walter. Elle savait qu’elle avait beaucoup bu lors de la soirée qui venait de s’achever.
Aussi était-t-elle perdue.

Ce songe, était-ce un rêve ou un souvenir ?

*


Le lendemain, la description détaillée de la scène du collier figurait en première colonne de la rubrique mondaine du Daily News.

Heureux événement ou fin des compromis ?

titrait l’article signé Kevin O’Connell.

Nefret découvrit le récit des évenements de la veille, éclairé ensuite du point de vue du journaliste, alors qu’elle rejoignait Percy, Violet et le Dr Philipp au restaurant de l’hôtel.

Scandale à l’hippodrome d’Epsom.
Ce jeudi 8 juin 1913 resta gravé dans toutes les mémoires. Peut-être autant en raison de l’accident dramatique qui s’est produit dans l’après-midi sur le champ de course qu’en raison de la plus incroyable scène de ménage qui s’est jouée devant les yeux de la moitié de la bonne société britannique le soir au dîner.
Car si la Suffragette Emily Davison avait choisi de faire parler d’elle en se jetant littéralement sous les sabots du cheval du roi, la si distinguée Nefret Forth-Peabody avait décidé de la concurrencer en buvant plus que de raison et se faisant ainsi remarquer par les propos peu amènes qu’elle a tenus envers son époux, Perceval Peabody, l’accusant publiquement de mensonge et de manipulation.
Il semblerait, en effet, que son époux ait omis de lui faire part de sa passion pour la médecine, un comble pour une jeune personne aussi talentueuse dans son domaine !
N’oublions pas que si elle n’avait pas tragiquement disparue en mer avant la fin de ses études, elle aurait été, avec Mrs Elanor Davies-Colley (sa consœur de banc d’école) la première femme chirurgien de l’histoire de la médecine britannique ! Elle n’a pas manqué d’en faire le judicieux reproche à l’étourdi.
La scène a été violente.
Mrs Forth aurait annoncé sa volonté de divorcer que cela n’aurait surpris personne ! Comment un couple qui, hier encore, descendait de bateau, heureux et amoureux, peut-il en l’espace de quinze jours friser l’éclatement ?
Leur idylle était-elle un leurre ?
Leur bonheur ne serait-elle que de façade ?
On sait qu’ils ont fait lit commun à l’hôtel où ils sont descendus.
Un autre mensonge ?
Le secret de ce curieux mariage, qui pose encore beaucoup de questions aujourd’hui parmi la bonne société londonienne, serait-il en voie de trouver une explication : à savoir, un banal arrangement financier, comme il s’en fait chaque jour devant les administrations ?
Mais ceci légitimait-il une prise de boisson inconsidérée ? Nous connaissons tous le goût prononcé de cette lady pour ce qui touche l’indécence mais il faut avouer qu’elle n’a toujours commis l’inconvenance qu’avec classe et élégance.
Or ce soir, elle n’avait aucune retenue, allant, en fin de soirée, jusqu’à rire à gorge déployée et s’agripper aux bras de l’un ou l’autre de ses compagnons pour ne pas tomber.
Toutefois, on considérera que Mrs Forth-Peabody avait de quoi être chamboulée. Elle avait été vue, dans l’après-midi, exploiter ses dons de médecine au profit des nombreux blessés que la vague de panique engendrée par l’acte inconsidéré de Miss Davison avait laissé derrière elle.
La perte d’un ou deux de ses patients aurait-elle à ce point affecté la charitable femme-medecin ?
Des voix ont soufflé, et pas des plus ignorantes, que l’état excessif de bouleversement de Mrs Foth-Peabody, dernièrement vue tantôt extrêmement joyeuse, tantôt extrêmement triste, cacherait en réalité, un tout autre état : celui qui est si commun aux jeunes épousées.
Qu'en est-il ?
Le temps nous apportera la réponse. Selon toute vraisemblance, si cette hypothèse se vérifiat, Mrs Forth-Peabody devrait se retirer de la société à partir du mois prochain, pour nous revenir dans sept à huit mois, heureuse et comblée d’avoir donné un héritier à son époux
.

La terrible migraine dont souffrait Nefret ne lui permit pas de comprendre clairement où voulait en venir cet article. Elle put tout juste s’étonner du fait que Percy l’eût laissé en évidence sur la nappe à côté de son café, afin qu’elle le vît, elle qui, d’ordinaire, n’était pas invitée à lire les journaux.

- Il faut que nous parlions, lui dit-il en guise de tout bonjour.
- Je le pense aussi, répondit-elle en prenant gracieusement place face à lui.

Elle portait un ensemble-tailleur de la couleur préférée de Percy mais ce dernier ne fit aucun compliment.

Elle joignit ses mains sur la table que la dentelle italienne de ses poignets de manche dissimulaient jusqu’à la naissance des doigts. Puis elle étudia attentivement le visage de son époux : la ligne sévère de ses sourcils fortement arqués, le reflet neutre de ses yeux gris, le trait fermé de ses lèvres minces.

- Tu vas certainement me dire qu’il nous faut tout faire pour démentir ces lignes, dit-elle calmement en baissant les yeux sur le journal. Je trouve pourtant qu’elles pointent un élément important : depuis notre arrivée en Angleterre, tu n’es pas l’homme dont les souvenirs me reviennent, tu n'es pas l'homme dont je me sens amoureuse. Alors dis-moi, notre mariage entier serait-il vraiment un mensonge ?

Nefret parlait posément, sa voix était claire et assurée, son souffle maitrisé. Elle s’étonnait de sa propre sérénité parce que ses tempes douloureuses lui rappelaient que l’alcool ne produisait plus ses effets euphorisants.

D’où tirait-elle alors ce courage ?
De sa douleur ? De son ignorance de la vérité ? Ou de ces mots qu’elle avait entendus par deux fois, en réalité et en rêve : « se souvenir » et « combattre ».

A suivre...


********************
*Morpeth : près de Newcaslte, dans l'Angleterre du Nord-Est.
**hiératique /démotique :respectivement les première et deuxième évolution ( simplification) de l'écriture hiéroglyphique.
***Triade thébaine :Tous les dieux égyptiens n'étaient pas vénérés partout dans lepays, c'est pour cela qu'il y en avait autant( du moins, à l'origine). Divinités locales de Thèbes : Amon ( le Dieu "Père") son épouse Mout ( une "déesse mère" multi-focntions qu'on peut associer à Isis et Sekhmet également), leur fils, Khonsu, un dieu de la lune ( un dieu des morts/ un dieu guérisseur)
**** Khépri : le fameux scarabée égyptien, symbôle de la renaissance. C'est le nom que prend le soleil à l'aube.


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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyLun 26 Déc 2011 - 23:57

Chapitre 17

Manuscrits H

partie 1





La cage d’escalier, étroite et basse de plafond, plongeait vers les entrailles de la terre, comme dans un tombeau. Sous ses pieds, du sable et des fientes de chauve-souris qui rendaient les marches glissantes. Devant lui, une obscurité et un manque d’air qui avalaient la lumière de sa torche. Mais cela ne l’empêchait pas d’avancer.

A mesure qu’il descendait, son souffle se faisait haletant, ses veines temporales se faisaient saillantes, ses doigts le picotaient. Son excitation touchait son paroxysme : la seconde porte était là, tout près !

Il se sourit à lui-même.

En haut des marches, il venait d’ouvrir la première porte, réussissant ce que personne avant lui n’avait jamais réussi ! La promesse de ce qu’il allait trouver en bas était colossale ! Pharaonique !

Sethos était bel et bien un maître...

Il descendit la dernière marche et franchit l’ouverture qui marquait la fin du couloir. Son pied foula alors un dallage partiellement recouvert de sable. Un sable que trois mille ans d’obscurité, de fraicheur et de déjections animales avaient rendu rugueux. Un trou dans le plafond laissait deviner les aspérités de la montagne mais l’odeur qui flottait dans cette pièce-ci était plus immonde encore que celle des escaliers.

- Oh non, murmura Daria avec appréhension.

Elle commit l’erreur de braquer sa torche électrique vers le plafond.

- Non ! tenta de prévenir Sethos.

Mais il était trop tard.

La lumière aveugla un groupe de jeunes chauves-souris. Alors les chiroptères s’affolèrent et les deux visiteurs inopportuns durent se coucher afin d’éviter le vol d’une vingtaine de mammifères infestés de parasites. Désorientées, les roussettes d’Egypte firent un tour de salle avant de remonter la cage d’escalier, dans un vacarme de bruissement d’ailes et de cris aigus.

Quand ils purent se relever, Sethos considéra son assistante jusqu’à ce que le silence fût retombé.

Puis il la gifla.

- Idiote ! lâcha-t-il de sa voix calme et glaciale.

A cette heure avancée de la nuit, ils étaient probablement les seuls être humains à se promener sur le site historique de Napata mais Sethos ne désirait pas pour autant manifester sa présence.

Il laissa Daria masser sa joue endolorie et inspecta les lieux.

La salle dans laquelle ils avaient abouti était une petite antichambre où le fidèle, qui venait en offrandes, devait se préparer d’avant d’accéder à l’autel sacré. Aussi les murs de pierre étaient-ils peints de scènes liturgiques, mythologiques, figurant dieux et hommes que la lueur de la torche tirait de leur sommeil poussiéreux.
Au centre de la chambre, trônant entre deux énormes têtes de béliers en céramique, se trouvait la seconde porte, monumentale et impressionnante.


Un sourire vaniteux étira les lèvres de Sethos.

Cette fameuse porte, il l’avait ardemment cherchée durant ces dernières années, fouillant scrupuleusement les ruines de tous les temples d’Amon que le Pays d’Egypte avait pu compter. Le prix de ses efforts se dressait à présent devant lui, majestueuse et éternelle, prête à dévoiler ses trésors.

Sethos avança tout contre la porte. Les ailes de ses narines frémissaient.

C’était une lourde façade de pierre, recouverte, sur sa partie supérieure, de plaques de cuivre gravées d’incantations. Sur la partie basse, sculptés dans le grès, des bas-reliefs figuraient des mortels en adoration devant Amon, dans le prolongement de ce qu’on pouvait trouver sur les murs.

Le faisceau lumineux de la lampe de poche de Daria balaya bientôt ce fascinant décor.

Le cuivre, qui luisait sous l’éclairage aléatoire de la torche naturelle, s’affadit et les bas-reliefs, qui s’animaient grâce le jeu d’ombre, se figèrent sous la torche électrique.

Le Maître du crime fronça les sourcils.

- Eloigne-moi immédiatement cette idiotie du progrès humain, dit-il d’un ton qui ne souffrait aucune contrariété.

- Pff, fit-elle en riant, obéissant néanmoins ( sa joue était encore rouge). Vous êtes exactement comme le professeur Emerson...

A ce nom honnis, les lèvres de Sethos s’ourlèrent en une grimace qu’il savait repoussante.

- Le professeur Emerson a ses raisons de préférer la torche traditionnelle, j’ai les miennes.

Il n’en révéla pas plus. Il n’y avait qu’à sa charmante Amelia qu’il aimait livrer ses secrets.

Il reporta son attention sur la porte.

Celle-ci ne possédait aucune serrure pour s’ouvrir. Mais il y avait, creusée en son centre, une niche abritant une petite table de pierre. Cette dernière était elle-même creusée de quatre cavités rectangulaires, destinées à recevoir des sortes de cubes. Si l’on y plaçait les bons cubes, le code était reconstitué et la porte se déverrouillait.

Un système identique avait été conçu au sommet des marches que Sethos et Daria avaient descendues avant de se trouver devant cette porte.

- Les richesses que renferme la salle de culte doivent être bien importantes pour que les anciens prêtres aient pris un tel soin de les protéger, commenta Daria.

- Tu n’imagines même pas ce que ces pièces scellées un peu partout en Egypte peuvent contenir, répondit Sethos. Les offrandes sont éternelles. C’aurait été une faute grave de laisser ces trésors brûler avec la destruction des temples, lorsque les cultes païens ont été interdits !

- Je comprends pourquoi vous n’avez pas eu envie de reprendre l’excavation de la tombe de Toutankhamon après l’éboulement !

Sethos exhiba de sa poche plusieurs morceaux de papier et commença à les étudier.

- Le trésor de Toutankhamon ferait la fortune de n’importe quel égyptologue mais ce que ces codes vont nous apporter vaut mille fois la breloque de ce petit pharaon !

Grâce à la langue bien pendue d’un certain roi , Sethos avait eu connaissance de l’existence de ces trésors, enfouis dans le sable depuis l’an 391. Grâce à sa ruse, il avait su manipuler les Emerson et surtout la jeune Nefret afin d’obtenir les informations capitales qu’elle détenait sans le savoir ( ou du moins, sans s’en souvenir !). Pour quelle autre raison aurait-il perdu son temps à bavarder avec elle sur une plage de Grèce ?

Il laissait la tombe de l’oiseau d’or à qui la voulait, lui avait plus intéressant à revendre sur le marché noir des Antiquités !

En surface, un retour d’écho des chauves-souris se fit entendre.

Sethos plissa les yeux et décida qu’il avait assez perdu de temps. Avec les étranges cadavres qu’on avait retrouvés en Egypte, mieux valait se montrer efficace qu’amateur d’art !

Il déplia l’une des feuilles de papier et donna ses instructions à Daria :

-Trouve-moi un ibis, un pain, une corde de lin tressée et un trône.

Alors son assistante éclaira le sol et se mit en quête de petites pierres gravées.

Ils avaient procédé de la même façon en haut des marches. Les cubes de pierres avaient été dissimulés dans le sable. Pourquoi les choses seraient-elles différentes ici ?

Pourtant, la reconstitution du code posa problème.

- Je ne trouve rien, déclara Daria au moment où Sethos lui faisait remarquer qu’il aimerait avoir vidé la salle du trésor avant l’aube. Mais je ne comprends pas, ajouta-t-elle. J’ai trouvé d’autres symboles.

Elle en ramassa un et le présenta à son maître.

Ce cube-là était similaire à ceux qui ouvraient la première porte. Comme eux, il était gravé d’un signe hiéroglyphique. Cependant, il ne représentait pas l’un de ceux que le code exigeait.

Sethos leva le regard sur Daria.

Elle avait troqué ses voiles transparents de danseuse égyptienne pour une tenue d’exploratrice ( prise, elle aussi, dans la garde-robe thébaine de l’élégante Miss Forth) et, sous son casque colonial, les grands yeux noirs de la jeune femme l’interrogeaient silencieusement, posant cette question qu’elle n’osait pas formuler à voix haute.

- Non, je ne me suis pas trompé dans le code, répondit-il avec morgue.

- Oh, je n’ai pas dit ça, contredit la menteuse en baissant spontanément les yeux. C’est juste que...

Mais déjà Sethos ne l’écoutait plus.

Perplexe et agacé, il plongeait de nouveau sa main dans sa poche et réexaminait l’un des éléments du code. C’était un croquis copié d’après un bas-relief dans le temple d’Amon, à Karnac, celui-là même qui avait un jour été dessiné par le fils Emerson.

- Le dessin est parfaitement clair pour le premier cube, répéta-t-il avec conviction. Le doigt d’Amon désigne un ibis. Il nous faut donc un ibis !

- Mais il n’y en a pas ! se braqua Daria. Les cubes doivent être cachés quelque part ailleurs ! Ou alors, ajouta-t-elle en retournant son bout de caillou dans sa main, il y a un code dans le code...

Un souffle d’air fit vaciller la flamme de sa torche et Sethos jeta un coup d’œil en direction des escaliers. Au loin, il lui sembla entendre à nouveau les chauves-souris.

Etaient-ils vraiment seuls dans ce temple ?

- Un code dans le code ? répéta-t-il quand il fut sûr que personne ne les épiait.

Sethos se redressa après avoir ramassé un autre cube. Celui-là désignait un vautour.

C’était insensé.

Il cherchait un ibis et trouvait un vautour.

Pourquoi ?

Alors qu’il réfléchissait, son regard se posa sur un cartouche du mur qui lui faisait face. Le vautour, le pain, l’œuf, la déesse... les déterminatifs d’Isis. Indubitablement. Le regard de Sethos s’attarda sur le vautour qui terminait son nom. Isis était généralement désignée par le trône. Mais dans la partie nubienne de l’Egypte, comme ici, au Gebel Barkal, on l’écrivait plutôt avec le signe du vautour...

Il émit un rire méprisant.

Le vautour, quelle ironie ! Alors que le quatrième cube à chercher était justement un trône... quel sens de l’humour étrange possédaient ces Méroïtiques !

Sethos comprit le secret du code si subitement qu’il manqua de s’étouffer dans son rire.

Le méroïtique... Bien sûr !!!

Là où le texte était égyptien et demandait un trône, la pierre à chercher était méroïtique et se traduisait par le vautour !!

- Daria, c’est le moment de mettre en pratique ce que tu as appris ! ordonna-t-il en se retournant, tout échaudé.

Mais Daria ne répondit pas. Son corps inerte reposait sur le dallage, prostré, assommé...

- Qu’est-ce que...

- Maât est grande et son action est permanente. Il y a punition pour qui transgresse ses lois !

Sethos n’eut que le temps d’enfouir sa torche dans le sable avant de ressentir lui-même quelque chose lui percuter violemment le front. Tandis qu’il se sentait chuter, les mots de son ennemi résonnèrent dans sa tête... des mots prononcés en méroïtique.

***



- Dix minutes, Todros, c’est dix minutes ! Pas onze !

Le rédacteur en chef du Daily News ouvrit la bouche juste le temps de crier son mécontentement.

Ramsès était venu trouver David durant sa pause et tous deux buvaient un café dans le hall d’entrée de l’immeuble où travaillait ce dernier.

Vaste mais sombre et vieillot, l’endroit aux quatre murs tapissés de broquart servait aussi bien de lieu de passage que de salle de repos aux journalistes, éditeurs et écrivains publics qui se partageaient les locaux. Le plancher séculaire grinçait sous le passage permanent des visiteurs et le concierge avait oublié d’ajouter de l’eau dans le vase du bouquet qui se fanait, près de l’ascenseur.

David et Ramsès avaient pris place, contre le mur du fond, autour d’une petite table ronde, qu’éclairait une fixation électrique ( seul élément de modernité dans cette honorable bâtisse qui avait peut-être connu les premiers monarques de la Maison de Hanovre ! ) Ils discutaient tout en buvant une tasse de mauvais café quand le rédacteur en chef du Daily News, le supérieur hiérarchique de David, avait brutalement ouvert la porte à double battant qui séparait la salle de rédaction du hall d’entrée, pour hurler sur son employé. L’homme, au visage aussi rond que son ventre, n’avait pas pris le temps de s’arrêter, traversant la pièce comme un train express, pour aller rugir dans la salle des imprimeuses, faisant sursauter au passage les dames qui se trouvaient présentes.

A l’appel de son nom, David se redressa instantanément et répondit par un respectueux « Bien sûr, Monsieur ». Il se leva et avala rapidement le reste de son café, surveillant du coin de l’œil la réaction de son patron alors que ce dernier ne le regardait déjà plus ( mais s’était-il seulement donné la peine de le chercher du regard ?), tout occupé qu’il était à aboyer ses ordres aux imprimeurs.

Ramsès, avec beaucoup plus de nonchalance ( et le coude toujours posé sur la table) leva le nez en direction de l’horloge murale. Au dessus de la porte d’entrée, à tourniquet, elle s’affichait : grosse, ronde et remarquable, la pointe de sa grande aiguille marquant précisément 10h17.

Ramsès fronça légèrement les sourcils.

Vivement, il enserra le poignet de son ami. L’Egyptien avait gardé une main sur la table tandis que de l’autre, il replaçait l’arrière de sa chemise dans son pantalon.

- Vous avez interrompu votre travail à 10h12, dit Ramsès en tirant sur le bras pour inciter David à se rasseoir. Il vous reste donc encore cinq minutes de détente !

- Oh, vraiment ? Merci, je n’avais pas fait attention. Je m’en serais voulu de devoir couper court à notre conversation !

David sourit à Ramsès avec gratitude et innocence et passa la commande d’un second café.

- Voulez-vous en un autre ? Je vous l’offre !

- Non merci.

- Un seul, alors, s’il vous plait, pria aimablement David au serveur qu’il avait appelé.

L’enfant, déjà grand mais visage encore poupin, faisait assurément ses début dans le monde du travail. Il hocha pourtant la tête avec professionnalisme et retira la tasse vide avec une dextérité déconcertante.

Ramsès attendit que le garçon se fût suffisamment éloigné pour laisser jaillir les mots qui lui brulaient les lèvres.

- David, ne laissez pas votre employeur vous maltraiter ainsi ! Vous êtes diplômé, vous payez vos impôts et vous parlez même anglais mieux que lui !

David sourit avec gentillesse.

- Ne vous tracassez pas pour ceci. Ce n’est rien. Il n’a pas dû faire attention à l’heure, lui non plus, voilà tout !

- Je pense au contraire qu’il sait parfaitement quelle heure il est... Mais quand bien même, il n’a pas à employer ce ton-là !

David secoua la tête.

- Il a ce ton seulement quand il est contrarié.

- Je constate qu’il est souvent contrarié... commenta sombrement Ramsès

David éclata de rire.

- Je crois que c’est vous qui le contrariez ! Il n’a pas oublié, je pense, que c’est en partie à cause de vous que Nefret l’a éconduit, la fois où il avait tenté de la courtiser !!

Ramsès se souvenait très bien de cet homme et encore mieux de la façon dont Ramsès lui-même s’était arrangé pour que le jeune journaliste se ridiculise, à l’époque, devant les yeux de la ravissante jeune fille. Mais il ne pensait pas que cela avait le moindre rapport avec son comportement actuel. Ce petit rédacteur en chef britannique était simplement fier de la prétendue « supériorité » de sa race.

Ramsès soupira intérieurement.

Il ne comprenait pas l’indulgence naïve de David. Ce dernier était pourtant loin d’être idiot et si en Angleterre, il se comportait comme un chiot capable de supporter sans broncher les plus cuisantes humiliations, chez lui, à Louxor, il avait le caractère implacable d’un leader du mouvement nationaliste égyptien.

- Je te remercie de ta sollicitude, mon frère, lui dit David, en arabe. Mais ceci est mon affaire. Lè a’aleyki innehou layssa mouchkelek.

C’était vrai. Ramsès était venu entretenir son ami de la disparition de son croquis. A sa grande surprise et son plus grand intérêt, le reporter lui avait appris qu’en Allemagne, en France et en Angleterre, quelques objets de collectionneurs avaient disparu.

- Et il y a plus, poursuivit David à mi-voix car il n’était pas censé diffuser l’information avant l’heure. Le journal y consacrera une pleine page la semaine prochaine : les gardiens de sécurité du musée du Louvre, ont livré un touriste aux autorités françaises parce que ce dernier possédait un étrange carnet à dessins. Il copiait des morceaux d’œuvres originales ! La police française a voulu l’interroger mais il s’est évadé de prison... laissant derrière lui quelques gardiens retrouvés égorgés...

David ménagea un silence que la vivacité d’esprit de Ramsès put combler avec la réponse que son ami s’apprêtait à donner :

- ... tués de la même façon que tous ces cadavres retrouvés en Egypte !

David acquiesça.

- Vous pensiez que Sethos avait volé votre croquis. Vous ne devriez pas le craindre autant, cela vous empêche de voir les autres criminels roder autour de votre famille.

Ramsès voulut répliquer mais déjà David se levait, les yeux rivés sur l’horloge murale.

- 10h22, je dois y aller. Ma’a salama ya akhi.

Ramsès répondit à son au-revoir mais ne quitta pas la table immédiatement. Un instant, il demeura à fixer le vide, préoccupé par les dernières paroles de David.

Quand il avait perdu son croquis, il avait tout de suite songé à l’ennemi juré de ses parents. Peut-être était-il trop méfiant, peut-être connaissait-il moins bien le Maître criminel qu’il ne le pensait, mais il lui paraissait improbable qu’un voleur autre que « Sethos la panthère » pût cambrioler les Emerson sans se faire remarquer... a fortiori si ce même individu était rattrapé dans un musée parisien ! Mais ce nouveau voleur, amateur d’antiquités et de boucheries à l’égyptienne, était-il vraiment un parfait inconnu ???

***



Il avait eu le réflexe de supprimer sa source de lumière mais la lampe électrique de Daria, qui avait roulé un peu plus loin, continuait d’éclairer la porte.

Sethos retint un juron.

Voilà pourquoi il n’aimait pas les lampes de poche : ça brillait trop fort et ça ne s’éteignait pas tout seul !

Il tenta alors de reculer dans la pénombre mais c’était peine perdue, de larges pieds noirs chaussés de sandales à sangle de cuir apparaissaient déjà au bas des escaliers.

Sethos eut le souffle coupé quand son ennemi lui décocha une flèche, visant cette fois-ci la main coupable du voleur. Seule sa fierté lui permit de ne pas hurler sa douleur !

Avec un air de défi, il toisa l’homme qui avançait vers lui, javelot menaçant à la main. Sans pitié, ce gaillard joua de nouveau de sa lance et Sethos se retrouva adossé contre la porte, l’extrémité pointue de la lame lui irritant la gorge. Une deuxième silhouette se détacha alors de l’ombre et, avec ce même silence dans lequel elle était apparue, ramassa le bâton de jet dont elle avait usé pour assommer Daria.

Sethos n’eut nul besoin de considérer leur peau noire et leur perruque frisée pour reconnaître en eux les représentants de ce peuple de derniers Nubiens qui vivaient cachés dans une oasis du désert soudanais. Mais l’éclat de leur bracelet de cuivre sur lequel figurait la plume de Maât, leur ceinture de lin blanc, leurs sandales aux lacets blancs, et surtout leur attirail militaire laissa deviner à quel corps précis de soldats appartenaient ces mercenaires : élite de l’armée de pharaon, dévoués à la protection des prêtres et des temples, ils étaient les Gardiens Blancs, les « Hedj-Medjaÿs ».

Parle en premier ou bien tu ne parleras plus jamais pensa immédiatement Sethos.

Alors, rassemblant ses forces, il présenta ses mains ouvertes à son chasseur :

- Meri, implora-t-il, n’ayant aucune difficulté à feindre la bonne foi. Meri !!!

Cela fonctionna peut-être car, surpris, son bourreau relâcha légèrement la pression du javelot contre sa pomme d’Adam.

- Tepy meri ne Horus akh netjer ! se justifia-t-il encore, forçant son rudiment de méroïtique. Je suis le premier ami de l’Horus d’or ... son préféré - Hesy ! ajouta-t-il pour appuyer son argument.

Mais ses bourreaux n’avaient pas l’air de prêter la moindre intention à ses explications. A mi-voix et très rapidement, ils avaient l’air de débattre du sort à réserver à cet infidèle qu’ils avaient surpris tentant de s’introduire dans la salle des offrandes. Ils pouvaient se le permettre : contrairement aux autres medjaÿs, Les Hedj-Medjaÿs étaient autorisés à sanctionner avant le recours au procès !

Sethos sut que, s’il ne trouvait pas rapidement un moyen de se tirer de là, il finirait comme ce diable de Fritz et tous les autres profanateurs de temples : mutilé, démembré et empalé pour ce crime royal, la carcasse offerte aux charognards du désert.

Il pouvait implorer leur merci ( ce qu’il était d’ailleurs en train de faire, d’une certaine manière), les Gardiens blancs n’étaient pas réputés pour leur clémence. Alors comment convaincre ces machines à tuer de ne pas découper en rondelles celui qui avait fait découvrir à leur roi le meilleur de la civilisation occidentale : le sucre et le café ?

il continua de parler pour détourner l’attention des soldats tandis qu’il faisait glisser lentement sa main vers la poche de son pantalon.

Mais les medjaÿs avaient des yeux de faucon :

- Derit menemen ! Hekh !!!

La pointe du javelot arrêta sec la main baladeuse ( celle-là même qu’une flèche avait précédemment perforée !) et Sethos émit un grognement étouffé.

Qu’Osiris les emporte !

Le souffle court, la vue brouillée, il appuya son front en sueur contre la paroi de pierre et laissa l’un des deux gardiens récupérer l’objet qui s’était échappé de sa main lorsque le javelot l’avait embrochée.

- Tarekinedal Horus ? s’étonna l’un d’eux, soudain adouci en découvrant le sceau de son pharaon.

- Meri, acquiesça Sethos la respiration bruyante. Je vous l’ai déjà dit, crétins, ajouta—t-il pour lui-même, en anglais.

Le hedj-medjaÿ tira une dague de sa ceinture et la plaça aussitôt sous la gorge de sa victime.

- Meri, rien ne me prouve que tu l’es véritablement ! lui dit-il, avec méfiance et sagesse ( fallait-il que ces bougres de soldats soient aussi intelligents qu’ils étaient habiles de leurs armes?!! ) Tu peux très bien avoir volé cette bague à l’un de nos prêtres ! D’ailleurs, Ami de Pharaon, trouves-tu vraiment amical de chercher à profaner ses temples ?

- Hekh ! l’arrêta son compagnon. Il parle notre langue ! Il a ouvert la première porte avec le code ! Et il me semble connaitre cette servante... ajouta-t-il avec un hochement de tête en direction de Daria. Peut-être devrions-nous le mener à l’Horus Tarekinedal ?

Ce fut sans doute la vision familière de Daria qui décida le premier medjaÿ.

Il baissa finalement sa dague.

- Très bien. Nous allons te conduire devant le roi, Chacal. Lui saura dire si tu mens !

Sethos ferma humblement les yeux. Alleluia ! La déesse des causes perdues existait véritablement !

Il était trop heureux d’être encore en vie pour oser contester le sursis qu’on lui offrait. Mais l’idée ne l’enchantait guère. Car être présenté au roi de la Montage sacrée signifiait d’abord voyager huit jours dans le désert. Or, en raison de ce qu’il venait de découvrir, Sethos avait un emploi du temps relativement chargé cette semaine...

***





Ramsès avait retourné la question sous tous ses angles mais c’était la même réponse qui lui était sans cesse venue à l’esprit : pour découvrir les derniers projets de Sethos, il fallait se rapprocher de la dernière personne qui avait collaboré avec lui... Daria. Or, depuis la dernière visite mensuelle qu’il lui avait faite, quatre mois plus tôt, Ramsès n’avait pas revu son ex-femme. Il ne l’avait volontairement pas revue. Pas après ce qu’elle lui avait dit ce jour-là ! Et cela l’ennuyait de la revoir aujourd’hui juste parce qu’elle était la seule personne de sa connaissance capable de lui venir en aide.

Aussi avait-il lâchement reporté cette désagréable rencontre pour répondre à l’appel urgent de son père. Ce dernier, en pleine période d’examens, corrigeait les copies ( « médiocres » selon ses propres termes) de ses étudiants. Alors, afin d’éviter que son rapport de fouilles ne paraisse après celui de Flinders Petrie, Ramsès se trouvait-il dans l’obligation absolue de l’avancer.

Cet après-midi là, donc, il se trouvait au British Museum, à demi-assis sur le bureau de son père, au seul endroit où il restait un semblant de place puisqu’il avait invité Howard Carter à prendre la seule chaise disponible. Derrière son bureau, Emerson avait délaissé les copies de ses étudiants ( qu’il réécrivait puisqu’il était incapable de se contenter d’un bref commentaire quand une réponse fausse était apportée à l’une de ses questions). Face à lui, Howard Carter, le front soucieux, laissait refroidir le café que Ramsès lui avait offert.

Howard était autant un bon ami qu’un amateur de réceptions mondaines et ces deux qualifications produisaient la meilleure des associations quand l’aristocrate avait l’occasion d’assister à des événements intéressants.

Or, ce jour-là, il s’était invité dans le bureau du professeur afin de lui raconter la dernière discussion incroyable qu’il avait échangée.

D’ordinaire, le seul sujet de conversation qui pouvait mener le père de Ramsès à délaisser ses occupations égyptologiques était l’égyptologie elle-même. Mais ce jour-là, Howard venait l’entretenir de Nefret. Or, pour son ancienne pupille, Emerson rompait sans broncher avec ses habitudes.

- Je crois qu’elle s’ennuyait hier soir, commença Howard, songeur. Quand je l’ai vue remonter le foyer, pendant l’entracte, il m’a semblé qu’elle avait un peu trop bu, elle ne marchait pas très droit...

- Et elle prétend être heureuse avec lui, grogna Emerson. Portait-elle des traces coups ? aboya-t-il soudain, postillonnant au visage du narrateur.

- Non, non, elle était fraiche et belle, comme toujours !

L’éclat que prit son regard rappela à Ramsès que le séduisant homme avait lui aussi, en son temps, courtisé la jolie Nefret. Il avait pu se le permettre. Dessinateur de formation, intégrant les équipes de fouilles d’égyptologues de renom, Howard Carter s’était rapproché du Service des Antiquités du Caire et, grâce au français Maspero, avait fini par dégoter la place tant convoitée de Directeur général des monuments de la Haute-Egypte. Cette situation lui avait permis de prendre épouse et, à présent, il menait des fouilles pour le compte du mécène Carnavon.



- Mais elle ne savait plus du tout ce qu’elle racontait ! reprit l’ancien artiste. Figurez-vous, mes amis, qu’en se cognant contre une torchère électrique, elle a cité un extrait des Textes des Sarcophages, louant la splendeur de Rê !

Ramsès se redressa légèrement.

- Vous connaissez Les Textes des Sarcophages ? se permit-il de questionner, impressionné.

Les Textes des Sarcophages étaient un enchainement sans fin de formules liturgiques et d’incantations, principalement dédiés à Rê, qu’on trouvait gravées sur les sarcophages et les tombes des aristocrates de l’ancienne Egypte, à compter de fin de la sixième dynastie ( environ deux mille deux cent ans avant J.C). Auparavant, ces mêmes textes étaient réservés aux tombeaux des pharaons et étaient alors connus sous le nom de « Textes des Pyramides ».

- Moi ? s’étonna Howard avec humour. Oh non, vous plaisantez ! Vous avez vu le pavé que représente ce bouquin ?!! Oh, je connais bien une ou deux transcriptions... celles que tous les autres connaissent aussi ! précisa-t-il en riant de bonne foi.

- Qu’y a-t-il de surprenant alors, au fait qu’elle ait cité ces textes ? interrogea Emerson, grognon car l’étude des documents religieux n’était pas ce qu’il préférait.

- Eh bien, reprit l’archéologue en recouvrant son air grave, parce que non seulement elle n’a pas cité un extrait connu mais encore parce qu’elle l’a fait dans la langue ancienne ! Enfin, je suppose ! Parce que moi, je ne la connais pas mais je peux vous affirmer qu’elle n’a parlé ni arabe, ni grec, ni hébreux, ni latin !

Ramsès baissa la tête.

Nefret avait probablement parlé méroïtique, sa langue maternelle.

Il réfléchit à toute vitesse.

Personne ne savait d’où venait Nefret. Aux yeux de tous, les Emerson l’avaient trouvée chez des missionnaires, dans un village reculé du Soudan. La réalité était qu’elle venait de beaucoup plus loin dans le désert, là où Rê, Isis et leurs congénères divins gouvernaient encore la terre et les cieux. Afin d’empêcher les colonisateurs de réduire ce peuple insolite au statut de bêtes de foire, Ramsès devait trouver une explication rationnelle au fait que sa « sœur » pouvait entretenir une conversation longue dans une langue que personne à ce jour ne pouvait comprendre, faute d’avoir réussi à traduire son alphabet et donc son écriture !

Mais son père le devança. Son calme olympien, pour l’être colérique qu’il était, força l’admiration de son fils.

- La langue ancienne ? répéta Emerson, l’air plus surpris que troublé. Vous êtes sûr ?

Il prit le temps de s’emparer et bourrer tranquillement sa pipe avant de poursuivre.

- Loin de moi l’idée de dénigrer les qualités de ma fille mais elle a mis un temps fou à maîtriser l’arabe et les momies l’ont toujours davantage intéressée que le déchiffrage des hiéroglyphes. Vous en savez quelque chose, Ramsès, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en riant, probablement au souvenir d’une des nombreuses fois où Ramsès avait cherché à enseigner à la jeune fille.

Emerson tut bien évidemment le fait qu’en toutes ces occasions, ladite élève avait corrigé son jeune enseignant sur son accent approximatif avant d’annoncer avec superbe qu’elle s’en retournait à ses livres de médecine, où, selon elle, elle avait de réelles connaissances à acquérir.

- Si vous dîtes qu’elle avait bu, conclut Emerson avec légèreté, il me semble qu’elle aura tout simplement inventé une nouvelle langue, mon ami !

Il offrit une cigarette à « son ami » (qualification qu’il discutait selon les jours). Howard l’accepta et partit d’un rire nerveux.

- Ah oui ! admit-il. Vous avez très certainement raison ! Bah, c’est cette histoire de cadavres retrouvés mutilés en Egypte qui me monte à la tête, je crois...

Il se tut et trempa sa moustache dans son café. Ses yeux fixaient le sol. Ramsès trouva que la gorgée qu’il buvait était longue.

Trop longue !

- C’est tout ce que ce vous aviez à nous annoncer ? questionna innocemment Emerson.

- Eh bien... ça, c’est ce qui s’est passé mercredi soir... informa Howard en reposant lentement sa tasse sur le bureau.

- Que s’est-il passé depuis ? interrogea à son tour Ramsès, que la prudence de son confrère rendait méfiant.

Howard changea de position sur son siège, se gratta la nuque.

- Ecoutez, Emerson, mon vieux... je ne sais comment vous le dire... Je connais la profondeur de votre attachement pour cette jeune femme...

Il lissa sa moustache.

- ...mais je dois vous avouer que...

- Par l’enfer, Carter ! s’emporta Emerson. Crachez le morceau ou je vous pends par les pieds pour faire sortir les mots !!!

- J’y viens, j’y viens ! Ramsès, depuis combien de temps n’avez-vous pas parlé à Nefret ?

- Je l’ai brièvement entrevue au derby. ça fait plus de huit jours, maintenant.

Contrairement à son père Ramsès demeura calme. En apparence, seulement...

- Et... vous l’avez trouvée normale ?

- Qu’entendez-vous par là ?

-Sacrebleu, elle n’est plus dans son état normal depuis son retour de Grèce !!! fit remarquer Emerson. Carter si vous n’avez rien de plus novateur à nous annoncer...

- Elle boit !!! Voilà ce qui ne va pas chez elle !!!! révéla enfin Howard, horrifié de ses propres mots.

Son mutisme se transforma soudain en une diatribe enflammée. Il avait ouvert la boîte de Pandore, il ne pouvait empêcher tous les maux de s’en échapper.

- Au début, je pensais qu’elle profitait seulement de ses soirées, comme tout le monde ! Mais jeudi soir, elle s’est encore donnée en spectacle en effectuant une sorte de... danse... étrange et animale ! Et hier, elle a simplement perdu l’esprit ! Figurez-vous qu’elle m’a soutenu, sans jamais plier, qu’il y avait un temple d’Isis au Gebel Barkal ! Au Gebel Barkal !!! Hé, ça se saurait !!! Creusé à même la roche, dites-donc ! Comme à Petra ! Et qu’il se trouvait d’ailleurs juste à côté du palais royal parce que, m’a –t-elle dit, elle ne traversait jamais les jardins royaux pour effectuer ses prières matinales !!!

Il s’interrompit juste le temps de se pencher un peu plus sur le bureau.

- Emerson, j’aimerais croire que tout cela est vrai, juste pour éviter de penser qu’on devrait – sans offense, Ramsès – l’interner, elle aussi !

Cette fois, Ramsès fut tenté de blêmir. Mais de nouveau, son père joua remarquablement la comédie. Il était trop intelligent pour se trahir.

- Et au bout de combien de verres a-t-elle débité tout ça ? Carter, vous savez qu’elle est amnésique, tout se mélange dans sa tête !

- Oh, moi je le sais bien ! Elle était peut-être en train de décrire tout à la fois la glorieuse Babylone, la puissante Rome et la lumineuse Alexandrie ! Mais les médecins, Emerson, que vont-ils en penser ? Vous savez, elle dit et fait des choses vraiment très étranges ! Et je ne sais pas si cela s’explique seulement par la boisson...

- Revenez me voir quand vous aurez trop bu, Carter, et je vous raconterai le lendemain les inepties que vous m’aurez chantées en allemand sur le lien entre les dimensions du Sérapéum et l’inclination de la pyramide à degrés de Dachour !

Howard soupira de nouveau et se laissa aller contre le dossier montgolfière de sa chaise d’époque.

- Vous avez sans doute raison...

- C’est aussi ce que je pense. Bien, Carter...

Emerson se leva énergiquement et força son visiteur à en faire autant.

- Ce fut une discussion passionnante ! Bonjour chez vous ! Mes hommages à votre épouse.

Il poussa son confrère vers la porte et la lui claqua au nez. Ce dernier avait à peine entamé sa cigarette et sa tasse de café fumait encore sur le bureau.

- Mes amitiés à Amelia ! entendit-on de l’autre côté du couloir.

- Elle va être ravie de les recevoir, maugréa le professeur. Incroyable ! Descendez de là ! ajouta-t-il à l’intention de son fils.

Ramsès s’exécuta et esquissa un pas vers la porte. Son père ne semblait pas avoir apprécié cette conversation avec Howard, il valait mieux le laisser seul.

- Où allez-vous ? Nefret est en train de révéler les secrets de ses origines devant tout le monde et vous vous en fichez ?

- Non père, bien sûr que non.

Ramsès s’assit immédiatement sur le siège déserté par Howard. Emerson tira quelques nouvelles bouffées de tabac, observant son fils qui lui répondait par le plus grand des silences.

- J’imagine que vous n’aviez pas prévu cela, mon garçon, commenta-t-il.

- En effet, avoua Ramsès, une once de désolation dans la voix. J’espérais que lui parler d’Egypte l’aiderait à se souvenir. Visiblement, cela fonctionne mais de manière inconsciente...

- Et dangereuse... Cela ne sert ni les intérêts de Nefret, ni ceux de la Montagne sainte ! Ha ! s’exclama Emerson. Nous avons eu une sacrée chance avec le Gebel Barkal !

Ramsès baissa les yeux sur la tasse de café que Howard n’avait pas eu le temps de finir.

Une chance oui...

Le Gebel Barkal signifiait littéralement « la montagne sainte ». Il désignait ce promontoire rocheux, massif et solitaire, qui habillait étrangement la plaine désertique de la rive droite du Nil, au-dessous du lac Nasser, au niveau de la quatrième cataracte. Situé au nord du Soudan actuel, dans une région autrefois appelée « Haute-Nubie », il abritait les ruines de l’un des plus grands temples jamais dédiés à Amon-Rê et, sous l’Antiquité, avait constitué un grand centre religieux pour Napata, la capitale du royaume de Kouch, érigée à ses pieds. Ça, c’était ce que savait Howard Carter.

Toutefois, dans les souvenirs inconscients de Nefret, le Gebel Barkal désignait une autre montagne sainte... celle que l’on voyait apparaitre au bout d’une grande oasis, après neuf jours de marche dans le désert, en direction de Khartoum. Entre ses pentes escarpées, cachée par des collines, la dernière cité de Nubie avait été creusée à flanc de falaise, au quatrième siècle de notre ère, lorsque les monarques du royaume de Kouch, installés à Méroé après avoir été contraints de quitter Napata, avaient finalement été chassés de leur seconde capitale par les chrétiens d’Ethiopie. Descendants et ultimes survivants des pharaons noirs, les habitants de la Montagne sainte avaient vécu au fil des siècles en autarcie, à la façon de leurs ancêtres, ignorant et restant ignorés - ou presque - du monde qui les entourait. C’est là qu’était née Nefret, qu’un formidable hasard avait placée sur la route des Emerson. Si les parents de Ramsès avaient pu ramener l’héritière britannique à la civilisation, ils avaient fait la promesse solennelle de garder le secret de cette communauté qui ne connaissait ni la lampe à pétrôle, ni la machine à écrire.

- Mais cette chance ne se reproduira pas, dit encore Emerson. Tôt ou tard, Nefret commettra une faute impardonnable. Une faute qu’on ne pourra pas non plus réparer. Que comptez-vous faire pour l’en empêcher ?

Il était assis dans son fauteuil, le dos droit et la main qui ne tenait pas sa pipe reposait sur son accoudoir. On comparait souvent l’allure de Ramsès avec le pharaon dont il portait le nom. Pourtant, en cet instant, c’était le torse bombé d’Emerson qui dégageait une puissance impériale, c’était sa tête haute qui évoquait un pouvoir sans veto. Son regard saphir envoyait des éclats durs, sévères et divins. Ramsès avait rarement vu ce regard-là. D’ordinaire, il ne visait que des ennemis.

Cela plaça instantanément Ramsès sur la défensive. Il n’était pas certain de ce que désirait son père mais...

- Si vous suggérez que Lia renonce à lui parler d’Egypte...

- Je suggère simplement que nous prenions le temps de la réflexion.

- Le temps de la réflexion ? Avant quoi ?

- Avant d’être contraints de lui demander de ne pas se souvenir...

***
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyLun 26 Déc 2011 - 23:59

Chapitre 17



partie 2 ( la partie 1 se trouve juste au-dessus mais le chapitre était trop long pour être posté en une seule fois !)



Sethos n’avait commercé avec le roi du Gebel Barkal que fort peu de temps avant le coup d’état qui avait chassé ce dernier du pouvoir, six ans auparavant, et les deux hommes ne s’étaient pas revus après la reconquête du trône, principalement en raison de la promesse qu’Amelia avait obtenue du Maître du Crime ( il avait bien pu promettre ce qu’elle désirait ; Daria avait séduit Ramsès, son plan était enclenché !)

Aussi Sethos s’attendait-il à devoir sérieusement argumenter pour se rappeler au bon souvenir du monarque, surtout en considération de l’état de fatigue et de crasse auquel on l’avait réduit depuis une semaine. Son visage barbu, poussiéreux, cerné, le front marqué d’une vilaine bosse, n’évoquait plus rien du dandy fringant qui avait jadis apporté le sucre et le café à cette civilisation oubliée !

Mais le dernier pharaon de Nubie accueillit son ancien partenaire comme un frère.

- Mon ami ! salua-t-il en anglais quand on amena le captif devant lui.

Il leva les mains, paumes ouvertes, dans ce geste royal qui marquait toute sa différence avec le commun des mortels. Sethos ne lui rendit pas son salut ; ses mains étaient ligotées dans son dos et son bourreau le maintenait à genoux.

- Qu’on le détache ! Qu’on lui apporte un siège, des fruits et du vin ! Pardonnez-leur leur manque de manières, dit encore le souverain dans la langue occidentale. Vous êtes, bien sûr, mon hôte !

Sethos remercia, assura qu’il ne blâmait pas ces pauvres ignorants et, du coin de l’œil, nargua le Medjaÿ qui l’avait menacé au Gebel Barkal. Le jeune monarque n’avait pas changé ! Malgré son visage un peu plus sage, il avait gardé cet esprit un peu naïf que Sethos lui connaissait : pas un seul instant Tarek ne lui demanda pourquoi ses gardes avaient jugé bon de l’attacher !

Daria, qu’on tenait sous étroite surveillance près de la porte, fut invitée à rejoindre son compagnon et le roi pour cette petite collation, ce qui contraria Sethos. Car, lors de son dernier voyage à la Montagne sainte, Daria avait fait fondre le cœur du monarque. Comment Tarek pourrait-il se concentrer sur les questions que Sethos avait à lui poser s’il avait l’attention détournée ? D’autant plus que Daria, connue ici comme la suivante de l’ancienne Grande Prêtresse, avait, en conséquence, eut le droit à un bain, des vêtements propres et du parfum.

Le roi resta donc un moment subjugué en voyant approcher la jolie créature brune, dont les courbes, plus généreuses que celles - déjà remarquables ! - qu’elle avait à seize ans, se dessinaient nettement sous la fine tunique de lin transparent. Sethos suspecta que Daria en ajouta un peu en accentuant l’ondulation de ses hanches. Quand Tarek lui baisa la main, en adepte du romantisme à l’européenne qu’il était, elle fit battre ses longs cils noirs soulignés de khôl.

- Votre beauté est plus grande encore que par le passé ! lui dit le roi dans son meilleur anglais roucoulant. Et mon cœur plus vide encore !

- Flatteur que vous êtes ! gloussa Daria. Etes-vous toujours à la recherche de votre cinquième épouse depuis tout ce temps ?

- Non. Mais mon cœur souffrira toujours tant que vous ne n’aurez pas accédé à ma demande, ma dame !

Elle lui avait abandonné sa main. Le pharaon entreprit de la caresser délicatement tout en ignorant que cette charmeuse attention aurait offensé bien des « dames ».

- Eh bien, elle va réfléchir à votre aimable proposition pendant que nous converserons ! suggéra Sethos en avalant le dernier abricot qu’avait contenu la corbeille de fruits.

Il avait d’autres choses à faire que d’assister à leur sérénade et le fit savoir à Daria. Cette dernière se retira donc, au prétexte de vouloir saluer la famille de l’Horus qu’elle avait autrefois brièvement rencontrée.

Sethos mena l’entretien d’une main de maître, jouant habilement afin d’obtenir les renseignements dont il avait besoin sans révéler l’objet de ses convoitises.

- J’ai vu les infidèles, au Pays de la Terre Noire, informa-t-il, tandis qu’un esclave remplissait de nouveau son verre de vin. Devant le châtiment qui leur a été infligé, j’ai deviné l’intervention des Hedj-Medjaÿs. Pourquoi les mener si loin de la Montagne sainte ?

Le roi jeta un coup d’œil à son vizir qui lui faisait signe de ne pas parler de ces affaires-là. Mais, à la plus grande fortune de Sethos, l’Horus Tarekinedal ne savait pas différencier ses amis de ses ennemis.

- Ils forment la garde rapprochée de plusieurs prêtres. J’en ai envoyé certains en mission.

- Au-delà de la grande Mer bleue aussi ?

La question peina Tarek. Ses meilleurs prêtres n’étaient pas censés le décevoir.

- Vous les avez rencontrés ? Je les ai pourtant choisis pour leur discrétion...

- Il y a eu quelques rumeurs, répondit évasivement Sethos. Que cherchent-ils ?

- La localisation du temple que la Déesse a choisi pour la grande cérémonie qui se prépare...

- Quelle cérémonie ?

Tarek soupira.

- Celle de notre salut.

Il se leva et traversa la salle du trône jusqu’au balcon. Sethos le suivit. Le soleil était encore haut dans le ciel. Le vent, grâce à la proximité de l’oasis, était beaucoup moins sec qu’ailleurs dans le désert et la montagne cassait ses rafales, ne laissant que de légers filets d’air traverser ses failles jusqu’à la cité secrète. Là où le silence du désert rendait le hurlement du vent assourdissant, la montagne étouffait ses plaintes, laissant le rire des enfants royaux résonner, en bas, dans les jardins ; les hennissements des chevaux s’échapper des écuries, creusées sur le flanc droit de la falaise ; ou encore le raffut des bêtes de labours qui montait au loin depuis le marché de la ville basse, derrière la grande allée des sphinx et les luxueuses maisons des nobles.

Le roi soupira. Le pli qui barrait son front lui donna soudain l’air beaucoup plus âgé.

- Un fléau planerait-il au dessus de votre belle cité ? interrogea le maître criminel.

- Il y a peu d’enfants, ne trouvez-vous pas ?

Sethos baissa les yeux.

Les jardins royaux étaient très vastes et très ombragés mais à cette heure de la journée, tous les éventuels promeneurs étaient groupés autour de la fontaine. Sethos compta une quinzaine d’enfants. C’était peu pour un roi qui possédait cinq épouses. Il fallait, en outre, y inclure les enfants des princes et princesses de sang.

- J’ai perdu dix de mes enfants en cinq ans. Les nobles aussi perdent de plus en plus de nourrissons. Seuls les rehkits semblent épargnés.

Sethos regarda le roi. Le mal qui frappait le peuple du dernier pharaon ne ressemblait à aucune des précédentes plaies d’Egypte. Il était beaucoup plus rationnel et beaucoup plus prévisible...

- Vous avez déjà été mis en garde par le passé, rappela-t-il, un peu méprisant parce que cette discussion l’ennuyait. Vous ne récoltez que ce que vous semez...

- Je ne connais pas le sens de cette expression, mon ami.

- Cela signifie que vous vivez en huis-clos depuis trop longtemps ! Votre sang a fini par dégénéré avec tous ces mariages consanguins !

Tarek leva les bras au ciel.

- Mais j’ai fait ce que Mrs Emerson m’a dit de faire ! J’ai intercepté les caravanes de marchands d’esclaves et j’ai proposé aux malheureux prisonniers de venir vivre dans la cité ! Mais les notables ne les acceptent pas. Même les princesses des pays étrangers sont vues ici comme de simples rehkits ! Personne ne leur adresse la parole dans la rue ! Il n’y a que les esclaves qui acceptent d'épouser des esclaves !

- Alors montrez l’exemple ! s’agaça Sethos.

- C’est fait. Ma cinquième épouse vient de l’une de ces caravanes et elle donnera bientôt la vie. Mais ce n’est pas suffisant. Les nobles sont contre moi. Les notables disent qu’ Isis ne bénit pas ces unions.

- Dans ce cas, demandez à votre prêtresse d’affirmer le contraire. C’est à cela aussi que sert la religion, marmonna Sethos de plus en plus agacé.

Tarek s’accouda au balcon et sourit tristement.

Voilà le nœud du problème : les notables disent que ces morts n’avaient pas cours à l’époque où ma sœur était encore là. Ils pensent que la déesse n’accepte pas la nouvelle prêtresse.

Sethos se rapprocha du roi.

- Donc ... , ils souhaitent le retour de l’ancienne prêtresse ?

- Oui.

La réponse fut soufflée pitoyablement.

Sethos ricana.

- Sculptez vous-même votre sarcophage, Majesté. Même si vous les suppliez, les Emerson ne laisseront jamais leur fille chérie remettre les pieds ici !

- Mais je ne le souhaite pas non plus ! s’emporta le roi désespéré. Je sais que ma sœur est beaucoup plus heureuse là où elle vit maintenant. J’ai juste besoin qu’elle m’aide en procédant à une nouvelle cérémonie de passation de fonction.

Sethos se gratta le menton et s’appuya à son tour à la balustrade de pierre.

Dans le jardin, les poteries de faïence brillaient au soleil et les ceintures des princes, incrustées de pierreries, scintillaient de mille couleurs.

Il avait fait du bon troc avec les habitants de la Montagne sacrée, par le passé. Avec la guerre qui se préparait en Europe, et les Turcs qui en profiteraient aussitôt pour s’emparer du Sinaï et du canal de Suez, Sethos aurait-il encore la possibilité de commercer avec cette communauté ? Valait-elle la peine qu’il perde son temps pour elle ? Se posait en outre, un autre problème, plus intiment lié à la prêtresse en question.

- Avez –vous un plan de secours ? questionna enfin le génie du crime. J’ai entendu dire que la jolie Miss Forth était amnésique. Je ne suis pas sûr qu’elle se souvienne des anciennes prières...

- Que dites-vous ?

Si Sethos avait été plus sensible ou simplement plus sympathique, il se serait peut-être ému de la pâleur soudaine qui venait de blêmir les traits déjà inquiets du roi.

- Qu’est-il arrivé à ma sœur ? Il faut impérativement qu’elle se souvienne !

- Pourquoi ? Il ne s’agit que de prières !

- Pas du tout ! Il s’agit d’une cérémonie très complexe et très codifiée au cours de laquelle la déesse doit quitter le corps de l’ancienne prêtresse pour habiter celui de la nouvelle ! Les notables pensent que la Déesse est restée emprisonnée à l’intérieur de ma chère sœur ! Il est primordial que le rituel de passation de fonction soit parfaitement réussi ! Si Nefret ne peut faire sortir la déesse d’elle, il n’existe qu’une seule autre manière de l’en délivrer mais...

- Elle est à proscrire ? questionna Sethos que la réponse n’intéressait pourtant pas.

- Bien sûr ! Je dois sauver mon peuple mais je ne peux me résoudre à faire assassiner ma propre sœur !

Tarek retourna sur son trône et Sethos le suivit lentement, méditant les paroles du roi.

Il fallait donc que la déesse délaisse le corps de Nefret Forth pour que les notables acceptent de se marier avec des étrangers et fassent ainsi prospérer la cité. Ridicule !

Sethos plissa pourtant les yeux, son esprit incroyablement perfide échafaudant déjà un plan.

Il se fichait bien du sort de cette civilisation arriérée mais sacrifier une jeune lady, qui connaissait les codes permettant d’accéder aux trésors méroïtiques, ne servait pas les intérêts du Maître criminel.

- Rassurez-vous Majesté. Je rendrai sa mémoire à votre sœur avant que les prêtres ne viennent la chercher.



A suivre...



****************************************************************

*Merci à Petrina pour les phrases en arabe La prière d'Isis 1c25

** Les phrases en méroïtique ne sont pas vraiment du méroïtique. J'ai emprunté à l'ancien égyptien pour faire "vrai". Ceci dit, comme personne à ce jour n'est capable de traduire le méroïtique, personne ne peut affirmer que je n'ai pas écrit du vrai méroïtique, ho ho ho 👅

*** ci-dessous, un petit plan pour vous repérer :

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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyDim 29 Jan 2012 - 22:59

chapitre 18: Une rivière dans le ciel





C’était le vingt-huitième jour du quatrième mois de Chémou* et les enfants royaux prenaient leur bain. Pour Adjibden, Merasen, Merenreth, Itep, Tabirka et tous les autres, c’était un jour ordinaire. Mais pour Nefret, c’était le dernier. Le dernier avant de changer de vie.

Alors que les princes et les princesses chahutaient joyeusement dans l’étang, Nefret s’était retirée dans le jardin pour une ultime promenade.
En traversant les roseaux et les plantes aquatiques, elle faisait fuir grues et canards. Comme ce n’était pas son intention, elle gagna rapidement la pelouse.
Son corps était trempé après le bain ; elle le laissa sécher au soleil. La chaleur des rayons, la douceur du vent sur sa peau étaient des sensations qu’elle ne connaitrait bientôt plus.
Aussi voulait-elle les savourer une dernière fois.


Elle franchit le portique, orné de deux grands dattiers, qui séparait l’étang du verger et se promena parmi les figuiers et les oliviers, s’arrêta un instant devant le tronc épais du sycomore qui avait partagé nombre de ses jeux puis huma le parfum des grosses fleurs de grenadiers qu’elle ne verrait plus jamais qu'en bouquet dans des vases ou présentées en offrande à la déesse. Ses pieds nus s’enfonçaient dans une herbe grasse dont seul un système d’ irrigation important permettait l’existence dans ce désert. Enfin, elle traversa les cours successives et revint vers le palais.

Dos au soleil, elle observait son ombre qui se projetait sur les façades des bâtiments. Un tronc, deux bras, deux jambes : ça aussi, elle souhaitait le graver dans sa mémoire car la vision de son propre corps lui serait également désormais interdite : ses mains, ses pieds et même ses cheveux disparaitraient sous une superposition de voiles plus ou moins transparents.
Quel dommage pour ses cheveux, pensa-t-elle en faisant rouler l’une de ses boucles entre ses doigts, son père les aimait tellement...


- A moi aussi, tes beaux cheveux vont manquer, dit une voix derrière elle.

Nefret se retourna. Le Prince approchait.
Ils se sourirent mutuellement et il ouvrit les bras pour qu’elle vienne s’y jeter, ce qu’elle fit sans attendre ; ils ne s’étaient pas vus de la matinée !


- Tu as tardé ! lui reprocha-t-elle en nouant ses doigts autour de la nuque du garçon.
- Pardon... Murtek veut que je connaisse mon discours nuptial sur le bout des doigts, répondit-il en déposant un baiser sur son front.


Nefret se dégagea aussitôt, le retour de la peine chassant l’accès de gaieté qui avait un instant gonflé son cœur.

- J’avais toujours cru que ce serait moi ta première épouse, dit-elle, la voix brisée.

Le prince lui caressa la joue.

- Je sais. Et comme Père te laissait jouer avec nous et suivre nos leçons, je pensais également que tes origines rehkits ne seraient pas un obstacle !
- Elles ne devraient pas l’être ! s’emporta Nefret, gagnée par la colère, à présent. Oui, mon père était un étranger venu du désert. Mais il a gagné son titre de noblesse en devenant conseiller de Pharaon ! Cela fait cinq ans que je suis une suivante de la Grande Prêtresse ! Est-ce qu’une fille de rehkit peut être suivante de la Grande Prêtresse ?!!
- Non.
- Alors ça veut dire que je suis noble... dans ce cas, pourquoi ne me permettent-ils pas de t’épouser ?


Elle marqua un temps d’arrêt avant de laisser éclater sa jalousie.

- Par Isis ! Tu ne t’entends même pas avec Merenreth, ton père le sait très bien ! Alors pourquoi l’a-t-il choisie, elle ?!
- C’est la seule qui soit prête...


La réponse n’était pas satisfaisante.

- Mais moi aussi je serai bientôt prête ! ragea-elle. Regarde, dit-elle en se reculant, regarde-moi ! ça ne se voit pas que je suis presque prête ?

Nefret s’était mise en pleine lumière pour le prince la vît bien. Sous l’éclat du disque solaire, elle exposait son corps sans honte. Tout le monde le faisait ici ; l’allure, l’apparence du corps était un indice du statut social de chacun.
Et de son corps, Nefret en était fière. Cela faisait des semaines qu’elle guettait les changements et ils étaient enfin arrivés ! Sur son corps d’enfant, la poitrine commençait à s’arrondir et le pubis s’était couvert de duvet. Elle serait bientôt prête, elle le savait : l’an prochain, au plus tard, elle pourrait enfanter. Le roi lui refusait-il le mariage pour une misérable petite année ?


Elle faisait face au prince, les bras en croix et les larmes roulant sur les joues.

- Pourquoi est-ce moi qui dois sacrifier ma vie au service de la déesse ? Pourquoi est-ce moi qui dois être séparée de toi ?
- Calme-toi, murmura le Prince en l’attirant de nouveau à lui. C’est un honneur que te font les dieux. En prenant le titre de « Grande Prêtresse d’Isis », tu deviens, après la Grande Epouse d’Amon et la première fille de Pharaon, la troisième plus grande Dame de la cité !
- Peut m’importe si cela doit m’éloigner de toi...


Le prince caressa ses cheveux, son dos puis l’emprisonna dans une étreinte qu’ils savaient tous deux être la dernière.

- Je maudirai mon père à jamais pour ce qu’il nous fait subir. Mais d’un autre côté, je lui suis reconnaissant...

Nefret leva sur lui un regard intrigué et il poursuivit :

- J’ai vu le guérisseur, ce matin... ton père semble aller de plus en plus mal. Il dit que Thot ne souhaite pas le délivrer. Si cela est vrai, quand il rejoindra les Champs de roseaux, tu redeviendras rehkit... seule et sans ressources, sauf si Isis t’accueille dans son temple !

Nefret n’avait vécu que dix cycles solaires, elle était encore une enfant mais son intelligence était précoce et son esprit était vif. Elle comprenait parfaitement la signification de ces mots.

- Alors ce n’est pas la déesse mais le Conseil des prêtres qui m’a désignée pour devenir la nouvelle Grande Prêtresse...
- Et ce que le Conseil des prêtres a décidé, Pharaon peut le révoquer !
- Cela veut dire que... souffla Nefret, une joie nouvelle réchauffant son cœur
- Oui ! Attends que je monte sur le trône, petite sœur, et je te délivrerai !


**

Le coffee room de chez Harrod’s était bondé. En ce premier jour de l’été, le soleil était au rendez-vous et son rayonnement sur la grande coupole de verre donnait grand soif aux acheteuses. A Nefret aussi qui venait d’achever le récit de son dernier rêve, le troisième qu’elle faisait concernant ce mystérieux prince égyptien.

Elle attendit que ses nouvelles voisines de table fussent installées et occupées à se montrer leurs emplettes respectives pour plonger discrètement la main dans son réticule. Elle en sortit une petite fiole qui tinta quand elle cogna les perles du sac à main. Alors son liquide doré s’agita allègrement et Nefret y vit une invitation...

Elle en versa le contenu intégral dans sa tasse de thé.

- Etes-vous certaine que cela soit très sage ? lui demanda Lia


Cette dernière lui faisait face de l’autre côté de la théière, le visage un peu luisant de la chaleur qui régnait à cet étage, et suivait ses mouvements avec inquiétude.


- N’ayez crainte, la rassura Nefret, parlant peut-être légèrement plus fort que ce que la bienséance lui aurait demandé. Cela a un effet bénéfique sur moi !

Elle voulut ranger sa fiole dans son sac mais un mouvement maladroit fit tomber cette dernière à terre.

- Zut ! s’exclama Nefret. Restez-là, je vais la chercher ! prévint-elle juste avant de disparaître sous la nappe.

Deux jurons plus tard et une mauvaise rencontre avec le pied de table, elle apparaissait de nouveau, un sourire victorieux accroché aux lèvres : elle avait récupéré la fiole et même trouvé une jolie épingle à cheveux !

- Je crois que vous devriez vous contenter d’un thé nature, cette fois ! déclara Lia en lui retirant sa tasse.
- Non ! Je vous assure que c’est thérapeutique ! rétorqua Nefret en ramenant à elle le cordial de sa confection.

Nefret avait appris deux choses le soir du derby : elle n’était pas tout à fait celle que Percy lui demandait d’être et les spiritueux l’aidaient à recouvrer sa mémoire. Car, aussi étrange que cela pût paraître, elle avait constaté que le champagne stimulait son esprit... En vérité, elle n’avait jamais les idées aussi claires que lorsqu’elle buvait ! Et de quelle manière ! Avec l’aide du Dr Philipp, elle ne se souvenait que de ses proches : Percy et Violet ; Mais avec un alcool, elle obtenait des bribes de son passé personnel : une doctoresse qui l’assistait dans une clinique, le cousin Walter lui interdisant de monter son cheval, un chacal blessé qu’elle désirait adopter, l’eau qui s’engouffrait dans le bateau juste avant son naufrage...

Sa mémoire progressait !

Aussi avait-elle pris la résolution de consommer de grandes quantités de vin afin que son esprit s’en montrât plus fonctionnel. Et cela lui réussissait : quelques jours plus tôt , à l’opéra, en discutant avec un égyptologue, elle s’était souvenue du palais du palais de Pharaon sur la Montagne sainte !
La veille au soir, elle avait tenté sa chance avec ce pendentif sorti de nulle part et avait fait ce songe qu’elle venait de rapporter.

- Cela fait plusieurs nuits que je rêve de ce prince. Les émotions que je ressens sont si fortes que je suis tentée de les croire réelles !
- Pourquoi ne le seraient-elles pas ?

Nefret écarquilla les yeux et considéra son amie comme si c’était cette dernière qui avait bu un premier thé « aromatisé » au brandy.

- Mais enfin, Lia, les derniers pharaons ont cessé de régner il y a presque mille ans ! Si c’était un souvenir, cela ferait de moi une héroïne d’un roman populaire qui se découvre une vie antérieure ! Cela n’a aucun sens !
- Bien sûr, il faut trouver une explication rationnelle à l’origine de ces souvenirs.
- Tout à fait et j’ai pensé à des sortes de paraboles, exposa Nefret, avec autant de méthode que son cerveau embrouillé pouvait lui permettre. Comme dans la Bible, la vision de ce futur pharaon ne serait qu’une construction de mon esprit que ma mémoire utiliserait pour se manifester !
- Tout ceci me parait bien compliqué ! Et comment expliquez-vous ce nom de « Ramsès » que vous associez à ce pendentif si tout cela n’est que « paraboles » ?

Nefret grimaça.

- Lia, je vous ai demandé de me retrouver pour m’aider à réfléchir, pas pour me perdre davantage !

Elle voulut poser son coude sur la table mais une mauvaise évaluation des distances lui fit écraser l’assiette de biscuits qui se trouvait juste à côté.

- Avez-vous demandé le conseil d’un autre médecin concernant la méthode la plus efficace afin de recouvrer votre mémoire ? interrogea son amie.
-Non, quelle idée ! A quoi sert un médecin de famille si l’on en consulte un autre ?

Nefret s’essuyait la manche puis tiqua sur un mot.

- En parlant de « famille », la mienne s’étonne que vous ayez, jusqu’à maintenant, toujours refusé mon invitation à venir prendre le thé chez nous.
- Nefret, je vous ai déjà expliqué que votre époux et le mien partageaient des idées politiques différentes. Pour cette raison, il serait inconvenant que je rencontre un seul des hommes de votre famille !
- Mon époux dit que le seul fait que nous nous fréquentions soit inconvenant...
- N’aggravons pas notre faute, dans ce cas.

Lia souriait avec bienveillance et Nefret fut peiné que Percy manifestât une telle méfiance à l’égard de cette douce jeune femme.

- Et si nous allions à la British Library, faire quelques recherches sur le « pharaon de vos rêves » ? proposa-t-elle avec entrain. Vous vous souviendrez peut-être de la raison pour laquelle il vous hante à ce point ?

Nefret hésita. La British Library était certes la bibliothèque la plus complète de tout le royaume mais elle présentait l’inconvénient de se situer en plein cœur du British Museum... là où travaillaient l’oncle Radcliffe et le cousin Walter !!

- Mais je conviens avec vous qu’il serait plus rapide de demander à une diseuse de bonne aventure de vous renseigner sur vos vies antérieures !

Percy avait inculqué à Nefret le mépris des gitans. Aussi opta-t-elle pour la bibliothèque. Que pourraient tenter les Emerson dans un lieu interdit de parole ?


Les deux jeunes femmes avaient quitté le grand magasin et s’apprêtaient à prendre un fiacre quand Percy et l’un des serveurs du coffee room surgirent de nulle part.

- ECARTE TOI D’ELLE ! scanda le furieux époux en arrivant à grandes enjambées.
-Miséricorde ! souffla Lia

Nefret tourna vers son amie de grands yeux étonnés. Au teint blême que prenait cette dernière, Nefret sentit son ventre se contracter.

- Lia ? interrogea-t-elle avec appréhension.
- NE LUI PARLE PAS !!! ECARTE-TOI ! ECARTE-TOI !!! s’égosillait Percy en franchissant les derniers pieds de trottoir qui les séparaient.

Lia s’empara alors de la main de Nefret qu’elle pressa plus fortement que de raison

- Nefret, vous savez que je suis votre amie, n’est-ce pas ? questionna-t-elle à toute vitesse. Quoi qu’il vous dise, je vous assure que...
- NE LA TOUCHEZ PAS, MORIBONDE !!!

Percy repoussa Lia si brutalement qu’il la fit tomber sur la chaussée. Au même moment, un fiacre arrivait en sens inverse et la malheureuse n’échappa à la mort que par la seule réactivité du cocher.

- Lia !!

Nefret esquissa un mouvement pour aider son amie à se relever mais Percy la tenait d’une poigne de fer.

- N’approche pas de cette usurpatrice ! Elle te ment depuis le début !
- Que dis-tu ?

A ce moment, le groom de chez Harrod’s fit un pas en avant et présenta sa carte à Nefret.

- Mrs Peabody, je me présente : Alexander Rice, détective privé. J’ai le regret de vous annoncer que cette femme se nomme Amelia Todros...
- oui, je sais.
- ... née Amelia Emerson !




Nefret ne savait pas comment cette scène s’était achevée. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle pleurait. Recroquevillée dans le noir, elle étouffait ses pleurs dans ses oreillers, sans savoir si la douleur qui lui déchirait les entrailles s’apparentait à de la colère ou du désespoir.

Elle ne s’était doutée de rien, elle avait donné sa confiance à l’aveugle, guidée par cette chaleur et cette amitié que Lia lui avait inspirées dès le premier jour. Elle s’était abandonnée avec sincérité, livrant tous ses doutes et tous ses secrets, remerciant le Ciel d’avoir placé sur son chemin une personne aussi attentionnée et compréhensive qu’Amelia Todros, sa seule véritable amie. Mais le rêve s’était fait cauchemar et la réalité montrait une vision d’horreur.
La charmante et bienveillante artiste n’était qu’une menteuse et une intrigante ! Une sournoise et une perfide ! Elle était la nièce du professeur Emerson et avait bien failli réaliser ses plans machiavéliques.

Nefret se sentait trahie et manipulée. Salie et humiliée !

Et dire que cette mauvaise femme l’avait regardée dans les yeux et lui avait affirmé être son amie ! N’avait-elle donc aucune conscience morale ?

Quel était ce monde dans lequel elle avait pénétré ? Son époux la faisait suivre par un détective privé, son amie lui mentait. Qui étaient-ils ? Qui était-elle pour vivre parmi eux ? Quels secrets dormaient au fond de sa mémoire pour éveiller ainsi la convoitise de tant d’infâmes ?
Qu’il lui paraissait béni, ce temps déjà lointain de la Grèce. Ce monde de la première amnésie, de l’ignorance totale et de l’insouciante novice qu’elle était, choyée par les sœurs de l’abbaye.
A Londres, elle était seule. Seule avec ses souvenirs confus et l’idée d’un prince qui, s’il avait jamais existé, l’avait abandonnée.

Longtemps Nefret pleura, à s’en brûler les yeux, à en suffoquer, et, au petit matin, quand les derniers spasmes libérèrent son corps épuisé, elle s’endormit, d’un sommeil sans rêve, parce qu’elle n’espérait plus en rien.

On dit que les gens tristes ne vivent que des nuits parce qu’ils ne connaissent pas la lumière du soleil. Mais le soleil est-il vraiment absent la nuit ? Promenez-vous la nuit. Levez le nez au ciel. Voyez-vous la trainée blanche ? C’est une rivière. Une rivière d’étoiles. Une rivière de lumière, qui, d’est en ouest, d’amont en aval , s’écoule nuit après nuit, redessinant pour vous la course du soleil dans votre journée d’hier. Suivez la rivière jusqu’au matin. Ne vous mène-t-elle pas de nouveau au soleil ? Ainsi, dans l’obscurité de vos nuits les plus sombres, souvenez-vous que, dans le ciel, il coulera toujours une rivière.

Car au moment où Nefret s’endormait, à l’est de la ville, sur le débarcadère encombré qui accueillait les émigrants et les bonnes gens de retour de voyage, un curieux individu posait pour la première fois la semelle de ses sandales trop grandes sur le territoire britannique. Malgré le brouillard qui précédait l’aube, il ne passait pas inaperçu en raison de sa tunique de lin très longue, son veston de tweed très élimé et ses deux grands yeux noirs que les grues de déchargement et les automobiles semblaient terrifier.

-Meri... meri... murmurait-il aux machines qui l’approchaient d’un peu trop près.





A suivre


* "chémou" ou la saison des récoltes : l'été selon le calendrier des anciens Egyptiens. Cette saison dure 4 mois, C'est la dernière de leur année civile.
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyVen 4 Mai 2012 - 17:38

Chapitre 19 : Le sourire du geôlier



Nefret dormit vingt six heures. Après avoir refusé de s’alimenter et pleuré pendant toute une journée, l’épuisement avait eu raison d’elle. Elle s’éveilla fatiguée et nauséeuse. Elle regretta d’avoir refusé la tisane que lui avait proposée le Dr Philipp mais peut-être davantage la bouteille de vin de Cornouailles qu’elle avait vidée en palliatif. Son premier mouvement fut d’ailleurs d’utiliser son pot de chambre comme bassine. Comme elle n’avait que de l’eau à rendre, le moment fut pénible et douloureux.

Après cela, Nefret demeura immobile dans son lit à méditer les récents événements, parce que le jour n’était pas encore levé et que toute la demeure paraissait maintenant étrangère.

Nefret se sentait perdue. Qu’allait-elle faire à présent ? Qu’allait-elle devenir ?

Les questions qui la tourmentaient ne semblaient pas être partagées par les membres de la maisonnée. Quand Nefret parut à la table du petit-déjeuner, on lui réserva un accueil enthousiaste. C’était comme si leurs différends n’avaient jamais existé. Percy se montra étonnement amoureux. L’espace d’un instant, Nefret retrouva l’homme doux et attentionné qui l’avait charmée à Athènes.

Attendrie, elle était sur le point de lui accorder une nouvelle chance mais il avait des investisseurs à rencontrer. Il s’en excusa longuement et de manière adorablement exquise. Il lui promit une soirée en tête à tête romantique. Aussi se résolut-elle à sortir en compagnie de Violet et du Dr Philipp. Elle en oublia momentanément ses états d’âme jusqu’à ce qu’elle fasse une rencontre insolite chez une boutiquière.

Il y avait, sur Jermyn street, juste derrière St James Square, une parfumerie réputée parce que qu’on y trouvait des gants français – c’était d’ailleurs inscrit bien en évidence sur la vitrine - , et notamment les très recherchés gants de Grenoble dont les nuances claires étaient les plus belles.

Daim des fabriques de Niort, Castor des fabriques de Paris, Chamois de celles de Chaumont, Soie de Lyon la boutique faisait le bonheur des dames de qualité.

Nefret avait rapidement appris à s’y orienter : les gants de percale, de soie et de dentelle se trouvaient devant les vitrines, les gants de peaux à droite, ceux en laines et en fils d’Ecosse à gauche, les mitaines en tout genre à l’étage.

Après avoir choisi une jolie paire de mitaines longues en dentelle blanche, Nefret regardait les gants de promenade en chevreau glacé tandis Violet avait disparu quelque part dans le rayon des « daim, façon daim et chamois piqués à l’anglaise ». Le médecin était resté aux côtés de la jeune amnésique parce qu’il s’inquiétait des maux de tête de sa patiente ( Nefret refusait de lui avouer qu’ils étaient dus au vin). Soudain, elle se sentit tirée par le bras et emmenée de force vers la sortie.

-Dr Philipp... ? voulut-elle questionner.

Mais elle n’eut pas besoin d’en demander davantage. Derrière elle, une voix tranchante laissa tomber ces quelques mots bien choisis :

- « Se retirer n’est pas fuir »*, j’imagine, docteur Attwood ? Je respecte votre goût pour le roman espagnol mais permettez-moi de souligner que notre bonne littérature anglaise possède de bien meilleures maximes à appliquer.

Nefret se retourna.

A l’autre bout de l’allée, droite et implacable, la terrible Mrs Emerson avançait tranquillement. Elle n’était pas bien grande, elle était vêtue de manière austère (Nefret pouvait même dire un peu démodée) et elle était seule. Pourtant, le Dr Philipp s’était figé, incapable du moindre mouvement, et la jeune Mrs Peabody se sentait elle-même paralysée. De son chignon serré, de son regard d’acier et de sa grande bouche sévère, il émanait de la petite brune quinquagénaire plus de charisme qu’un Pair de la Couronne. Elle tenait à la main une ombrelle d’un modèle fort simple mais d’aspect bien lourd. Le pommeau d’argent de son manche brillait d’un éclat froid comme s’il servait une autre utilité que l‘ornementation et à chaque pas, l’accessoire de mode dressait vers Nefret sa pointe d’acier dangereusement aiguisée.

Elle marchait ainsi sur ses ennemis, sûre d’elle et conquérante comme une Cléopâtre des temps modernes, indéfectible comme une Marie Tudor, inébranlable comme une reine Victoria.

En elle-même, Nefret se dit que cette femme au cœur de lion aurait pu être admirable si elle n’avait pas été une telle « partisane du pantalon », militante elle aussi du mouvement des Suffragettes.

- Madame Emerson, salua enfin le Dr Philipp en se retournant et relevant brièvement le bord de son canotier. Je vous prie d’excuser ma grossièreté, je ne vous avais pas vue !

- Bien sûr que si vous m’aviez vue, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous forciez votre pariente à quitter cette boutique sans lui laisser le temps d’acheter ses gants.

Parvenue à l’étale devant lequel Nefret s’était trouvée quelques instants auparavant, Mrs Emerson s’arrêta et inspecta la marchandise. Finalement, elle saisit une paire qui se trouvait sur le présentoir suivant qu’elle tendit au vendeur le plus proche.

- Pour Mrs Peabody, je vous prie, réclama-t-elle.

- Tout de suite, Madame.

Le garçon de boutique s’inclina avant de s’en retourner vers le comptoir. Au passage, il claqua des doigts et un deuxième vendeur apparut comme par enchantement derrière la tante de Percy, prêt à prendre la commande de toute nouvelle cliente.

Tante Amelia reprit sa marche, sans quitter Nefret des yeux.

Cette dernière releva le menton et serra les poings. Elle resterait forte et digne.

- Je vous ai pris des gants de Grenoble qui sont cousus à la main, l’aborda Mrs Emerson. Faîtes attention aux gants parisiens. Ils sont certes plus épais mais les coutures sont à la mécanique, ce qui les rend moins solides. Quant à la dentelle que vous avez achetée, elle n’est pas du tout assortie aux robes de lin que vous affectionnez tant. A moins que ce goût se soit endormi, lui aussi ?

- A quel goût faîtes-vous allusion ?

- A celui pour les gens sincères. La malheureuse Lia ne méritait pas un tel abandon !

Ce reproche honteux scandalisa Nefret.

- Si votre nièce avait été sincère, ma tante, répondit la jeune femme en fronçant les sourcils, n’aurait-elle pas donné son nom ?

- Aurait-elle omis de le faire ?

L’épouse du professeur affichait une expression de surprise assez remarquable.

- Ne jouez pas avec les mots, Madame, intervint le Dr Philipp, vous savez parfaitement ce que Mrs Peabody sous-entendait !

- Et vous ma chère, reprit Mrs Emerson comme si elle n’avait pas été interrompue, comprenez-vous ce que je sous-entends ?

- Lia m’a délibérément menti ! argumenta Nefret qui donnait raison à son médecin.

- Lia vous a offert son amitié, en toute sincérité. Loin de se contenter de vous remémorer la nature du lien qui vous unissait, elle a choisi de le re-créer. N’est-ce pas plus honnête que de se servir d’un nom que vous connaissez, ainsi que l’a fait mon neveu ?

- Cela suffit, Madame ! coupa encore le Dr Philipp. Venez Nefret, nous partons.

Il prit le bras de la jeune femme et lui fit tourner les talons mais la tante Amelia planta la pointe de son ombrelle dans le bas de la robe de sa pupille, la privant ainsi de toute fuite.

- Vous complaisez-vous à ce point dans la stupidité, Nefret ? Lia nous a parlé de votre affection pour le nom de «Peabody ». Avec un tel raisonnement, avez-vous alors seulement songé que si c’était moi que vous aviez croisée à Athènes, c’est moi que vous auriez suivie ?

Nefret avait enduré le laïus les oreilles fermées. Mais au dernier propos de sa tante, elle cilla.

Peabody... Sa tante s’appelait Amelia Emerson-Peabody. Elle n’y avait jamais pensé ! Avec horreur, Nefret se retourna. Sa tante la dévisageait avec gravité et sérénité... elle savait qu’elle avait raison !

- Allons-y !

Trop ébranlée pour pouvoir agir ou réfléchir, une fois de plus, Nefret se laissa entrainer.

Dans leur voiture particulière, Violet et le Dr Philipp lui parlèrent tout le long du trajet de retour. Leurs harangues contre les Emerson, leurs sollicitations, leurs questions, gênaient Nefret, l’empêchant de réfléchir correctement.

Elle serait plus au calme à la maison.

Elle avait tort. Sitôt rentrée, le Dr Philipp lui fit remarquer qu’elle n’avait pas reçu ses soins quotidiens. Nefret refusa. Il insista. Elle aussi. Il eut gain de cause. Mais dans la bibliothèque obscurcie par les rideaux que l’on avait tirés, l’odeur des herbes médicinales qui brûlaient dans une coupelle lui donna la nausée. Les mots prononcés par sa tante tournaient dans son esprit. Et ses jambes ne la portaient plus. Nefret n’avait rien mangé de la matinée, elle se sentait faible. Le Dr Philipp la força à regarder le pendule qui ondulait à gauche et à droite mais Nefret détourna le regard et plaça ses mains devant ses yeux.

- J’ai la tête si lourde ! Je voudrais dormir !

- Oui, vous en avez besoin. Détendez-vous Nefret, écoutez le son de ma voix. Vos paupières sont lourdes...

- Non, pas ici ! Je vais faire une sieste, je reviendrai pour mes soins un peu plus tard.

Elle se leva, refusa le bras que lui offrait le médecin et sonna les domestiques. Le médecin la suivit dans les escaliers puis dans ses appartements où il demeura fermement sur le seuil de la porte même lorsque la femme de chambre déshabilla sa maîtresse.

- Prenez au moins vos comprimés ! insista-t-il. Ils vous aideront à dormir.

- D’accord.

Nefret vida le verre d’eau que lui tendait le Dr Philipp et celui-ci, rassuré, accepta enfin de la laisser se reposer. Il sortit en même temps que la femme de chambre.

Quand elle n‘entendit plus aucun pas dans le couloir, Nefret se redressa et recracha les deux pilules.

Elle ne voulait pas dormir. Elle voulait réfléchir !

*



Le dromadaire avançait paresseusement, roulant sa bosse d’avant en arrière et d’arrière en avant. Ce mouvement ondulant avait coutume d’incommoder les touristes qui voyageaient pour la première fois sur le dos de la bête, surtout les dames, mais Sethos n’était incommodé que par fort peu de choses et Daria avait grandi parmi les dromadaires ( ou bien étaient-ce les ânes ? mais cela revenait au même). Aussi ces derniers chevauchaient-ils leur monture aussi magnifiquement que les medjaÿes qui les accompagnaient.

Sethos jeta un coup d’œil devant puis derrière.

En quittant la Montagne sacrée, le roi Tarek leur avait fourni une caravane d’escorte : de bons dromadaires, vingt hommes armés et des vivres en quantité plus que suffisante. De longues tuniques de lin blanches les protégeaient également de la chaleur ainsi que de la sécheresse des vents.

C’étaient là de bien meilleurs conditions de voyage que précédemment ; les poignets de Sethos portaient encore la marque des fers d’esclavage du trajet aller.

Cette fois, le pharaon avait souhaité réduire au maximum les difficultés d’une traversée du désert. On plantait chaque nuit une tente plus spacieuse que les cabines de première classe d’un train-express et on sacrifiait avant toute levée de camp une caille à Seth, dieu des terres rouges, afin qu’il ne levât pas contre eux de tempête de sable.

Ce luxe et cette compagnie étaient bien appréciables en ces lieux hostiles mais cela les retardait considérablement.

S’ils avaient été seuls, Sethos n’aurait pas fait halte à chaque fois qu’un groupe de marchands d’esclaves menaçait leur caravane ni passé des heures à calculer il-ne-savait-trop-quoi dans les étoiles. Il n’avait qu’un but, il n’avait qu’une volonté. Et il n’aimait pas perdre son temps...

- Tarek croit vraiment que vous allez sauver sa sœur...

Daria avait mené son dromadaire à côté du sien.

- Comment comptez-vous aborder ce problème puisque nous avons besoin de son amnésie pour nos affaires ?

Sethos tourna la tête vers elle. La jeune femme l’exaspérait souvent mais de temps à autre, elle lui rappelait la raison pour laquelle il la considérait comme l’un de ses meilleurs agents.

Il ne répondit pas de suite et la considéra un instant.

Avec les étoffes les plus fines et les plus riches qui lui avaient été procurées, Daria ressemblait à une princesse exotique. Ce fard sous ses yeux noirs, cette peinture sur sa bouche charnue et... ( il baissa encore les yeux) ces superbes courbes dessous les voiles, Daria endossait vraiment mieux le rôle de courtisane orientale que celui d’aristocrate britannique. Et c’était tant mieux !

- Mon défunt père ne m’a enseigné qu’une seule chose, répondit-il finalement. Le premier servi n’est pas nécessairement le mieux servi... Cependant le petit problème des Nubiens me pousse aujourd’hui à ne pas attendre sagement mon tour...

Daria fronça les sourcils :

- Nous repartons donc en Angleterre chercher Nefret ? Je ne vois pas comment nous allons pouvoir procéder avec les Emerson qui l’entourent et les prêtres de Tarek qui sont déjà en route !

- Vu sous cet angle-là, évidemment... soupira Sethos.

Daria fronça encore plus ses charmants sourcils.

- Sous quel autre angle voulez-vous voir les choses ?

- La vie est un jeu, Daria. Apprends à la regarder sous ses angles les plus amusants !



La prière d'Isis 478359stoppenbachanddelestrecaravanedansledesert12571490146126

Charles Théodore Frère ( 1814-1888), Caravane dans le désert, huile sur toile, date ?????

*

Ramsès, à l’arrière de son taxi, croisa sa mère sur un trottoir de Jermyn street alors qu’il quittait la demeure londonienne de la famille. Il ne vit pas quel fiacre elle regardait s’éloigner mais elle avait l’air assez fière d’elle. Comme toujours. Il s’appuya de nouveau contre la banquette et pensa à autre chose, sa mère lui apprendrait bien vite ce qui la faisait sourire à ce point.

La voiture le déposa à la gare de Charing Cross et une demi-heure plus tard, le train s’arrêtait dans la banlieue sud-ouest de Londres, dans une petite ville provinciale nommée Virginia Water. Il y avait peu de construction aux alentours et beaucoup de lande. Une rivière courait non loin. Les lieux respiraient le calme et la sérénité. C’était le cadre idéal pour se reposer... ou soigner des malades.

Ramsès prit un fiacre et après la montée d’une petite colline, il mettait pied à terre devant d’immenses grilles de fer forgées. Un arc au dessus du portail indiquait le nom des lieux : HOLLOWAY SANATORIUM**.

Derrière les grilles, une longue allée de gravier s’engouffrait dans un parc de verdure, sillonnant entre terrain de criquet, arbustes fruitiers et plan d’eau artificiel. Innocente, elle traçait un agréable chemin de promenade à l’ombre de grands arbres, jusqu’à atteindre la façade impériale d’un château de style gothique.

Ramsès prit une profonde inspiration puis il poussa la grille.

Cela faisait des semaines qu’il aurait dû le faire, cela faisait des semaines qu’il retardait le moment. Si Ramsès était venu aujourd’hui, ce n’était nullement par forme de courage. Paradoxalement, il se présentait par dépit, par désespoir, par besoin de réconfort. Un réconfort qu’il ne trouverait ni dans la boisson, ni en galante compagnie. Ramsès sourit à la façon dont il venait d’exprimer sa pensée. Que nul ne se méprenne, il n’était pas suffisamment hypocrite pour se prétendre meilleur homme que les autres : les femmes et l’alcool, il avait essayé... seulement, aucun des deux ne parvenaient à l’apaiser, à lui faire oublier...

Son fils, Nefret, Daria... tout était trop lié, trop imbriqué, trop douloureux.

Il croisa une infirmière qui accompagnait une patiente dans son bol d’air quotidien autour du plan d’eau. Daria, pour sa part, n’avait obtenu le droit de promenade que très tardivement. Tout le monde s’en était réjoui. Mais était-ce une bonne chose ? Il n’avait répété à personne ( sauf à David, bien évidemment !) les mots terribles qu’elle lui avait déclarés alors qu’ils étaient assis sur ce même banc qu’occupaient en cet instant même cette infirmière et sa patiente.

- Je ne regrette pas mon geste, Ramsès, parce que je ne vis que pour toi ! Si c’était à refaire, tu sais, je le referais sans me poser de questions !

Ces paroles l’avaient tellement choqué qu’il n’avait pas souhaité la revoir immédiatement. La saison des fouilles était venue et six mois plus tard, à son retour, il n’était pas allé la visiter, contrairement à son habitude. Ni le mois suivant, ni celui d’après.

Comment avait évolué son état entre-temps ? Allait-elle mieux ? Avait-elle replongé dans la folie délirante ? Lui parlerait-elle encore de commettre un autre assassinat ?



- Monsieur Emerson, le salua poliment l’infirmière, le sortant d ses songes.

Ramsès inclina la tête.

- Qu’avez-vous dit ? C’est Monsieur Raphon ? questionna la vieille patiente en tournant vers Ramsès son regard aveugle. Il vient me voir ?

- Non Maud. C’est M. Emerson, il vient probablement voir le Dr Tilbury.



Ramsès s’éloigna et poursuivit sa progression vers le château. L’infirmière se trompait. Il ne venait ni pour son ex-femme, ni pour son médecin. Il venait pour lui-même. Il avait une question à poser à Daria à propos de Sethos et du croquis volé et il voulait s’entendre dire qu’il avait raison. Il voulait une victoire. Un réconfort moral et intellectuel. Une façon de s’entendre dire qu’il n’avait pas tout perdu et qu’il pouvait encore gagner une bataille.

Il sortit du sous-bois et accéda au château. Construite en brique et ardoises, c’était une immense bâtisse inspirée de la célèbre Halle aux draps de Ypres qui s’élevait sur quatre étages et pouvait accueillir jusqu’à six cent pensionnaires. Sur la terrasse, un grand nombre de patientes prenaient le soleil sur des bancs de pierre. Ramsès salua celles qu’il connaissait et fut salué par celles qui le reconnaissaient. Puis il entra par la porte-fenêtre laissée ouverte et traversa le salon de détente jusqu’au grand hall d’entrée. Ce dernier, vaste comme une cathédrale, reproduisait d’ailleurs l’intérieur de la Sainte Chapelle de Paris.

L’escalier qui menait aux chambres se trouvait sur sa gauche mais Ramsès fit un détour poli par le comptoir d’accueil.

- Bonjour Miss Rentle.

La jeune infirmière avait le nez plongé dans un gros registre et semblait occupée à tenir une sorte de comptabilité.

Ramsès se dit alors qu’il ne devait probablement pas la déranger et commença à reculer silencieusement mais la jeune femme retira rapidement ses lunettes, lissa son tablier et - si les yeux de Ramsès ne l’avaient pas trompé - s’était même brièvement regardée dans un miroir avant de sourire coquettement à son visiteur.

- Monsieur Emerson ! Quelle bonne surprise ! Je me suis inquiétée, ajouta-t-elle comme en reproche . Cela fait longtemps que vous n’êtes pas venu !

Sa remarque invitait à la conversation et son buste penché en avant invitait plus spécialement à un genre de conversation qui allait rapidement embarrasser Ramsès. Mais il ne se sentait pas le droit de l’éconduire trop cavalièrement.

- Je sais. Je manque à tous mes devoirs, répondit Ramsès dans un sourire d’excuse.

- Un « devoir », s’étonna l’infirmière. Monsieur Emerson, vous êtes tellement charmant, s’attendrit-elle en lui retournant son sourire, un brin de charme en plus. Quel homme divorcé viendrait visiter son ex-épouse tous les mois et payer ses soins ? Après le mal qu’elle vous a fait !

- Ce n’était pas volontaire, répondit Ramsès avec douleur.

- Vous parlez comme si vous étiez encore amoureux d’elle... dans ce cas, pourquoi avoir divorcé ? Je n’ai pas bien compris à l’époque, ce qu’ont expliqué les journaux...

La jeune femme avait posé sur Ramsès un regard attentif, en quête de confidences. Beaucoup de jeunes femmes avaient eu le même regard et continuaient de l’avoir, du reste. Beaucoup se pressaient contre lui, posaient gentiment la main sur lui, offrant un sourire, une caresse, un instant de consolation qui, chez les jeunes filles à marier, était loin d’être dépourvu de toute arrière-pensée.

Mais Ramsès ne désirait pas être plaint ou pris en pitié. Il ne désirait pas rendre cette histoire publique. A l’époque, seules des fuites malencontreuses avaient permis aux journalistes d’encrer les colonnes de leurs fichus tabloïds.

Le monde n’avait pas besoin de savoir ce qui poussait Ramsès à manifester tant de bontés envers celle qui avait tué leur enfant.

- Miss Rendle, reprit Ramsès avec un sourire contrit, malgré tout le plaisir que me procure votre compagnie, j’aimerais aller saluer Daria.

Il ne s’attendait à aucune réaction particulière, tout au plus à un peu d’orgueil froissé mais la profonde surprise que manifesta l’infirmière le prit au dépourvu.

- On ne vous a pas prévenu ? Votre ex-femme n’est plus ici.

- Je vous demande pardon ?

- Cela fait trois mois... Je pensais que c’était la raison pour laquelle vous ne veniez plus !

- Je n’en savais rien, répondit Ramsès. Alors le Dr Tilbury lui aurait permis de sortir ?

- Non, elle a été transférée. Un médecin du Pays de Galles est venu la chercher. Je crois qu’ils voulaient tenter cette nouvelle science, la psychanalyse ou quelque chose comme ça... Vous aviez dit que vous étiez d’accord, n’est-ce pas ?

- Nous avions discuté de cette opportunité avec le Dr Tilbury, en effet, se souvint Ramsès.

Mais la nouvelle paraissait tout de même insensée. Pourquoi le médecin avait agi à l’insu de Ramsès ? Alors que ce dernier suivait de près l’évolution de la démence de son ex-épouse, demandait à être tenu informé de toute amélioration ou dégradation de son état ? Loin de trouver la réponse à sa question, Ramsès avait trouvé en ces lieux un nœud de problèmes. Etait-ce un mal ? Tout ce qu’il demandait après tout, était de quoi distraire son esprit tourmenté.

- Miss Rendle, le Dr Tilbury est-il actuellement dans son bureau ? Je l’entretiendrais volontiers de deux ou trois sujets.

La prière d'Isis 982713HollowaySanitoriumforMentalDisease1884

Gravure tirée du journal "The Illustrated London News" ; édition du 5 janvier 1884.

*

Nefret méditait tout en retournant dans ses mains le mystérieux médaillon trouvé dans son coffret à bijoux.

Il y avait deux clans. Celui des Peabody et celui des Emerson. Auquel appartenait-elle ? Son esprit rejetait le clan des Emerson mais son cœur doutait de plus en plus de celui des Peabody...

Elle ne possédait aucun allié fiable. Son seul point d’ancrage se trouvait dans un pendentif offert par un inconnu, qui la renvoyait à un prince et à un pays d’Egypte tous deux innacessibles. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Percy n’entendait rien à l’archéologie. Devait-elle prendre le risque d’écouter ce que les Emerson avaient à dire sur le sujet ?

Nefret lissa la surface nacrée du bijou.

Pourquoi la personne qui lui avait offert ce pendentif ne s’était-elle pas fait connaître ? Elle caressait l’objet d’argent quand son ongle grippa sur une irrégularité. Nefret baissa les yeux. Une encoche. Le bijou s’ouvrait.

Nefret laissa échapper une exclamation muette et le médaillon dévoila son secret.

Ses secrets.

La partie gauche du bijou était gravée d’un poinçon délicat tandis qu’une boucle de cheveux, emprisonnée dans la partie droite, glissait sur les couvertures.

Nefret examina le texte. Ce n’étaient pas des mots mais des glyphes que l’on avait représentés : l’homme en pensée et l’homme en combat... Le cœur de Nefret fit un bond dans sa poitrine. Dans ses songes, le prince ne lui disait-t-il pas de se souvenir de lui et de rester forte ? Qui pouvait connaître ces mots qu’il avait prononcés ? Le message n’était pas signé.

Le souffle rapide, les mains fébriles, Nefret récupéra la mèche de cheveux tombée du médaillon. Elle était ancienne. Sèche et minuscule, on eût dit celle d’un enfant. Noire et ronde, elle était extrêmement familière...

Soudain, elle sut. La boucle de cheveux appartenait au prince, le message avait été inscrit de sa main. Ce Ramsès n’avait rien de commun avec les momies de la XXI dynastie, celui-là existait bel et bien et il lui demandait de se souvenir de lui. Comment savait-il qu’elle avait perdu la mémoire, elle l’ignorait mais s’apercevoir qu’il continuait de veiller sur elle la rassurait.

Et pourtant, tant de questions se posaient à présent. Où était-il ? Pourquoi ne venait-il pas la chercher ? En était-il empêché ? Par Percy ? Par les Emerson ? Par le Conseil des prêtres ?

Ou bien était-ce à elle de le retrouver ?



Quand Percy vint la rejoindre dans sa chambre, il était de particulière bonne humeur. Comme dans la matinée, il se montra doux et attentionné. Il se rapprochait fortement de tous les souvenirs qu’elle conservait de lui. Cela la troubla. Etait-ce une ruse ou de la sincérité ? Devait-elle suivre ou ignorer la remarque de Tante Amelia ? Que pensait le prince Ramsès de ce comportement ?

Sa main glissa sous son oreiller et sa paume se referma sur le médaillon.

Percy, en s’allongeant sur elle, vint glisser sa main dans la sienne...

Il la retira rapidement, emprisonnant le poignet de sa femme à l’intérieur.

- Où as-tu trouvé ça ? questionna-t-il abruptement, perdant soudain tout le charme qui le caractérisait depuis le début de la journée.

Le médaillon jetait ses reflets argentés sur le bras blanc de sa propriétaire et oscillait sous les visages figés des deux époux.

Nefret retint sa respiration.

Que devait-elle faire ? Percy était-il un allié ou un opposant ? Serait-ce servir ou desservir l’action du prince que d’évoquer son cadeau ?

Elle décida de tester la réaction de son époux :

- C’est Ramsès qui me l’a apporté.

Percy relâcha son poignet plus brusquement encore qu’il ne l’avait saisi.

- Pour me souveni...

- QUAND ?!!! coupa Percy, écumant de rage.

- Je ne sais pas, je l’ai trouvé un matin dans ma boîte à bijoux

- Ce sale fils de... Comment a-t-il pu...

Nefret observa les traits de son époux se déformer aussi hideusement que lorsque qu’il évoquait la famille Emerson. Cela la fixa sur sa relation avec le prince. Mais comment réagiraient Tante Amelia et Oncle Radcliff à l’évocation de ce même nom ?

- Percy, déclara-t-elle doucement, tu m’as caché des choses sur lui, n’est-ce pas ?

Elle le regarda dans les yeux avec un calme profond. Elle n’était ni triste ni désemparée, l’indifférence était la seule reine des âmes qui avaient retiré leur confiance.

Devant sa tranquillité, Percy se redressa, s’apaisa et considéra sa femme avec hauteur.

- Nefret, tu me déçois. Après avoir découvert la tromperie de cette fille Emerson, je pensais que tu saurais enfin distinguer tes amis de tes ennemis ! Tu as choisi de me faire confiance parce que tu m’aimes ! Il serait bien de t’en rappeler, de cela aussi !

Percy se leva et quitta la chambre. Etrangement, il ne claqua pas la porte.

Dans les jours qui suivirent, Percy tint son épouse sous étroite surveillance. Cette dernière n’avait plus le droit de sortir d’une pièce, d’ouvrir un tiroir sans en obtenir la permission. Elle n’était plus autorisée à se rendre à l’école de médecine ni même à la bibliothèque. La maison était devenue une prison et le sourire de son époux, celui d’un geôlier.



A suivre...



* « se retirer n’est pas fuir » extrait de Don Quichotte de Miguel de Cervantès.

*Halles aux draps de Ypres, en Belgique : citées en références car elles sont classées au patrimoine mondial de l'UNESCO ( des bâtiments civils gothiques datant du XIIIè siècle). A l'époque où en parle Ramsès, la Grande Guerre ne les avait pas encore détruites !!

**Holloway sanatorium : Asile psychiatrique de la banlieue sud-ouest de Londres qui a fonctionné de 1885 à 1980. Depuis l’an 2000, c’est un domaine résidentiel très très luxueux !

Juste pour vous donner un aperçu, cliquez ci-dessous :

http://www.photoeyes.biz/general/sanatorium.htm
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyVen 18 Mai 2012 - 10:58

Chapitre 20 : La nécropole des singes.



Prisonnière dans un cachot, Nefret attendait son prince. N’avait-il pas dit qu’une fois devenu pharaon, il viendrait la délivrer ? Le prince égyptien était encore en vie. La mèche de cheveux et le message gravé dans le médaillon en attestaient. Il était son passé et son avenir, elle en était intimement persuadée. Elle se tenait alors simplement prête pour sa prochaine délivrance.

Percy lui avait confisqué le médaillon, Nefret avait répondu en jetant systématiquement ses tisanes dans les plantes en pot : le couple était en guerre mais il allait y avoir une trêve forcée.

- Change de robe, dit un soir Percy à son épouse, en la croisant dans le couloir juste avant le dîner.
- Celle-ci me semble très convenable, répondit cette dernière qui sortait à l’instant de deux heures d’habillage.

Elle avait acheté une très belle dentelle Chantilly qui montait élégamment dans son cou en col cheminée.

- Pour la pudibonderie britannique, certainement ! Mais l’homme je reçois ce soir est le mon dernier espoir. Or, il souhaitera...

Il s’interrompit subitement, semblant vraiment fâché de la Chantilly

- Violet, appela-t-il après une seconde d’hésitation. Prête une de tes robes de théâtre à Nefret ! Elles conviennent mieux à... la courtoisie que nous devons lui réserver.

Devant son miroir, quarante-cinq minutes plus tard, Nefret observait avec répulsion l’image que son reflet lui renvoyait.
C’était celle d’une demi-mondaine ! D’une danseuse de théâtre ! La robe était peut-être cousue dans de la matière noble mais il était indécent de recevoir chez soi les épaules dénudées ! Et la couleur était criarde. Nefret ignorait les coutumes turques mais les mœurs occidentales exigeaient d’une maîtresse de maison que sa tenue vestimentaire s’effaçât devant celle de ses invités.

Comment Percy pouvait-il lui demander de se présenter ainsi ?

Quand Nefret parut dans le salon des invités, elle comprit le raisonnement de son époux. Le potentiel acheteur n’appartenait pas à la brillante aristocratie britannique. Grand, corpulent, il choqua Nefret en raison sa nationalité.

Un Turc dans son salon ?

Elle jeta un rapide coup d’œil à Percy. Depuis qu’elle lisait les journaux en cachette, Nefret avait appris que les Anglais n’éprouvaient guère de sympathie pour le peuple ottoman ( bien que la Grande-Bretagne aidât l’empire à se moderniser). Non seulement parce qu’il revendiquait un droit sur la Sainte Jérusalem mais qu’il en revendiquait un autre sur le canal de Suez et qu’il était enfin l’allié de l’Allemagne impérialiste.

Percy lui présenta l’homme :

- L’honorable vizir Ibrahim Hakki, conseiller personnel du Grand Pasha Ismaïl Enver, pour la Gloire et le Règne du Sultan Mehmed V*.

Percy semblait très fier de sa récitation. Nefret reporta son attention sur le Turc.

Il possédait une barbe frisée impressionnante. Tout aussi impressionnant était le khalat, l'ample manteau qu’il revêtait par-dessus une jolie djellabah brodée. Ce dernier était cousu dans une belle pièce de soie, rehaussée de fils d’argent. Sa ceinture de soie était ornée d’une boucle d’argent et son turban, assorti à sa tenue**.

Combien d’or ce sultan avait-il promis pour qu’un Anglais aussi patriote que Percy acceptât de commercer avec l’ennemi ?

Le regard rivé sur Nefret, les petits yeux noirs du Turc, enfouis sous d’épais sourcils bouclés, brillaient de concupiscence.

Il salua son hôtesse avec de grands gestes et un très mauvais accent, avant de débiter dans sa langue maternelle ce qui était une probable formule de salutations en usage dans son pays. Quand Nefret tendit le bras pour le baisemain, il sourit à la manière d’un séducteur et, tel un goujat, déposa son souffle brûlant sur la main de la jeune Anglaise.

Sa religion exhortait Nefret à la tolérance mais face à ce geste impudent, elle frémit. L’idée de devoir asseoir cet homme à son côté et lui faire la conversation durant une grande partie du dîner lui était difficile.

Elle détourna le regard.

C’est à ce moment qu’elle l’aperçut.

Agenouillée près du canapé, la jeune personne se confondait presque avec les couleurs du tapis persan. Elle se tenait muette et tête baissée, le visage dissimulé sous une grande coiffe constituée d’un bandeau et d’un turban. Un rideau de pièces d’or encadrait son front et ses tempes.

Nefret considéra l’esclave avec intérêt.

Elle n’avait jamais rêvé de pareille femme mais son costume ne lui semblait pas inconnu. Il n’était pourtant pas bien chargé. Une longue jupe de drap aux couleurs chatoyantes couvrait ses membres inférieurs. Le vêtement était retenu à la taille par une ceinture d’anneaux d’or ciselés et ouvragés.
C’était une servante à n’en pas douter. Ses deux bras nus portaient des bracelets d’esclave, ses poignets portaient des sortes de chaines mais sa gorge était habillée d’un très beau collier.

Enfin, elle leva la tête et Nefret fut frappée de stupeur.

Ces yeux... ces grands yeux noisettes pleins de fierté et de malice...

Nefret voulut parler mais le dignitaire ottoman la devança.

- Elle ne mérite pas votre regard, Ma Dame. Elle n’est rien !
- Ma chérie, intervint à son tour Percy, si tu invitais notre hôte à passer à table ?

Il n’était pas dans l’idée de Nefret de manquer de courtoisie mais elle avait du mal à détacher son regard de la petite silhouette noire qui se tenait près du canapé.

Cette peau sombre, ces longs cheveux frisés et ce regard assuré...

- Comment s’appelle-t-elle ? osa questionner Nefret tandis qu’elle menait le pacha vers la salle à manger.
- Je ne lui ai pas encore donné de nom, répondit tranquillement l’homme avec un aimable sourire. Si je décide de la garder, je lui en trouverai un.
- Il me semble la connaître...

Percy émit un reniflement moqueur, le Dr Philipp s’autorisa un sourire, le Turc se lissa la barbe avec amusement. Quant à Violet, elle rit à gorge déployée.

- Allons, Nefret chérie, tu ne peux pas la connaître, ce n’est qu’une négresse ! Ces sauvages-là se ressemblent tous !



*

Manuscrit H

Ramsès entra dans la cuisine par la cour de derrière, Nasser, le vieux chacal doré de Nefret, trottant joyeusement près de lui.

Il salua Rose et les filles de cuisine, qui s’activaient pour le dîner, s’approcha de la longue table et y déposa le panier qu’il portait. Nasser approcha le museau que Ramsès repoussa doucement.

- Je regrette, mon ami. Tu sais bien que le corned beef n’est pas pour toi.
- Madame n’en n’a pas voulu ? questionna Rose en approchant à son tour, donnant de vifs coups de torchon sur le derrière de l’animal pour le faire reculer. Nasser ! Va-t-en de là !

Ramsès fronça le sourcil et s’interposa entre la bête et la cuisinière. Tout le monde savait qu’il ne tolérait aucune forme de maltraitance envers les animaux, et Rose mieux que quiconque... d’autant que Nasser était aveugle. Trouvé déshydraté dans un fossé près de Louxor, Nefret avait soigné et adopté la bête sauvage. Depuis... Nasser était un bon chien domestique.

L’ancienne gouvernante glissa alors son torchon dans la poche ventrale de son tablier et se contenta de soupirer cependant que Ramsès ouvrait la porte.

- Retourne dehors, mon ami. Profite un peu de ce beau soleil. Aujourd’hui, il est aussi chaud qu’un printemps égyptien, n’est-ce pas ?

Nasser leva la tête et flaira la petite brise qui apportait du verger un parfum d’abricots, se forgeant sa propre opinion. Puis il jappa une fois avant d’aller chercher une dalle de terrasse bien chaude.
Ramsès sourit puis se retourna. Rose l’observait en hochant la tête.

Il savait à quoi elle pensait :

« - Ramsès, ne parle pas aux hommes comme tu parles aux bêtes » lui avait un jour dit son père.
« Ramsès, ne parle pas aux bêtes comme tu parles aux hommes ! » avait corrigé sa mère. »


Rose battit plusieurs fois des paupières, cherchant maladroitement à cacher sa crainte d’être moins appréciée que ce vieux compagnon à quatre pattes, puis reporta son attention sur le panier repas qu’elle avait elle-même préparé.

- Vous n’y avez pas touché ?! Vous rentrez pourtant bien tard... Et j’avais fait ses préférés ! Votre visite à Mrs Daria se serait-elle mal passée ?
- Je n’ai pas pu la voir, à vrai dire, répondit Ramsès après une hésitation imperceptible. Mais ne doute pas du bonheur que tu apportes à ceux qui ont la chance de goûter tes sandwichs, Rose !

Et pour la consoler, il plongea la main dans le panier et mordit dans l’un des petits pains. C’est une Rose toute souriante qu’il laissa à la cuisine tandis qu’il gagnait l’étage, offrant à Sekhmet qui passait par-là, le reste du casse-croûte qu’il ne parviendrait pas à avaler. Il n’avait pas faim. Il avait mieux à faire.

Parvenu dans sa chambre, Ramsès s’assit devant son bureau, une feuille et un crayon entre les mains. Sa mère avait l’habitude de coucher ses idées sur le papier afin de s’éclaircir l’esprit et Ramsès allait suivre son exemple.

Daria avait quitté le sanatorium ! Le Dr Tilbury l’avait confiée à autre établissement, spécialisé dans les soins psychiatriques. Cela aurait pu n’être qu’un détail insignifiant s’il ne s’était agi, en réalité, d’un odieux mensonge doublé d’une magnifique supercherie.

Ramsès avait passé trois longues heures au sanatorium, à tenter de joindre le confrère gallois du Dr Tilbury. Il en ressortait que le Dr Kelly, du sanatorium de Denbigh***, n’avait jamais admis dans son service une dénommée Daria Tido.
Plus fâcheux encore, il n’avait jamais perçu l’argent que Ramsès faisait envoyer tous les mois. Pourtant, son banquier était formel, l’argent de Ramsès était bien transféré sur un compte américain ouvert au nom du Dr Kelly.

- C’est sans doute un autre, s’était défendu l’expert en psychanalyse. Demandez à mon banquier, il vous en certifiera !

Ramsès le croyait sur parole. Il était habitué à croiser la route d’hommes dont l’identité avait été momentanément usurpée...

Sous la date du prétendu transfert de Daria, Ramsès inscrivit un nom :

La prière d'Isis 294760sethos

Sethos était allé chercher Daria trois mois auparavant... Pour quelle raison ? Quelle utilité avait-il d’une femme aliénée ? Et Daria avait-elle résisté ? Ou bien avait-elle rejoint son maître une fois sa mission achevée ?

Ramsès attarda son regard sur la date du transfert... il correspondait à l’époque où Nefret faisait son grand retour... comme cela coïncidait parfaitement ! Occupé par l’amnésie de Nefret, Ramsès avait oublié tout le reste et Sethos avait pu agir à sa guise. Quelle belle occasion !

Ramsès posa subitement son crayon.

Non, c’était un leurre ! Sethos ne saisissait pas les occasions, il les provoquait !! Ainsi il devait avoir été prévenu du retour de Nefret ! Peut-être même l’avait-il organisé ! Peut-être même avait-il provoqué son amnésie... ou sa tragique disparition ! Quant à la malchance dont avaient joué David et Lia, présents eux-aussi ce jour là, sur cette agora d’Athènes, que devait-on en penser ?

Le trésor que convoitait Sethos était-il si difficile d’accès pour que le Maître du Crime s’attachât à détourner l’attention des Emerson durant toutes ces années...

Mais un détail ne collait pas : ce curieux voleur d’antiquités, ce visiteur de musées européens... Pourquoi Sethos, d’ordinaire si discret commettait-il l’erreur de laisser ses méfaits être dévoilés par la presse ?

Etait-ce un autre leurre ?

Passant la sécurité de Daria au second plan, Ramsès se désola de sa disparition qui l’empêchait de lui poser les questions les plus importantes : sur quel projet travaillait Sethos avant que la petite prostituée soudanaise ne cesse d’œuvrer pour lui ? Elle ne l’avait jamais avoué à Ramsès.

- Je devais détourner ton attention, avait-elle simplement dit.

Cela ne révélait rien. Ramsès devait se débrouiller seul. Seul avec tous ces symboles égyptiens copiés d’après des scènes figurant Isis, la Magicienne ou Rê, le Caché.

Déterminé à ne plus se laisser manipuler, Ramsès avait usé des relations de son père à Scotland Yard pour obtenir une copie des clichés de toutes les œuvres d’art qui avaient intéressé le mystérieux voleur. Ramsès tira les photographies de la poche de sa veste et les étala devant lui.

Il passa toute sa soirée à les étudier.


*


Le dîner s'était étonnamment bien déroulé. L’étranger s'était montré fort aimable et Percy fort enthousiaste. Ils s'étaient retirés dans le bureau de Percy en riant comme deux vieux amis. Nefret avait pensé en profiter pour aller converser avec la petite esclave mais elle avait appris avec déception que le Turc l’avait reprise avec lui.

Le lendemain Nefret fut réveillée par le boucan infernal que faisait sa femme de chambre.

- Ebba ? questionna Nefret.
- Non, Madame, c’est Kate.

Nefret se redressa sur ses coudes et observa, perplexe, la domestique qui étudiait les bijoux sur la coiffeuse.

- Où est Ebba ?
- Dans la bibliothèque, dans les escaliers, je ne sais pas... là où il y a quelque chose à nettoyer, je suppose !

Nefret s’assit complètement dans son lit pour mieux observer son interlocutrice.

Kate, une jeune femme aux très jolis yeux verts et à la taille naturellement étroite portait la robe de service des chambrières et avait ouvert tous les tiroirs de la table de beauté.

- Fais monter Ebba, je voudrais m’habiller.
- Inutile, c’est moi votre femme de chambre, désormais !

Nefret considéra Kate avec surprise. Cette dernière poursuivait tranquillement sa... recherche.

- Mrs Roth t’a nommée ? Je croyais que c’était moi qui détenais cette charge ?
- Oh, l’ordre provient directement de M. Peabody ! Si cela ne vous convient pas, vous pourrez en discuter avec lui mais pas ce matin, il est parti au club !
- Bien.

Nefret ne comprenait pas la raison pour laquelle Percy se mêlait soudain de l'intendance. Ceci l’inquiétait.

- Dans ce cas, peux-tu me préparer mon bain ?
- Une seconde, je termine...

Nefret cligna des yeux, stupéfaite. Ebba ne l’avait pas habituée à ce genre de réponse !

Elle se rendit en silence dans la salle de bain où elle attendit donc patiemment après sa nouvelle femme de chambre.
Quand Kate daigna se présenter, elle fit couler l’eau puis s’assit sur un tabouret, la serviette de bain sur ses genoux

- Tu ne me laves pas le dos ? interrogea Nefret, se demandant si Kate y mettait de la mauvaise volonté ou si Percy avait lui sciemment choisie une soubrette indisciplinée.

La domestique lui sourit avec vanité.

- Non, M.Peabody m’a rigoureusement défendu tout travail pénible...

Et comme Nefret ne comprenait pas, elle ajouta, posant une main sur son ventre :

- Dans mon état...
- Tu attends un enfant ?
- Eh bien, oui. Monsieur ne vous en a pas parlé ?
- Non, répondit Nefret, perplexe.
- Oh...

Leurs deux regards se croisèrent.

- C’est son enfant, précisa Kate.




Percy était de merveilleuse humeur lorsqu’il rentra dans l'apreès-midi. Il baisa son épouse sur le front et plaisanta avec les domestiques auxquels il n’adressait jamais la parole en temps ordinaire.

- Aurais-tu reçu une bonne nouvelle ? questionna le Violet à la table du déjeuner.
- Tout à fait ! J’ai reçu un télégramme de confirmation de notre cher ami turc : il m’achète ma ligne de chemin de fer ! haha !!
- Félicitations mon grand-frère chéri !!!! hurla Violet en se jetant à son cou. Avec l’argent que tout ça va rapporter, on va pouvoir être présentés à la Cour, maintenant, pas vrai ?
- Oui, mon petit cœur ! Tu vas pouvoir t’acheter de vraies robes de princesse tous les jours si cela te chante !
- Parfait, sourit le médecin. Je vais pouvoir t’augmenter le coût de mes consultations afin de pouvoir m’installer dans un vrai cabinet !

Nefret vit passer Ebba dans le corridor et demanda :

- Pourquoi m’as-tu retiré ma femme de chambre ?

Percy posa le verre qu’il avait levé pour trinquer et secoua la tête avec agacement.

- Ce n’est que provisoire, rassure-toi. De toute façon, Kate ne pourra pas voyager avec toi, elle doit rester ici !

Nefret fut tellement surprise qu’elle faillit en lâcher son verre.

- Je vais voyager ?
- Oui. Je pensais t'en parler plus profondément plus tard mais puisque tu as commencé la discussion...

Il fixa son épouse avec l’autorité d’un chef de famille :

- Voilà la situation : j’ai besoin d’un héritier et tu n'a pas l'air très coopérative. Alors Kate va porter l’enfant pour toi. Notre ami Turc a gentiment proposé de t’accueillir chez lui durant ces prochains mois, en gage d'amitié. Tu vas donc aller te reposer chez lui. Ce qui arrive à point nommé puisque les derniers événements avec les Emerson semblent t’avoir... perturbée. Tu as des questions ?

Percy avait annoncé ses projets avec une sérénité olympienne mais Nefret se trouvait en proie à une terrible panique.

- Tu vas... m’exiler en Turquie ?
- Tu ne me laisses pas trop le choix. Si tu restes là, tout le monde va finir par se demander pourquoi tu n’es toujours pas enceinte ! Tu me dois un devoir conjugal mais je ne vais pas te forcer à me donner un fils ! haha !

Il émit un petit rire dans lequel résonna un semblant d’amertume.
Le Dr Philipp prit le relais.

- C'est la solution la plus convenable qui s’offre à vous, Nefret. Vous reviendrez naturellement après vos prétendues couches. Vous savez, ajouta-t-il comme Nefret reculait d'un pas, il est d'usage que les dames se retirent de la vie de la société durant leur grossesse. De sorte que personne ne se doutera de quoi que ce soit. Pour votre part, vous gagnez un agréable séjour au calme, sur la côte turque, très proche de cette Egypte que vous aimez tant !

Les deux hommes lui sourirent avec conviction et Violet battit des mains.

-Je viendrai vous rendre visite de temps à autres, nous allons bien nous amuser !!

Nefret ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Le projet semblait bien planifié, la volonté d’éloigner Nefret de l’Angleterre (ou d'autre chose ! ) aussi...


*




Manuscrit H

Les images reproduisaient des morceaux de prières, des morceaux de chants, des morceaux d’hymnes... qui ne révélaient rien en eux-mêmes. Ramsès ne savait que chercher. Il avait travaillé tard la veille et avait fait chou blanc mais il n’avait pas renoncé à trouver la clé qu’il cherchait.

Ce soir, après plusieurs heures d’études, il fit une pause pour aller chercher un verre d’eau.
Quand il remonta, il trouva Séchat qui promenait son museau sur le crayon que son maître avait tenu toute la soirée. Il se sentit légèrement coupable de ne pas éprouver pour ce félin autant d’affection que ce dernier lui en manifestait.

La chatte marcha sur quelques croquis et Ramsès fut contraint de la prendre dans ses bras pour poursuivre son étude. La chipie en profita pour s’étendre amoureusement le long de ses épaules.

Il augmenta l’intensité de la flamme de sa lampe à gaz et son regard fut spontanément attiré vers certains glyphes : Celui de la richesse qui dépassait derrière la couronne d’Isis sur ce premier cliché, le glyphe de la création que semblait désigner le doigt tendu de Pharaon sur l’image d’à côté, le symbole de l’archer que fixait le regard autoritaire du dieu sur la photographie suivante, et la porte sur cette autre-là...

La porte....

Ramsès posa son verre d’eau et renonça à déloger Séchat de la place qu’elle avait choisie.

La porte....

Les anciens Egyptiens étaient férus de codes secrets. Leur religion, faite de superstitions, les rendaient naturellement méfiants. Alors ils codaient tout et dissimulaient des messages partout. Dans sa jeunesse, Ramsès s’était amusé à en déchiffrer pléthore...

Ramsès fixait toujours le glyphe de la porte.

Nefret lui avait raconté grand nombre des histoires attachées à ces codes.
La plupart provenaient de la mythologie nubienne mais certaines étaient héritées de l’Egypte originelle.
L’une d’elles mentionnait les grands sanctuaires secrets dans lesquels continuaient de se réunir les prêtres de l’ancienne religion après l’interdiction des cultes païens dans l’empire romain, en 392.

Si Ramsès se souvenait bien, il existait un grand temple d’Amon et un grand temple d’Isis dont la salle des offrandes contiendrait autant si ce n’était plus de richesses que ce qu’une tombe de pharaon pouvait contenir !
Pour trouver ces portes, il fallait lire les bons textes et suivre les indications des dieux...

Si Ramsès appliquait ce conseil à la lettre, les dieux, sur les clichés qu’il détenait, appelaient à s’intéresser à la Richesse, la Création, la Porte et le « soleil situé au pays des arcs », c'est-à-dire aux glyphes désignant le Gebel Barkal, cette grosse montagne du nord du Soudan.

Ramsès soupira et passa une main sur ses yeux fatigués.

Beaucoup d’Egyptologues avaient cherché ces temples. Beaucoup de pilleurs de tombes également. Personne n’avait jamais rien trouvé. D’ailleurs, tous ceux qui s’étaient risqués sur les pentes escarpées de la montagne avaient trouvé la mort. Présence de trésors ou non, les anciens dieux semblaient encore habiter et protéger ces lieux.

La main de Ramsès alla machinalement caresser le chat qui ronronnait sur ses épaules.

- Si Sethos projette véritablement de fouiller à son tour, dit-il à l’attention de sa féline compagne, il lui faudra être très révérencieux envers les dieux...

Il émit un petit rire sarcastique.

Puis, avisant les aiguilles de sa montre, il décida d’aller se coucher. Il prendrait la menace plus au sérieux demain. Car si Sethos envisageait véritablement de visiter les rochers du Gebel Barkal, toute la communauté des égyptologues devrait s’en inquiéter.



Séthos détournait de l’or derrière une dune du désert libyque. Ramsès, accroupi derrière la dune voisine, s’évertuait à réanimer ce qui n'était qu'une poupée de chiffon marqué du chiffre du Maître Criminel. Sous le regard horrifié du jeune Emerson, Sethos déterrait des pellées et des pellées d’un trésor infini qui retombait lourdement sur le sable. La vaisselle s’ébréchait et les gobelets en verre éclataient...

Ramsès s’éveilla subitement. Dans la maison, quelqu’un venait de briser du verre sur le carrelage.

A l’affût, Ramsès bondit hors de son lit. Il faisait nuit noire mais il n’avait besoin que de son ouïe pour s’orienter.

Deuxième bruit de verre brisé. Cela provenait de sous ses pieds. La véranda.

Ramsès s’empara d’un coupe-papier avant de se glisser silencieusement dans le couloir.

Devant la chambre de ses parents, il nota de légers ronflements. Le temps commençait à laisser des marques, pensa-t-il étreint par un étrange sentiment. Jadis un carreau brisé n’aurait pas manqué de réveiller son père...

Ramsès remonta le couloir jusqu’au palier. A présent, il entendait mieux les bruits en provenance du rez-de chaussée. Le visiteur intempestif – car c’en était bien un - était occupé à crocheter la serrure de la porte-fenêtre.
Le jeune homme sut aussitôt qu’il ne disposait que de quelques secondes pour descendre les escaliers et se cacher dans la première pièce.

Il s’exécuta, la moquette épaisse du chemin d’escalier feutrant le bruit de ses pas alors qu’il dévalait les marches, le corps aussi aérien que possible.

Un courant électrique parcourut joyeusement son échine tandis qu’il se fondait dans l’obscurité du salon de visite. "Il n’y a rien de tel qu’une bonne intrigue policière pour vous remettre d’aplomb lorsque vous n’avez pas le moral" disait sa mère. En souriant, Ramsès songea que, une fois encore, elle avait raison.

Mais cette affaire était-elle vraiment indépendante de celle qui le préoccupait ces derniers temps ? Il n’y avait qu’une seule chose susceptible d’attirer un cambrioleur chez les Emerson : la quête d’un trésor d’Egypte ! Leur visiteur pouvait-il être ce voleur d’antiquités que nulle police ne parvenait à interpeler ?

Depuis sa cache, Ramsès avait une vue directe sur le couloir principal. La maison était sombre mais le clair de lune filtrait à travers l’imposte vitrée qui surplombait la porte d’entrée. C’était suffisant pour les yeux « magiques » du Frère des démons ; il attendrait que le voleur se glissât dans le bureau de son père pour l’y surprendre.

Mais à sa grande surprise, la silhouette traversa directement le corridor jusqu’au hall. L’ombre était de petite taille, fine, rapide et étonnement silencieuse. Parvenue au bas de l’escalier, elle s’arrêta et considéra un instant les étages supérieurs. Ce qu’elle était venu chercher se trouvait-il là-haut ? Comment le savait-elle ?

L’individu ne semblait muni d’aucune arme mais cela n’empêcha pas Ramsès se ressentir une profonde méfiance. Cet intrus avait l’air de connaître les lieux et de savoir pertinemment ce qu’il faisait. Quel bandit de grand chemin se comportait de la sorte ?

Puis la silhouette s’agenouilla. Quelque chose se détacha alors d’elle, grimpa le long de la rampe et fila sans bruit vers le premier palier. Il avait envoyé un animal ? Un éclaireur ou un tueur ?

Inquiet pour ses parents, Ramsès s’élança aussitôt en avant. Mais, surgissant des quartiers des domestiques, la silhouette massive de son père apparut alors de l’autre côté du hall, brandissant un lourd chandelier en cuivre devant lui. L’intrus en fut effrayé et esquissa un mouvement de recul sortant une lame de son fourreau mais Ramsès arrivait déjà sur lui. Exerçant un mouvement de balancier, il s’élança dans les airs afin d’obtenir un meilleur angle d’attaque.

C’est à ce moment-là que l’homme se retourna dans le clair de lune, révélant son visage.

- Meri !!! cria-t-il désespérément, dans un accent exotique des plus familiers.
- AHMES ?!!?

Mais il était trop tard, Ramsès retombait déjà sur cet habitant de la Montagne Sainte. Il n’eut que le temps de retourner la lame de son coupe-papier contre lui afin de ne pas blesser son vieil ami.

L’atterrissage fut silencieux mais infiniment douloureux.

- Nom d’un chien !! gronda le professeur en accourant auprès d’eux. Qu’est-ce que ce Nubien fiche ici ?!!? Je l’aurais pris pour quelque satané cambrioleur ou maudit assassin !!! Qui est-ce, crénom ?!!!!

La violence de leur collision avait assommé le royal intrus. Ramsès était lui-même un peu sonné, il laissa volontiers son père s’époumoner le temps de retrouver ses esprits. Certes, le corps du jeune prince (et surtout le tapis des Indes) avait un peu amorti sa chute mais ses genoux avaient fortement cogné contre le carrelage. Ses écorchures firent remonter d’anciens souvenirs. Puis il accepta la main qu’Emerson lui tendait.

- Vous ne répondez pas ? Vous vous sentez bien, mon garçon ? s’enquit son père d’un ton faussement dégagé.
- Oui, je vous remercie. Mais le tapis était plus épais dans mon souvenir... C’est Ahmès, Père, reprit-il, se remémorant également la première question. Le plus jeune frère du roi Tarek.

D’aucun aurait pu penser que l’identité déclinée du visiteur apaiserait le professeur Emerson. Mais, comme il était à prévoir, l’effet inverse se produisit.

- MALEDICTION !!!!! beugla le père de Ramsès. Ça ne finira donc jamais ?!!! Un peuple perdu dans le désert, c’est fait pour rester perdu dans le désert, crénom !! Que nous veulent-ils encore ?!!!

Ramsès hocha la tête.

Lors de leurs deux précédentes rencontres avec cette civilisation antique, les Emerson étaient intervenus pour résoudre une guerre civile et sauver Nefret. Le champ des possibilités qui s’offrait à eux aujourd’hui paraissait donc plutôt étroit.

- Bah, nous le saurons bien assez tôt ! éluda finalement son père, avec mauvaise humeur.

Il posa son chandelier sur la première marche de l’escalier et s’agenouilla.

Sa chemise de pyjama était à peine boutonnée. Il avait sans doute eu juste le temps de l’enfiler avant de quitter silencieusement sa chambre – Ramsès n’avait pas manifesté cette pudeur, son torse nu s’offrant à la caresse du rayonnement blafard de la lune.

Il étudia le buste de son père.

Les pectoraux étaient encore robustes et l’abdomen bien dessiné. Ramsès eut toutefois l’impression que sa poitrine était couverte de plus de poils grisonnants qu’auparavant...

- Je pense que vous pouvez retourner vous coucher, déclara Emerson. Je vais monter le prince dans une chambre pour le reste de la nuit. Nous n’allons pas lui demander des explications maintenant...
- Pourquoi pas ? questionna Ramsès qui ne souhaitait pas retourner à ses cauchemars concernant Sethos.
- non seulement parce que je n’ai pas envie de les entendre tout de suite encore mais parce que votre mère me reprochera de ne pas l’avoir réveillée pour les écouter, elle aussi !

Ramsès ne répondit pas. Il le regardera hisser le prince sur son épaule et se relever aussi facilement que s’il eût porté d’un enfant. Subitement, Ramsès en éprouva comme une sorte de soulagement.

- J’ai cru que vous n’aviez pas entendu son intrusion, avoua-t-il, après un silence, cependant qu’il suivait son père dans les escaliers.
- Ha ! J’ai cru la même chose de vous ! répliqua Emerson avec bonne humeur. Vous êtes une véritable ombre, mon garçon ! Je sais que je suis descendu avant vous car votre porte était encore fermée quand je suis sorti sur le palier mais je ne vous ai pas entendu passer devant moi alors que j’étais caché juste au bas des marches !

Ramsès baissa les yeux sur les pieds de son père. Ceux-ci étaient fourrés dans de grosses pantoufles à la talonnette légèrement claquante. Evidemment, aller nu-pieds comme le faisait Ramsès présentait autrement plus de discrétion ! Mais à d’autres temps, d’autres moeurs...

Ils gagnèrent le premier étage et passèrent devant la chambre où dormait encore la mère de Ramsès. S’il ne l’avait lui-même entendue, il n’aurait jamais cru qu’elle put... « respirer » aussi fort dans son sommeil !

Ramsès s’autorisa un sourire amusé. C'était donc elle ! C'était mieux ainsi...

- Dîtes-donc, c’est elle que vous avez entendue et vous avez cru que c’était moi ? questionna son père, suspicieux, une fois la porte passée.

Ramsès évita soigneusement de répondre et lui souhaita plutôt une bonne nuit.

- Ramsès, le retint encore son père le plus sérieusement du monde, la prochaine fois qu’elle m’accuse publiquement de ronfler comme une locomotive, pensez à intervenir et nous serons quitte !

*


Nefret passa plusieurs heures à expliquer à Percy qu’elle ne désirait pas quitter Londres, mais ses mots se perdaient dans le vide.

Percy s’enferma dans son bureau en compagnie du Dr Philipp, reçu de nouveau l’émissaire turc puis fit quérir son notaire.

Nefret ne pouvait laisser son destin lui échapper ainsi. Elle guetta l’arrivée du notaire et décida de l’introduire elle-même dans le petit cabinet de travail. Elle avait une question juridique à lui poser. Cependant, elle voulait rester discrète, aussi se contenta-t-elle de demander à l'homme de justice s’il avait un peu de temps à lui accorder à son étude un peu plus tard dans la semaine.

- Venez me voir jeudi, lui répondit le notaire sans se montrer plus curieux avant de refermer la porte du bureau sur elle.

Nefret sourit. Elle n’avait nullement l’intention de consulter ce notaire-là concernant ses droits au divorce mais elle bénéficiait ainsi d’une excuse pour se rendre en ville le jeudi suivant.

Elle s’apprêtait à retourner consulter des ouvrages dans la bibliothèque du premier étage quand un filet de voix parvint à ses oreilles.

Nefret baissa les yeux. La porte était mal fermée.

Un instant, elle demeura immobile, hésitant sur la conduite à adopter. Mais Percy prononça son nom et Nefret trancha la question.

- ... je vous assure, messieurs, poursuivait Percy dans un éclat de rire. Je ne crois pas que le sultan machin-chose ait acheté mes rails, il a surtout acheté ma femme !!!
- Vraiment ? questionnait le notaire.
- Je te le dis ! Le conseiller que j’ai reçu à dîner m’a assuré que Nefret plairait au sultan. Il ferait d’elle la reine de son harem !!
- Elle ne mérite rien de moins ! approuva la voix du Dr Philipp.
- Et ça m’arrange, enchaina Percy. S’il la fait garder jour et nuit dans son palais entourée de tout un tas d’autres femmes, elle ne pourra pas s’échapper... mais j’espère qu’elle lui apporta vraiment satisfaction, je n’ai pas très envie qu’il me la renvoie...
- Tu vas pourtant bien devoir la récupérer, c’est ta femme ! rappela le notaire.
- Et j'entends qu'elle le reste sur le papier même si je devais ne jamais la revoir : Sans la fortune de ma femme, je suis sans le sou ! Mais je ne me fais pas de soucis : elle est tellement belle, il va la garder !
- Tu as donc vendu ta femme ?!!!

Nefret s’étrangla en même temps que le notaire. Elle entendit ce dernier tousser, recrachant la probable boisson que Percy devait lui avoir offerte.

- Je n’avais pas le choix ! Le banquier ne t’a-t-il pas informé que mes finances étaient au plus mal et que si je ne vendais pas ces rails (qui m’ont couté les yeux de la tête ! ) au plus vite, il allait devoir actionner l’hypothèque qui greve cette sublime maison ?

Un silence méditatif suivit cette horrible déclaration.

- Tu as épousé Nefret Forth, la plus convoitée de toutes les grandes héritières, la morte la plus pleurée après la reine Victoria et puis tu l’as vendue, résuma le notaire avec incrédulité. Tu sais que la monarchie te ferait décapiter pour ça ? Je croyais que tu étais amoureux d’elle.
- Bahh, soupira Percy, son amnésie l’a rendue tellement fade, aussi convenable et ordinaire que celles qui l'ont précédée... je m'amuse mieux avec sa femme de chambre !! haha !

Nefret se sentait bouillir. Tous les trois, ces hommes malins comme des singes, assis un verre à la main, étaient en train de construire le tombeau dans lequel reposerait Nefret. Depuis combien de temps préparaient-ils leur funeste méfait ? Percy s’était-il enrichi sur le seul dos épouse ou bien d’autres innocentes femmes avaient-elles été sacrifiées avant elle ?

Elle brûlait d’envie d’entrer dans cette petite pièce réservée, probable chambre funéraire de bien des victimes, et de faire savoir qu’elle connaissait tous leurs odieux projets. Mais elle se maîtrisa. Si elle cédait à la colère maintenant, elle se condamnait. Or il lui restait encore une chance d’échapper au filet de son affreuse destinée.

Alors elle s’éloigna très silencieusement et, quand la nuit eut fait disparaître toute chose dans l’obscurité, Nefret quitta la maison s’effaça dans les ombres de la rue.

A suivre...





* Au début du XXè sicèle, ce n'est plus véritablement le sultan qui gouverne l'Empire mais un triumvirat constitué de " trois grands pachas" auquel appartient Ismaïl Enver, le ministre de la Guerre. Le pacha Ibrahim Hakki n'est que l'un des nombreux vizirs ( = conseillers) du sultan.


**La description de la tenue correspond à celle d'un imam mais je l'ai prise tout de même car je la préférais à celle que portaient visiblement les vizirs : des tenues militaires.

***Denbigh : commune du nord-est du Pays de Galles, dans le district du Denbighshire. D’ailleurs connue pour son hôpital psychiatrique ( et sa ganterie).
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyJeu 26 Juil 2012 - 19:27

21. Le chant du Harpiste



- Partie 1 - ( parce que le chapitre est trop long !!!)



Sa jupe à franges était ornée de perles argentées qui cliquetaient à chacun de ses pas et son ombre s’étirait ou se tassait selon qu’elle s’approchait ou s’éloignait d’un lampadaire.

A cette heure tardive, les rues des quartiers chics de Londres étaient vides et silences. Les façades des hôtels particuliers somnolaient, éclairées par les gros candélabres en fonte dans lesquels des ampoules électriques avaient remplacé les becs de gaz, depuis quelques années déjà*. Derrière chaque fenêtre les rideaux de velours avaient été tirés, sous chaque porche, les lanternes avaient été allumées. Les portails, cependant, étaient encore tous grand ouvert. Comme chaque jeudi soir, les maîtres avaient quitté la maison pour se rendre au théâtre. La représentation passée, ils avaient grignoté au buffet et salué toutes leurs fréquentations, et bientôt, les cochers et les chauffeurs ramèneraient la voiture et leurs occupants pour une bonne nuit de sommeil.

Nefret avait traversé le quartier de Westminster et avait vu les attelages et les automobiles garés en face de l’opéra ainsi que de l’Empire theatre**, où l’on jouait des ballets et des variétés.

Elle avait relevé la capuche de sa pèlerine afin de ne pas être reconnue, puis avait emprunté le chemin vers St James Square. Si Lia souhaitait regagner sa confiance, elle devait commencer par lui dire la vérité. Connaissait-elle le prince Ramsès ? Avec un peu de chance, elle saurait peut-être même où le trouver.

Mais à cette heure, Chelfont House était aussi vide que les autres maisons. Un instant, Nefret songea à frapper et laisser le majordome la faire patienter dans le salon des invités. Mais la survenue d’un couple de constables, à l’angle de la rue, la fit brusquement changer d’avis.

Percy ne mettrait pas longtemps à se rendre compte de la disparition de sa femme. Et la résidence londonienne des Emerson serait probablement le premier endroit où l’époux jaloux la ferait chercher.

L’air austère des deux hommes moustachus la fit d’ailleurs frissonner. Sous les visières de leur casque brillant, leurs sourcils paraissaient froncés. Leurs chiens, fermement tenus en laisse, étaient à l’arrêt et leurs mains, armées de matraques étaient levées. Sans doute la poursuivaient-t-ils déjà !

Alors, prise de crainte, Nefret se mit à courir dans le sens opposé et décida de mettre le plus de distance possible entre elle et son mari.

Elle allait se rendre au débarcadère, elle allait quitter Londres !



**

Manuscrit H

Le prince Ahmès fit honneur au petit-déjeuner. Il n’avait pas mangé depuis quarante-huit heures, cheminant à pieds sur les routes de campagne qui menaient de la capitale à la gentilhommière des Emerson senior.

Sur la table, un plateau de feuilles et de fruits du jardin avait été offert au babouin du prince, la créature que Ramsès et son père avaient brièvement aperçue la veille dans les escaliers. Rose lui avait servi son repas et s’était rapidement éloignée car cet animal ne lui inspirait aucune confiance. Il fallait avouer que sa longue face noire - de laquelle perçaient deux petits yeux orangés - n’avait rien de rassurant, surtout lorsqu’il plissait le museau en grognant au passage de l’un ou l’autre des domestiques.

Trapu, sa fourrure aux longs poils était d’un gris sale, mais ne dissimulait pas ses postures et attitudes singulièrement humaines. Ramsès était notamment fasciné par ses longs doigts agiles qui triaient méticuleusement les feuilles fraîches et dénoyautaient les cerises. Même si la mère de Ramsès le considéra un peu sévèrement, aucun Emerson ne critiqua son droit de s’asseoir à leur table.

Après tout, les babouins anubis avaient été vénérés chez les anciens Egyptiens. Réputés disparus des berges du Nil pour cause de chasse intensive, Ramsès n’avait pas été surpris d’en trouver toute une ménagerie à la Montagne Sainte, certains vivant en liberté dans les temples, d’autres étant dressés pour participer à la protection de la cité.

Ahmès expliqua que le primate avait été son guide sur les chemins, ainsi que son protecteur. En bon polyglotte, Ramsès traduisait le méroïtique en anglais :

- Arrivé dans la maison, le flair de l’animal devait guider notre royal intrus jusqu’à la Grande Prêtresse.

Tous les Emerson en tirèrent la conclusion qui s’imposait : Ahmès était donc venu chercher Nefret.

- Encore ?!! vociféra le père de Ramsès.

- La Déesse n’accepte pas que l’on ait choisi pour elle la nouvelle prêtresse, énonça solennellement Ahmès. La Grande Prêtresse doit revenir pour ramener Isis dans son temple. Sinon, tout le monde mourra !

Après avoir écouté l’histoire en détails ( ou l’avoir traduite), Ramsès et ses parents discutèrent longuement du problème démographique qui scindait en deux camps les habitants de la Montagne sacrée. Il n’y avait plus de thé, alors Rose retourna en préparer tandis que Ahmès était sorti se recueillir sur la tombe de son frère Tabirka.

Les Emerson étaient partagés ; d’un côté, ils ne pouvaient ignorer l’appel à l’aide de vieux amis - surtout quand ceux-ci se révélaient être les derniers témoins vivants d’une civilisation perdue !! De l’autre côté, victimes de tyrans successifs, ils avaient manqué à chaque fois de se faire couper la tête...

Cependant, un troisième élément était à prendre en considération : Nefret.

Et n’y avait aucun danger que les Emerson n’étaient prêts à affronter pour elle.

- Je ne pense pas que Nefret leur sera d’une grande utilité étant donné son amnésie, fit valoir Ramsès. N’est-ce pas là plutôt une tentative de Tarek pour récupérer la noce promise jadis mais que le père de Nefret refusait ?

- Tarek a promis au père de Nefret de l’aider à fuir la Montagne sainte, objecta la mère de Ramsès. Il ne reviendrait jamais sur une telle promesse !

Ramsès ne contredisait jamais ouvertement sa mère même quand elle avait tort. Aussi se contenta-t-il de froncer imperceptiblement les sourcils... elle ne le savait pas mais les hommes trahissaient bien des promesses quand ils désiraient véritablement une femme...

- Et en tant que frère de Nefret, il sera le mieux placé pour lui rendre la mémoire ! Si elle se souvient de l’Egypte, elle doit se souvenir inconsciemment de lui !

- Je pense qu’il y a tout à gagner dans ce voyage, approuva le père de Ramsès.

Il se frottait le menton d’un air distrait, ainsi qu’il le faisait quand il préparait une nouvelle excursion archéologique.

- Cette cérémonie de passation des fonctions de Grande Prêtresse m’est inconnue. Il serait singulièrement idiot de laisser passer cette occasion d’y assister !

- Mais Nefret refusera de suivre Ahmès si elle apprend que nous sommes également du voyage !

- Qui parle d’en informer Nefret ?



Ramsès aimait l’idée de son père. Voyager discrètement à la suite de Nefret et Ahmès présentait la double sécurité de ne pas laisser la jeune femme errer seule dans le désert égyptien et d’être capable d’intervenir en cas de difficulté avec les Nubiens.

L’heure du déjeuner allait arriver alors Ramsès quitta le salon pour aller chercher Ahmsès. Il allait lui apprendre qu’une rencontre serait organisée le lendemain entre Neffret et le jeune prince afin de préparer la Grande P¨rêtesse à son retour.

Vingt-quatre heures – voire quarante-huit - semblaient effectivement le délai minimal raisonnable pour réfléchir à un moyen de faire sortir Nefret de Belgrave Square sans l’effrayer et sans alerter Percy...

Mais la vie des Emerson paraissait écrite pour être remplie d’événements imprévus et contrariants...

Alors que Ramsès traversait le jardin, il vit s’engouffrer dans l’allée centrale de la propriété une succession de voitures plus ou moins officielles. La première correspondait sans l’ombre d’un doute à la limousine FIAT de Percy, celles d’après portaient l’insigne de Scotland Yard.

Comme la délégation atteignit le porche avant lui, Ramsès pressa le pas afin de participer à la conversation. Il entendit le grondement de son père bien avant d’entrer dans la maison.

- COMMENT ÇA, PAR ORDRE DU ROI ?!!!!!!!! JE SUIS MEMBRE DE LA SOCIETE ROYALE !! VOUS SAVEZ CE QUE CA SIGNIFIE ?!!! ET VOUS, IMBECILE ENDIMANCHE, CESSEZ D’AGITER CE FICHU PAPIER DEVANT MON NEZ !!!!

- Calmez-vous, Emerson, disait la mère de Ramsès, comme à son habitude.

- Que se passe-il ? s’enquit Ramsès en grimpant rapidement les quelques marches du perron.

- Il y a que vous ne manquez pas d’air, mon cousin !

Surgissant entre deux constables, Percy se planta devant lui, la tenue fringante contrastant furieusement avec l’air peu aristocratique qu’il affichait. Il agitait ses gants si près du visage de Ramsès que nul ne doutait de sa volonté implicite de le gifler.

- A quel propos ?

Son père émit alors un rire sarcastique :

- Cet incapable aurait égaré sa femme !

- Je ne l’ai pas égarée, s’empourpra l’intéressé, vous l’avez kidnappée !

- JE VOUS DEFENDS D’INSULTER MA FAMILLE AVEC DES ACCUSATIONS AUSSI GROTTESQUES !!! s’emporta de nouveau Emerson.

La mère de Ramsès et trois agents de la police royale se ruèrent alors sur le vieux lion pour tenter de le maîtriser.

- Percy, il n’est guère prudent d’accuser sans preuve, le rabroua sa tante. Constables, je vous invite bien évidemment à effectuer votre perquisition, pourvu que vous ne mettiez aucun désordre dans ma maison. Vous verrez que nous n’avons nulle part à cette affaire.

Elle poussa son mari ( ou du moins, l’engagea à reculer) dans le hall d’entrée afin de libérer le seuil de la demeure. Les hommes en cape noire s’y engouffrèrent et entreprirent leur fouille organisée de toutes les pièces et tous les placards.

Emerson les regarda faire avec mauvaise grâce, les talonnant dès qu’ils approchèrent trop près de son bureau et de ses précieux rapports de fouille.

Pendant ce temps, la mère de Ramsès, réactive et pragmatique, se mit à questionner son neveu :

- Depuis quand Nefret a-t-elle disparu ? A-elle emporté quelque chose ? Y-a-t-il eu un carreau brisé ou des traces de lutte pour vous faire songer à un enlèvement ?

- Je n’en sais rien, répondit Percy, dédaigneux. A-t-elle lutté, Cousin ?

Puis, jetant à Ramsès le médaillon que ce-dernier avait lui-même rendu à Nefret, il monta les escaliers quatre à quatre, appelant comme un sourd :



- NEFRET MONTRE TOI, JE SAIS QUE TU ES LA !!!

Ramsès et sa mère le suivirent des yeux jusqu’à ce que ses pieds eussent disparu derrière le plafond.

Ramsès baissa les yeux sur le bijou. Il était ouvert. La mèche de cheveux avait disparu mais le message codé brillait à la lumière du jour.

- Je sais que la nouvelle de cette disparition n’a rien de réjouissant, reprit la mère de Ramsès après un instant de silence, mais je ne peux m’empêcher ressentir un semblant de satisfaction.

Ramsès étira un sourire

- Moi, j’ai le cœur résolument en fête.

Il donna le bras à sa mère et, pris dans l’un de leurs rares moments de complicité, montèrent tranquillement l’escalier.



Il fallut un bon moment pour faire entendre raison à Percy et le forcer à admettre que Nefret n’avait jamais remis les pieds à Amarna House depuis son triste départ, cinq ans auparavant.

Les représentants de Scotland Yard se confondirent en excuses, secrètement soulagés de n’avoir rien à reprocher à la famille du plus redouté des gentlemen de toute l’Angleterre.

Mais Percy n’en démordait pas, sa fixation crispant le moindre muscle de son visage chevalin.

- Et lui, qui est-ce ? interrogea-t-il sévèrement en désignant le prince Ahmès qui revenait de sa prière. Est-ce normal de recevoir un homme à demi-nu, chez soi ? Parle, sauvageon ! ordonna-t-il. Tu as été embauché pour me voler ma femme, avoue-tout !

Il s’était vivement saisi de l’homme par le col de la cape qui le couvrait. Ce fut une erreur. Aussitôt, le babouin, dressé à protéger son prince et maître, lui sauta sur le dos.

Ce fut un concert de cris, tant en provenance du singe, que de Percy - et même des constables que la surprise et l’effroi paralysaient !

Il fut bien difficile de sortir de cette délicate situation, Ahmès ne parlant qu’un anglais extrêmement approximatif et le singe n’ayant aucune légitimité à se trouver dans un endroit autre qu’un cirque.

Le tout se compliqua encore lorsque l’accent du prince nubien fit entendre le mot gold au lieu de god. Si le charisme et la rhétorique manipulatrice du père de Ramsès permirent d’éviter les questions gênantes de la part des représentants de la justice royale, l’instinct cupide de Percy fut impossible à détourner de son nouveau centre d’intérêt :

- Quel or ? questionna-t-il. En quoi Nefret peut-elle vous mener vers l’or ?

- Il a dit «dieu », intervint la mère de Ramsès. Nefret ressemble à une divinité de son pays.

- Oh, c’est pour ça qu’il l’a kidnappée ?

- Non, c’est une ancienne amie ! Nous comptions lui adresser un courrier d’invitation pour leur permettre de se retrouver.

- Je n’en crois pas un mot ! Constables, ne trouvez-vous pas que cet étrange petit homme ressemble aux descriptions du voleur d’antiquités que l’on a aperçu dans les musées de Paris et de Berlin ?

Ramsès s’était fait la même réflexion et Ahmès avait commencé à lui apporter un semblant de réponse à la table du petit –déjeuner en évoquant la recherche des clefs de l’ancien grand temple perdu d’Isis, là où se déroulerait leur cérémonie.

Mais le prince, dépassé par les événements, ne comprenant pas l’agitation électrique qu’occasionnait sa présence, choisit ce moment pour tourner les talons. Un bref échange avec sa mère incita Ramsès à s’élancer à la poursuite du prince et laisser ses parents régler les autres problèmes.

Le jeune homme inspecta alors la terrasse, descendit au jardin et retourna même à la pyramide mais ne trouva nulle trace du prince. Sans crier gare, lui aussi venait de disparaître.



*

Pour ne pas éveiller les soupçons, Nefret n’avait emporté aucun bagage et, pour passer inaperçue, avait quitté la maison en tenue de ville. Elle le regretta rapidement. Ses petites bottines à talons n’étaient pas conçues pour la marche et le service des fiacres ne fonctionnait plus après minuit.



A la sortie de la capitale, elle prit au hasard une route qui descendait vers le sud-ouest. Elle cherchait Southampton ainsi qu’un bateau pour l’emmener en Egypte. Elle allait revenir à ses premiers rêves et chercher à la source les réponses à ses questions.

Mais, dans la direction qu’elle avait empruntée, elle ne trouva que la route de Canterbury et l’absence de pavés rendait la voie caillouteuse et irrégulière, comme se devait de l’être tout chemin de pèlerinage.***

Sa bonne marche d’aventurière devint, à mesure que la nuit avançait, une succession de petits pas réticents. La compagnie scintillante des étoiles et le chant allègre de la rivière ne suffirent pas à la galvaniser.

Elle s’assit bientôt en bordure de la chaussée, épuisée et les membres inférieurs endoloris. Elle rit de dépit. Son grand voyage s’arrêtait donc déjà là ? Le vieux Père Gorkis aurait bien ri de la voir ainsi, découragée, désespérée, elle qui, jadis, sur les plages de Psara, lui parlait avec enthousiasme de marches dans le désert et de conquête de l’inconnu.

Elle se dit que son séjour en Angleterre l’avait bien changée ; L’avait rendue paresseuse, craintive et un peu enrobée.

Assise dans l’herbe, elle avisa soudain l’ombre caractéristique d’un clocher. C’était une chapelle de campagne, dans laquelle, avec la permission du curé, elle pourrait trouver refuge pour la nuit. Elle en profiterait pour faire ses confessions, bien consciente de la conduite impie que son époux lui demandait d’adopter.

Le monde des aristocrates était décidément bien étrange. Après avoir étudié et expérimenté leurs coutumes, Nefret pouvait en souligner les qualités et les défauts. Chose étrange, si la courtoisie et l’altruisme étaient l’un des piliers des relations sociales, le mépris, voire l’ignorance de ceux qui n’appartenaient pas à votre classe privilégiée choquait la morale du bon chrétien que l’on vous demandait pourtant d’être... ou de paraître.

Cette contradiction qui frisait l’hypocrisie était ce qui pesait le plus sur la conscience de la jeune femme. Peut-être était-ce son éducation religieuse, peut-être était-ce son caractère naturel mais Nefret se pensait plus franche et plus sensible. Le pharaon, lui, saurait lui dire qui elle était véritablement.

Elle se releva donc et, ignorant ses douleurs, marcha lentement mais fermement jusqu’à la chapelle. Elle s’y confessa longuement puis exerça des dévotions durant plus d’une heure, s’imposant à elle-même le châtiment des pénitents (puisque le curé dormait) puis déposa tous les bijoux de sa parure dans le tronc des offrandes. Elle regretta à ce moment le médaillon que Percy lui avait confisqué. Sans lui, elle sentait que quelque chose lui manquait...

Enfin, elle s’allongea sur un banc et s’endormit rapidement.

C’est la cloche qui l’éveilla au petit matin. Le curé lui apprit aimablement que, pour gagner la côte, il fallait marcher jusqu’à Canterbury, puis obliquer vers Douvres.

Nefret partagea son petit- déjeuner avec les quelques pauvres âmes qui étaient venues demander asile durant la nuit puis reprit son périple à travers la campagne.

Sous un ciel clément et la senteur puissante des champs de houblon, il lui était plus facile d’avancer, malgré la monotonie du paysage. La bonne du curé lui avait offert une paire de vieilles chausses, au talon éculé, à la semelle un peu décollée mais elles avaient le mérite de soulager les ampoules de Nefret !

Suivant les indications données, la jeune femme suivit le lit de la rivière. En milieu de matinée, il lui fallut s’aventurer dans un bois. C’était un raccourci jusqu’à la grande ville. Elle quitta alors le chemin poussiéreux pour un sol plus humide où il se trouvait toujours une racine ou une brindille pour craquer sous vos pieds. Le murmure de la rivière se faisait également plus chantant encore et la compagnie animale plus présente. La marche lui parut alors moins pénible.

Un cortège d’automobiles roulant à toute allure se fit entendre sur la route et Nefret, l’esprit léger, ajouta en riant le « moins dangereux » à sa liste des avantages à emprunter le sentier de forêt.

Elle marcha ainsi un bon moment, aidée d’une solide branche, le soleil était à présent monté à son zénith.

Elle commençait à ressentir les effets de la faim mais n’osait cueillir des baies au risque de se tromper sur leur comestibilité. L’eau de la rivière ne lui aspirait guère plus de confiance. Mais elle avait décidée d’être une aventurière, aussi ne se plaignit-elle pas et poursuivit sa route.

Sa bonne volonté fut récompensée lorsqu’elle tomba sur une ceinture d’arbres qui marquait la limite d’une propriété. Surmonté d’une grille infranchissable, un muret de briques, très rouge et vaguement familier lui barra alors la route. Nefret gagna la rivière pour examiner son reflet. Elle tenta de se recoiffer et de dépoussiérer un peu sa robe. Si elle arrivait à se rendre présentable, elle pourrait solliciter la charité des propriétaires. Elle se lava le visage et revint vers le mur qu’elle longea jusqu’à une porte. Celle-ci était verrouillée. Nefret poursuivit son chemin.

La forêt avait fait place à un sous-bois et, dans la végétation moins dense, une clairière apparut. En son milieu, l’éclat du soleil sur un morceau de cuivre attira l’attention de Nefret. C’était la sculpture d’une tête d’oiseau qui brillait sur le sommet d’une...pyramide !

Nefret approcha son visage le plus près possible des barreaux de la grille.

C’était bien une pyramide. Petite, très pointue, agrémentée d’une entrée qu’elle identifia instinctivement comme une chapelle.

Intriguée, fascinée, Nefret retourna à la porte. Elle voulait entrer. Elle voulait approcher plus près de cette pyramide, de ce tombeau. Son rythme cardiaque s’accéléra, ses yeux s’agrandirent. Elle ne savait l’expliquer mais elle était attirée, comme hypnotisée. Une clé de son passé était là, toute proche, un souvenir était prêt à rejaillir, elle le sentait. Et ce besoin de toucher la pierre, de pénétrer les lieux s’en faisait chaque seconde plus pressant, irrépressible !

Nefret retira une épingle de ses cheveux et l’engouffra dans la serrure. L’héroïne du dernier roman qu’elle avait lu avait eu ce geste. N’était-ce que de la science- fiction ? Le verrou s’actionna et Nefret laissa échapper une exclamation ravie. Elle courut presque jusqu’à la pyramide, faisant peu de cas de sa violation de domicile. Elle n’avait plus faim, elle n’avait plus soif. Seul ce temple funéraire importait.

Elle entra aussitôt après avoir déchiffré le nom du défunt dont le corps dormait ici pour l’éternité.

- Tabirka... je te connais, murmura-t-elle en visualisant l’un des enfants qui jouait dans la fontaine, dans l’un de ses rêves.

Elle accéda à la chapelle. Quelqu’un y avait déposé une coupe de vin. Pour les offrandes...

Guidée par son instinct, Nefret porta la coupe à ses lèvres et la vida. Si elle voulait accéder à la chambre qui se trouvait derrière la chapelle, elle devait déposer une nouvelle offrande ainsi qu’une prière. Alors elle remplit une nouvelle coupe de vin et prononça quelques mots.

- Ma Dame ?!!

Nefret s’immobilisa.

A plat ventre sur le sol, un homme s’était couché devant elle dans la position de respect et de soumission qu’un humble réservait à un grand, à un très grand.

Nefret tenta de le dévisager. Elle avait des difficultés à l’identifier au vu de la pénombre qui régnait dans la pyramide.

- Relevez-vous. Qui êtes-vous ?

Mais il n’obéit pas et sa tête resta baissée, ne révélant de lui qu’une perruque de longs cheveux noirs et frisés, une nuque solide et brune, un dos nu musclé quoique pas bien large.

Nefret fut saisie de vertiges. Ce n’était pas la vue de cet homme dénudé qui la troublait mais la ressemblance frappante avec la silhouette du prince de ses rêves.

- R... Ramsès ? hésita-t-elle

- Non, Ma Dame. Ahmès, Grand Maître des rues et des fontaines. Je suis le frère de l’Horus Tarekenidal. Je vivais encore avec les femmes la dernière fois que tu es venue.

Nefret fut surprise de comprendre la langue dans laquelle s’exprimait le jeune homme, mais plus encore de s’entendre lui répondre avec le même vocable.

- Son frère ? Mais qui est l’Horus Tarekenidal ?

- Mon maître et Seigneur, Ma Dame, répondit de suite l’interrogé. L’Horus Tarekenidal, le seul Horus d’Or, Fils légitime du Soleil, Roi de la Montagne sainte, Gardien des tombeaux sacrés et Père de son peuple. Béni soit-Il et que Son règne soit éternel.

Il avait la parole machinale de celui qui récitait une prière parfaitement acquise, de celui qui pouvait prononcer des mots sans y prêter attention tant il avait l’habitude de les déclamer.

Un silence pieux s’établit. Nefret réfléchit.

« Le roi », avait-il dit... ce Tarekenidal devait être le titre princier de son cher Ramsès.

- Où est-il ? s’enquit-elle avec un sursaut d’ardeur. Peux-tu me conduire à lui ?

Le jeune Ahmès releva alors la tête. Il avait le visage petit et rond. Ses yeux noirs étaient encadrés de longs cils épais, le ailes de son nez étaient larges et ses lèvres étaient très charnues. Bien sûr, qu’il était son frère. La ressemblance était frappante...

- Je suis venu te chercher, Ma Dame, lui révéla Ahmès en se relevant enfin.

Il était petit. Sa tête ne dépassait pas les épaules de Nefret. Et il n’était pas très âgé. Pourtant sa musculature était étonnement développée. Avait-il seulement quinze ans ? Si jeune et déjà grand maître des rues et des fontaines...

- Toute la cité a besoin de toi ! reprit-il. L’Etre Supérieur a dit que je devais attendre car tu ne vivais plus ici...

- Quel être supérieur ? s’inquiéta Nefret. Il ne faut pas croire ce que disent les gens d’ici. Je ne suis entourée que d’êtres mauvais qui m’empêchent de revoir l’Horus d’Or !

- Es-tu prisonnière ?

- Oui !! s’exclama Nefret, ravie de rencontrer enfin un allié. C’est tout à fait ça !

Mais Ahmès ne lui manifesta pas la sollicitude espérée.

- L’Ami ne saurait nous mentir ! opposa le petit prince en secouant la tête. Le roi lui fait confiance...

Pourtant, devant l’air peu rassuré de Nefret, il fut prit de doutes.

- Attends-moi, décida-t-il. Il a dit que tu étais partie vivre ailleurs mais je te trouve ici ; Je vais demander des explications. Si la réponse me satisfait, je reviendrai te chercher. Reste cachée derrière le feu. Tabirka te protègera.

Tout en récitant une formule de protection magique, il poussa Nefret contre le mur du fond et jeta du sable sur ses pieds. Puis, rassuré, il ramassa une cape qui trainait à terre et quitta la pyramide.

Nefret n’eut pas le temps de se demander quel ennemi désignait « l’être supérieur », son attention fut attirée ailleurs.

Au centre de la chambre funéraire, de l’autre côté du feu, se dressait le sarcophage de Tabirka. Il avait été taillé dans une pierre neutre, sans gravure, sans formules de protection. Ces dernières se trouvaient peintes sur les murs avoisinants... en hiéroglyphes. Nefret avait été religieuse dans un couvent mais il semblait connaître la religion de Tabirka aussi bien que la sienne.

Etait-il heureux avec ses dieux, dans son paradis de roseaux ? Le harpiste qui chantait sur le mur d’en face était là pour l’en assurer.

Ahmsès reparut bien rapidement.

- Vite ! Il faut fuir ! s’alarma-t-il. Donne-moi ta main ! Je n’aime pas ce pays. Je te ramène à l’Horus Tarekenidal ! Il te protégera !



Nefret le suivit sans méfiance. Son langage, son apparence, c’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un qui lui évoquait un souvenir direct. Elle savait qu’il la mènerait vers son cher pharaon.

Ils remontèrent le sous-bois en courant. Les ronces grippaient le bas de sa jupe et, en passant la grille du muret, sa robe se déchira. Nefret n’y vit qu’un magnifique présage : celui par lequel elle allait enfin quitter un costume et un rôle qui n’étaient pas les siens, celui par lequel la vérité allait enfin éclater.



A suivre...



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*On commence à remplacer les becs de gaz par la lampe à incandescence dans les dernières décennies du XIXè siècle. Londres se modernise avant Paris.

** « l’Empire Theatre of varieties » ou « l’Empire theatre », tel qu’il était nommé à ses débuts, en 1884, n’existe plus en tant que tel. Le bâtiment abrite aujourd’hui des salles de cinéma. A l’époque, L’Empire était le point de rencontre de la plus fine société britannique et on y jouait les plus prestigieux ballets. Sa capacité d’accueil était de 2000 sièges.

*** Canterbury, ancienne capitale du royaume du Kent, chef lieu de l’épiscopat anglican, est un lieu de pèlerinage puisque beaucoup de ses évêques ont été canonisés.
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyDim 26 Aoû 2012 - 16:59

LE CHANT DU HARPISTE

- Partie 2 -



Manuscrit H



Plus de prince, plus de babouin. Le jeune Nubien était reparti aussi soudainement qu’il était arrivé. Mais il n’était pas parti seul. A l’extrémité nord de la propriété, derrière la pyramide, Ramsès trouva un morceau d’étoffe coincé dans la grille... une mousseline cousue de perles, éminemment féminine

Nefret était venue jusqu’ici... Guidée par les souvenirs attachés à son médaillon ?



Nasser et les autres chiens flairèrent sa piste - ainsi que celle de Ahmès - jusqu’à la rivière mais également sur le sentier qui rejoignait la ville jusqu’à Canterbury. Le père de Ramsès proposa de rattraper les fuyards avec son automobile mais soit que sa mère refusât de laisser son époux piloter « cet engin infernal » soit qu’elle préférât rester sage devant les constables, elle laissa défiler la journée et Nefret s’éloigner.



Le lendemain soir, un conseil de guerre extraordinaire était tenu à Chelfont House, en présence de toute la famille et de celle de Gargery (qui avait couru derrière la voiture jusqu’à ce qu'Emerson l'eut fait monter sur la banquette, à côté du conducteur).



Dans le petit salon de réception, les débats étaient animés :

- Nous ne pouvons plus partir, disait la mère de Ramsès. Pas alors que Nefret est portée disparue. Cela nous jetterait trop de discrédit !

- Qu’est-ce-que c’est que ces sornettes ?! lui opposait son époux. Je ne vais tout de même pas demander l’autorisation à Scotland Yard pour aller fouiller en Egypte, maintenant ?!!

- Quel danger court Nefret à rester seule avec ce peuple de Nubie ? s’inquiétait Tante Evelyn.

- Quel qu’il soit, il sera toujours moindre que celui qu’elle court à rester avec Percy ! répondait Oncle Walter.

- Mais son précédent retour à la Montagne sainte ne lui avait-il pas embrouillé l’esprit au point de commencer à lui faire oublier la vie qu’elle avait menée en Angleterre ? intervint Lia.

- Précisément, acquiesça Ramsès, c’est pourquoi nous devons intervenir !

- Le devons-nous réellement ?



David, qui n’avait pas encore participé à la conversation, venait de murmurer ces mots. Ils avaient été à peine soufflés mais ils paralysèrent toute l’assemblée.

Tout le monde se tourna vers le jeune journaliste.

Le menton dans les mains, il avait pris place dans un fauteuil, juste en face du mur où trônait le portait de Nefret. Sa tasse de thé était posée intacte, sur le guéridon à proximité et ses yeux d’Egyptien, noirs et ourlés de longs cils épais, étaient baissés sur ses chaussures.

David était un garçon discret. Il laissait souvent les Emerson débattre sans énoncer son opinion parce qu’il craignait qu’un avis divergeant ne lui fît perdre leur affection. La mère de Ramsès, férue de psychologie, expliquait ce comportement par la crainte de l’abandon dont souffrait tous les orphelins. Et David avait vécu sans famille de trop nombreuses années.

La plupart du temps, il ne parlait librement que devant Ramsès. Mais Nefret aussi avait été sa confidente. Pour avoir tous deux grandi dans une culture différente des mœurs occidentales, David et Nefret avaient été proches. Très proches. Un temps, Ramsès avait même jalousé leur complicité.

Nefret avait-elle confié à David des choses qu’elle n’avait répété à personne d’autre ?

Quand il releva la tête, David regarda Ramsès – juste Ramsès. Ce dernier comprit instantanément que son ami souhaitait parler mais qu’il ne dirait rien devant les parents.

Alors Ramsès réorienta la conversation, attendant un moment plus opportun pour interroger celui qui dissimulait des secrets.



C’est dans sa chambre que, le soir venu, David le retrouva, accompagné de sa ravissante et adorable épouse. Ramsès s’était préparé un whisky - pur - parce qu’il présentait qu’il en aurait besoin.

Lia s’assit convenablement sur le canapé, David s’accroupit sur un pouf et Ramsès se plaça dans le renfoncement de la fenêtre, appuyé contre la vitre.



Il n’eut pas besoin d’engager la conversation :

- Je ne voulais pas dire de choses douloureuses devant le Professeur et Tante Amelia, annonça David, en guise de préambule.

- Tu proposes de laisser Nefret aux Nubiens et tant pis si elle en devient aussi folle que sa mère ? interrogea Ramsès qui ne pouvait s’empêcher de se montrer un peu agressif.

David secoua la tête.

- Ce n’est pas parce que la mère de Nefret a oublié sa véritable identité qu’elle a été malheureuse là-bas. C’est le père de Nefret qui s’est mis à haïr cette civilisation en voyant à quel point elle transformait sa famille !

- Donc, selon toi, la solution à l’amnésie de Nefret serait de la laisser retrouver Tarek et reprendre le cours de sa vie là où elle en était avant que nous ne venions la chercher ?

Le ton de la question ne laissait aucune équivoque quant à ce qu’en pensait Ramsès. Nefret elle-même les avait ,à l’époque, suppliés de l’emporter loin de la Montagne sacrée. David était-il tombé sur la tête pour émettre une telle proposition ?

L’Egyptien soupira.

Son regard s’attarda sur une épreuve photographique. Celle-ci était posée sur le bureau, à côté de la lampe et représentait Ramsès, David et Nefret, poussiéreux mais souriants dans le décor chaotique d’un champ de fouilles à Deir el Medineh*.

- Bien sûr, poursuivit-il, je souhaite comme toi - et comme tout le monde ! - qu’elle revienne vivre parmi nous. Mais ne devrions-nous pas plutôt penser à ce qu’elle souhaite, elle ?

- Elle est amnésique, David ! rappela Lia avec bon sens. Comment peut-elle savoir ce qu’elle veut vraiment?

- Vous vous souciez trop d’elle, se désola son mari en secouant la tête. Votre amour vous aveugle. Mais forcez votre mémoire, revenez à l’époque du naufrage. Ne s’est-elle pas noyée parce qu’elle est partie ? Et n’est-elle pas partie parce qu’elle ne souhaitait plus vivre avec nous ?

- Que dis-tu ?! Elle voulait simplement aller aider ses patientes !

Lia riait mais David fronçait le sourcil, inquiet.

- Je l’ai peinte souriante pour le Professeur mais souvenez-vous comme son regard était triste depuis quelques temps... Elle ne m’a jamais dit qu’elle était malheureuse mais... comment une personne peut-elle oublier toute une famille ou se mettre à la détester s’ils étaient vraiment heureux ensemble... ?



S’ils étaient vraiment heureux ensemble...

Cette phrase tint Ramsès éveillé toute la nuit. Lui ne pouvait pas dire qu’il avait été heureux auprès de Nefret. Il ne s’était jamais vraiment contenté de cette « famille » qu’il formait avec la jeune femme. Et elle ? A quoi aspirait-elle ? Voulait-elle des Emerson dans sa vie ?

L’idée faisait sourire amèrement. Nefret n’était pas maîtresse de ses désirs. Elle n’avait jamais été maîtresse de sa destinée. Depuis son enfance, c’était Isis qui la dirigeait. Et Ramsès ne parvenait pas à savoir ce que voulait la déesse.

Tarek lui avait dit, un jour, que les noms de Ramsès et Nefret étaient mêlés dans les étoiles. Pourtant, depuis leur première rencontre, elle lui échappait. Le rêveur avait été abusé. C’est le pharaon Ramsès II, qui, il y a trois mille quatre cent ans, avait épousé la courtisane Nefertari. Ramsès Emerson, lui, n’avait jamais conquis le cœur de Nefret Forth. Aujourd’hui, elle le méprisait. Aucun amour ne pouvait naître de ces conditions. Alors pourquoi, naguère, alors qu’ils ne se connaissaient pas, Isis avait-elle fait résonner la voix de la jeune fille dans l’esprit endormi du petit garçon ?

« Rends-la-moi », se surprit-il à commander avec hargne en levant la tête vers les étoiles.

« Isis, rends-la-moi ou donne moi l’oubli ; que mon cœur trouve la paix ».

Meurtri, furieux de voir ses amours dictés par le ciel, il achevait cette prière quand son œil fut attiré par un groupe d’astres plus scintillant que les autres. En observant plus attentivement, il reconnut la constellation de la Lyre.



Il contracta la mâchoire.

La lyre d’Orphée ? Telle était la réponse d’Isis ?

Ramsès referma la fenêtre rageusement. Comme tout le monde, il avait lu Orphée et Euridyce. Il savait que les morts ne revenaient pas des Enfers, que les vivants ne sortaient pas des tombeaux.

N’avait-donc plus rien à espérer ? Nefret n’était pourtant pas morte, pas vraiment...

Les murs sont tombés, les tombeaux n’existent plus

Sans trop savoir pourquoi, Ramsès songea à cette strophe tirée des Chants de Harpistes. Il avait étudié certains de ces textes, une année, alors que son père fouillait des tombeaux. Ses paroles étaient remplies de sagesse. Pour les philosophes, les Chants de Harpistes formaient la première réflexion humaine sur le sens de la vie. Sous l’Egypte antique, ils étaient des contes, chansons ou poèmes récités par un musicien lors des cérémonies funéraires. On en peignait également à l’intérieur des tombes, afin de distraire agréablement l’âme des morts. Pour les vivants, ils exprimaient ce que le poète Horace traduirait plus tard par « carpe diem » : profite de la vie car le bonheur t’échappera dans la mort .

Ramsès secoua la tête.

Isis lui avait indiqué la lyre et la lyre l’avait renvoyé au harpiste...

Il ne savait qu’en penser.

Le harpiste chantait-il pour Ramsès de ne plus songer à son bonheur perdu et de répondre au sourire de la prochaine dame qu’il croiserait dans la rue ?



Le lendemain, à la table du petit-déjeuner, Gargery apporta avec le courrier un étrange télégramme, chassant Nefret des pensées du jeune homme, en lui rappelant les dangereux projets du maître criminel.



L’arrivée d’Ahmès avait été d’une sacrée aide dans la progression de cette affaire. Contrairement à ce que croyait Ramsès, ce n’était pas Sethos qui avait copié des croquis dans les musées européens, mais les prêtres nubiens. Les contes que lui avait racontés Nefret étaient donc vrais. Il existait bien de vieux trésors égyptiens dont l’emplacement avait été tenu caché grâce à des codes secrets et les Nubiens comptaient les retrouver pour procéder à leur cérémonie !

Cette révélation était autant fascinante pour l’égyptologie qu’inquiétante pour les projets de Sethos. Car le croquis qu’on avait volé à Ramsès retraçait un poème dans lequel était dissimulé l’un de ces codes. Ahmès, qui avait étudié auprès du Grand Prêtre d’Aminrê, le lui avait appris avant de s’enfuir. Or, il lui avait également dit que ce n’étaient pas les Nubiens qui le lui avaient dérobé...

Ramsès déplia le télégramme :

« Secrets et mensonges dorment au fond des tombes de Kensal Green Cemetary. Viens après-demain.»

Le corps de Ramsès fut parcouru d’une décharge électrique lorsqu’il lut la signature :

Daria.

Après tout ce temps et ce long silence... Daria... Que lui était-il arrivé ? Pourquoi lui demandait-elle subitement de la retrouver ? Etait-elle en bonne santé ? Appelait-elle à l’aide ? Etait-ce un nouveau piège de

Sethos ?

Jetant sa serviette sur la table, il monta réfléchir dans sa chambre. Il lui serait difficile de patienter deux journées supplémentaires...



*



Nefret avait mis dix jours pour traverser la France, la Méditerranée et remonter le Nil jusqu’à la première cataracte. C’est à dos de dromadaire qu’elle gagna enfin le Gebel Barkal, en coupant dans le désert par l’ancienne route commerciale qui reliait la ville égyptienne de Derr à la soudanaise Méroé.

Ahmès n’avait pas eu grand besoin de lui présenter les villes qu’ils traversaient : Akenaton, Ouaset, Ouaquat, Nefret les reconnaissaient quand bien même ces noms antiques ne figuraient sur aucun atlas.

Au contact de ce petit homme de peau noire, la mémoire de Nefret se réveillait naturellement. Durant le voyage, alors que le ferry-boat voguait au large de la botte italienne, elle eut une vision de son naufrage :

Une forte secousse, le bruit d’une explosion qui l’éveillait et puis rapidement une fumée dense et âcre qui piquait les yeux, qui bloquait la respiration. Elle courait sur le pont, elle portait des linges humides aux personnes les plus fragiles et elle opérait en urgence les victimes de l’explosion... La fumée qui aveuglait, le bateau qui tanguait, les passagers qui criaient... et soudain l’eau... l’eau qui la piégeait dans l’infirmerie, l’eau qui alourdissait sa chemise de nuit, l’eau qui l’entrainait vers les fonds ténébreux...

«...Viens à moi, Amon le Valeureux... Fais que j'atteigne la limite du désert : Viens à moi, Amon, Celui qui sauve le naufragé ; Fais que j'atteigne la terre ferme. »

Elle avait prié ce dieu païen, tout en se démettant de ses vêtements qui l’empêchaient de nager mais, dans les profondeurs tourbillonnantes qui l’aspiraient, elle n’avait pas retrouvé le chemin de la surface et l’air avait fini par manquer....

Une fois sur le sol égyptien, Nefret et Ahmès avaient été rejoints par d’autres hommes qui dissimulaient leurs pagnes sous de longues robes égyptiennes. Ils leur apportèrent des vivres et des linges propres. Nefret crut reconnaître des visages, des gestes, des paroles. C’était comme si certains de ses rêves recoupaient la réalité.

Cela la mit en confiance, la rassura. Elle avait l’impression de rentrer enfin chez elle.

Son arrivée ne se fit pas dans ce beau palais qu’elle avait plusieurs fois vu en songes mais dans une cité de ruines qui jouxtait les flancs d’une grosse montagne. Dans la poussière, près des murs d’enceinte, se mêlaient sable et débris de vaisselle en tout genre.



Ahmès lui fit traverser les vestiges de temples, tombeaux et anciennes maisons de prêtres. Nefret reconnut la forme de certaines constructions : ici quelques marches d’escaliers délabrées qui s’arrêtaient devant ce qui fut jadis une porte, probable sanctuaire ; là les restes d’un muret caractéristique qui devait autrefois clôturer un bassin de purification.

Il y avait aussi une volière, un four (marquant l’emplacement des anciennes cuisines du temple) et un obélisque à demi effondré sur lequel il était encore gravé « Satis et Anoukis protègent l’abondance des réserves du silo à grain ».

Au vu du nettoyage qu’avaient paru subir certaines pierres, Nefret devina qu’une équipe d’archéologues s’était trouvée sur les lieux, quelques temps auparavant.

- Oui, sourit Ahmès, il y avait des étrangers. Mais ils nous gênaient pour la cérémonie, alors nous les avons fait fuir.

- Comment ?

Ahmsès sourit encore et dit un mot à son babouin. Aussitôt l’animal se mit à crier. Ce ne fut pas son cri qui effraya Nefret. Mais celui de la montagne ! En effet, en réponse à l’animal, les parois rocheuses libérèrent un chant étrange et terrifiant, amplifié par l’écho que le vent amenait ou résorbait.

Ahmès attira ensuite son attention sur le scorpion qui prenait le soleil sur une pierre, sur le serpent que son singe se mit à chasser puis sur une tache de poils dorés au sommet de la colline avoisinante.

- Un grand chat sauvage, précisa-t-il.

Il n’y avait pas de mot dans sa langue pour dire « guépard » mais Nefret avait reconnu le pelage moucheté.

- Vous avez amené ces bêtes dangereuses ici pour faire fuir les étrangers ? devina-t-elle.

- Oui. Mais ne crains rien, la montagne est sacrée, elle te protègera.

Devant le promontoire rocheux, il lui tendit la main et l’invita à y entamer l’ascension. Nefret n’avait pas le souvenir d’avoir jamais escaladé quoi que ce fût et la tâche s’avéra difficile en raison de ses bottines aux semelles glissantes et de sa longue jupe qui entravait le mouvement de ses jambes.

Heureusement, bientôt, Ahmès lui désigna une faille dans la paroi et, après s’être engouffrée dans un long corridor étroit, Nefret parvint sur une sorte de plateau naturel, frais et insoupçonnable depuis le bas de la montagne.

Là se dressait une grande maison et quelques autres petites bâtisses en brique de terre crue, recouvertes d’un badigeon blanc, en très bon état de conservation puisqu’à l’abri des vents de sable et du regard des pilleurs.

Un groupe de prêtres s’affairait sur la droite, et un enclos bondé de babouins faisait un raffut considérable sur la gauche. Nefret poussa une exclamation de surprise.

L’horrible chant de la montagne n’était donc en réalité que le cri déformé de ces singes ?

- C’est la Cité sainte ? interrogea Nefret à qui la vue d’une ville cachée dans la montagne semblait familière.

- Oui et non, répondit Ahmès avec amusement. Nous sommes à Napata, la capitale du premier royaume. Elle est intelligemment construite. Quand le roi a fui dans les terres du dieu rouge, il a cherché une montagne et y a fait rebâtir la ville en améliorant ses plans pour mieux la défendre.

Nefret observa la montagne et le centre religieux à ses pieds.

Une même ville dans deux lieux différents, deux montagnes mais un même nom... voilà pourquoi les archéologues avec lesquels elle avait discuté ne l’avaient pas comprise...

- Mais viens, le Roi t’attend ! dit Ahmès

Il lui prit la main et la mena vers la maison.

A l'intérieur, une chambre hypostyle avait été réhabilitée pour Nefret. Spacieuse, semée de colonnes blanches agrémentées de motifs végétaux, le sol de brique crues était décoré d’une jolie peinture aquatique même si les couleurs avaient passé et le motif parfois totalement disparu. Les murs, en revanche, avaient été repeints de divinités et de formules magiques de protection et les petites fenêtres carrées, percées en hauteur, avaient été renforcées d’un nouveau cadre de bois. Comme elles ne laissaient pas beaucoup passer la lumière, de petites lampes à huile avaient été disposées dans des niches murales, permettaient à Nefret s’éclairer.

C’est alors qu’elle vit l’armée de servantes qui attendaient patiemment qu’elle les appellât.

Instinctivement, Nefret frappa dans ses mains et les femmes avancèrent, l’aidant à pendre un bain, dans une alcôve creusée au fond de la pièce.

Puis, elle prit place dans un fauteuil bas, au dossier incrusté d’ivoire et de pâte de verre, et prit le repas qu’on lui apportait sur de grands plateaux rectangulaires.

Comme on ne lui parlait presque pas, Nefret se mit à espérer que le roi la ferait appeler rapidement.

Enfin, il y eut du bruit dans le couloir et, au premier clappement de main qui résonna la domesticité se retira. On la laissa seule. La chambre était vide. Derrière les colonnes ne demeurait qu’une seule personne : un homme, grand pour un Nubien, fardé, le torse harmonieux recouvert de pierreries scintillantes et une peau de léopard nouée par-dessus son pagne de lin.

C’était le prince ! Le Pharaon de ses rêves ! Le roi de son cœur et de ses pensées !!

Il avança vers elle, un immense sourire sur lèvres bien dessinées. Au sommet de sa perruque frisée se trouvait la couronne des deux Egyptes mais les larges bras qu’il lui ouvrait étaient ceux d’un homme ordinaire, simplement heureux de pouvoir serrer contre lui celle dont il avait été si longtemps séparé.

- Enfin... murmura Nefret, le cœur au bord de l’explosion.

Elle courut à lui et ils s’étreignirent longuement dans ce silence entrecoupé de rires et de soupirs que ne connaissent que les amants.



*

Manuscrit H

Le surlendemain, le même gris triste colorait le ciel et le cimetière. Quelques semis de fleurs tentaient d’égailler l’endroit mais les longs parterres de buis rappelaient qu’ici, la vie s’était arrêtée pour l’éternité.

Ramsès avança jusqu’à la tombe de son fils.

Une certaine nervosité le tenaillait. Il avait fumé trois cigarettes en chemin déjà mais éprouvait encore le besoin de tirer quelques bouffées. Il garda toutefois ses mains dans ses poches, contractant la mâchoire.

Il ne vit pas Daria alors il s’assit sur un banc à proximité.

Sur la pierre tombale qui lui faisait face, les pétales des marguerites ressemblaient à de grandes paires d’ailes blanches que les fleurs auraient déployées. Beauté immaculée, la marguerite était la fleur des anges.

Ramsès observa ces fleurs en pot. Elles étaient nouvelles. Quelqu’un les avait changées. Ramsès n’en fut pas surpris. Famille ou ami, il y avait toujours une personne pour entretenir la fraîcheur du dernier lit du nourrisson. Mais cette personne n’avait jamais été Daria...

Une hirondelle vint se poser sur la pierre, le détournant de ses pensées.

Elle était jeune et son plumage arborait le même bleu profond que celui que Ramsès avait aimé contempler dans le regard de son enfant.

Il posa les coudes sur ses genoux et sourit.

Les anciens Egyptiens pensaient que les hirondelles étaient des messagères. Elles porteraient l’âme des morts en visite dans leur famille après leur séjour dans les Enfers.

Ramsès ne croyait ni aux esprits ni à la magie mais curieusement, il aimait à penser que son fils se fût changé en oiseau.

L’hirondelle lui rendait son regard attentif et courtois quand la silhouette gracieuse et la démarche ondulée de son ancienne épouse apparurent au bout de l’allée.

Cette dernière était vêtue comme une fille de cuisine, avec un panier pour les courses et les épaules recouvertes d’un vieux châle. Elle avançait vers Ramsès avec son assurance ordinaire et son regard charbonneux. Elle ne paraissait ni cernée ni amaigrie, ni triste ni éprouvée. Malgré sa tenue peu flatteuse, elle était belle et désirable comme au premier jour.

Alors la vérité heurta Ramsès de plein fouet : comédienne et manipulatrice, elle n’avait pas été enlevée à la clinique, elle avait simplement rejoint son maître... Elle travaillait encore pour Sethos, c ’était là l’aveu terrible et silencieux qu’elle lui faisait en approchant.

- Tu m’as tellement manqué, dit-elle les yeux brûlants de désir quand elle fut parvenue jusqu’à lui.

Elle voulut se jeter dans ses bras mais il la maintint à distance.

Ramsès avait peine à le croire. Son hystérie avait donc été feinte dans le seul but fuir avec discrétion... Pourquoi cette machination ? Etait-elle revenue sur ses serments de jeune fille rangée ?

- Que t’arrive-t-il ? questionna-t-elle feignant la surprise.

Elle tendit la main vers sa joue mais il se détourna encore.

- Daria, commença-t-il, comment... ?

Il était trop interdit pour parler.

La jeune femme lui adressa un regard interrogateur bien innocent avant de lui accorder un sourire enjôleur :

- Je savais que tu arriverais avant moi... Je ne suis ni coiffée ni maquillée mais j’ai tout de même essayé de me faire belle pour toi !

Elle dénoua alors son châle et réajusta son corsage qui n’avait nul besoin de l’être. La vue de sa gorge ronde et satinée, largement décolletée, déçut profondément Ramsès. Que faisait-elle à se déshabiller ainsi au lieu de lui expliquer son étrange disparition ? Il avait l’impression de se retrouver cinq ans en arrière, face à une inconnue.

Il serra les poings.

Que Daria crût bon de le charmer comme au premier jour soulignait indubitablement sa défection... ou sa duperie. Avait-elle jamais cessé de travailler pour le maître criminel ? Leur amour, leur enfant, tout cela n’avait-il été qu’une mascarade ?

Au-dessus d’eux, le soleil perça faiblement à travers la couche des nuages, comme pour faire le jour sur ces troublantes révélations.

Ramsès, à qui il ne restait plus rien sauf l’orgueil, répliqua durement :

- Et Sethos, que savait-il, lui ?

Un sourire vaincu glissa sur les jolies lèvres de Daria.

- Lui savait que tu ne resterais pas dupe éternellement.

Le choc fit reculer Ramsès d’un pas. Un froid venu de nulle part l’envahit brusquement. Il avait tenté un coup de bluff et c’était une nouvelle déception. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle avouât tout en le regardant dans les yeux. Il sentait monter en lui la colère et la douleur. Elle ne tentait même pas de lui mentir....

Daria hocha la tête, le fixant de son œil tranquille et souriant tandis qu’il perdait son masque de pharaon.

Ainsi même leur histoire d’amour n’avait été qu’une supercherie, un ordre de Sethos... L’idée qu’il avait été à son insu la marionnette consentante du génie criminel révulsait Ramsès au plus haut point !

Il n’était qu’un idiot !!! Mais il était résolu à ne pas laisser Sethos triompher.

- Je t’écoute, reprit-il, glacial. Quel message viens-tu me porter ? Je suppose que tu n’as pas plus de temps à perdre que moi !

- Tu te trompes, nia-t-elle, d’une voix qu’elle voulait apaisante. Je ne viens pas de sa part.

Ils se faisaient face à quelques pas l’un de l’autre et le soleil perçait à présent un peu plus fort au dessus de la ceinture d’ifs qui bordait l’extrémité est du cimetière.

Une partie du visage de Daria baignait dans la lumière, belle, aimable, sincère, tandis que l’autre restait cachée dans l’ombre, floue, énigmatique, incertaine.

Devant le regard dubitatif que Ramsès lui adressa, elle précisa :

- Si bien sûr, il m’a envoyée te parler mais... je n’ai pas envie de lui obéir, j’ai d’autres choses à te dire...

Ramsès refusa de la croire. Sethos le prenait donc pour un tel imbécile ?

- Pardonne-moi ! s’écria-t-elle soudain en s’agrippant à lui. Je t’aime toujours. Dis-moi que tu m’aimes encore et que tout peut recommencer entre nous !

Elle s’était plaquée contre lui, nouant ses bras derrière sa nuque, poitrine contre poitrine, bassin contre bassin. Elle soufflait le désir à son oreille et dessous ses vêtements, sa peau commençait à partager sa chaleur. Juste l’appel des corps, c’est ainsi que cela avait commencé entre eux... À l’époque, c’était la proximité de la mort qui avait fait céder Ramsès. Aujourd’hui, par ironie du sort, c’était le souvenir de la mort qui le faisait résister.

Il la repoussa calmement.

- Ramsès ! supplia-t-elle, l’œil soudain brillant. Oui, je travaillais pour lui, oui mon rôle était de te surveiller et de t’empêcher de le gêner mais... mon amour était sincère ! Je t’aime vraiment ! C’est par amour que je t’ai épousé !

- Par amour ?

Les mots blessèrent tant Ramsès que les répéter ne l’écorcha pas davantage. Il s’immobilisa pour la fixer avec toute la gravité que ses paroles impliquaient.

- Tu as fait de bien de drôles de choses par amour. Est-ce que l’on étouffe son enfant dans son berceau par amour ?

Daria cessa de s’agripper et adressa enfin son premier regard à la tombe ornée de marguerites.

- Tu es toujours fâché... tu ne comprends toujours pas pourquoi j’ai fait ça, n’est-ce pas ?

Non. Ce genre de choses ne pouvait pas se comprendre. Pas pour les gens sains d’esprit... La folie de Daria était le dernier recours de Ramsès. Son seul espoir de pouvoir un jour lui pardonner ce geste dément si ses sentiments à son endroit étaient sincères.

Malheureusement, elle semblait parfaitement lucide. Et elle se mit à tout raconter si rapidement que Ramsès eut du mal à la suivre.

- Je n’obéissais à Sethos que par crainte. Quand nous sommes revenus de la Montagne sacrée, cette année-là, j’ai décidé de rester près de toi pour toujours. Parce que je t’aimais, parce que tu m’aimais et parce que je savais que cet amour nous rendrait heureux... mais, tu m’as trahie... Tu m’avais juré que tu n’aimerais que moi mais tu as toujours éprouvé quelque chose pour Nefret, n’est-ce pas ? Et quand elle est morte, une part de toi est parti avec elle. Tu n’as plus du tout été le même. Quand je t’ai vu enfin sourire de nouveau, ce n’était pas à moi que ces joies étaient destinées mais à lui... ce petit être bruyant, bavant et gesticulant !

Ramsès était saisi de stupeur. Avait-il commis une telle faute ? Comment avait-il pu abandonner son épouse sans même s’en rendre compte ?

- Tu ne me voyais plus, Ramsès ! cria-t-elle encore, les larmes roulant sur ses joues. Tu ne me touchais plus, je n’existais plus ! Me reprocheras-tu d’avoir voulu réagir ? D’avoir voulu me battre pour toi ? Pour sauver notre amour de ce danger qui le tuait peu à peu ?

- Ce danger ?

Ramsès, qui commençait à ressentir de la culpabilité reçut comme une décharge électrique.

- Daria, tu parles de notre fils ! Ce cadeau de la vie !

Daria, qui se trouvait près de la pierre tombale, recula de quelques pas, le regard méprisant.

- Non... les enfants ne sont jamais une bénédiction, Ramsès ! Ce sont vos prêtres qui disent cela ! Vos prêtres et vos rois qui s’ennuient à mourir dans leurs mariages forcés ! Mais ils vivent dans un joli conte de fées ! Tout autour il y a les pauvres gens et la vraie vie ! Et moi je sais le danger que représentent réellement les enfants !

- Que dis-tu ?!

Ramsès tentait d’avancer vers elle, poussé par le besoin de la convaincre de son erreur, mais elle continuait de reculer, bornée dans ses idées.

- Et tu le sais aussi ! Tu les as vues Ramsès ! Tu les as vues toutes ces femmes que leurs enfants tuaient !

Sa voix tremblait et elle ne cessait de pleurer. Ramsès ne pouvait prétendre que cette émotion-là était feinte.

Oui, Ramsès avait vu. Il se souvenait des cadavres dans les rues étranglées et malodorantes du Caire. Il se souvenait de ces femmes rachitiques, au regard éteint, mortes pour avoir voulu avorter seules. Et il se souvenait de la souffrance de celles qui vivaient, injuriées et battues pour avoir assumé leur grossesse. Pire qu’une maladie, les enfants étaient le fléau des femmes sans le sou et des prostituées. Bien des fois, Ramsès avait entendu Nefret s’auto-flageller de n’être pas assez expérimentée pour pouvoir toutes les aider.

- J’ai dû me débarrasser de tellement d’enfants pour survivre...

Daria se laissa rejoindre et elle enfouit son visage contre le torse de Ramsès. Immédiatement, il la sentit mouiller sa chemise.

- À force on apprend à le faire de plus en plus discrètement et le geste devient presque machinal....

Elle serra fortement le revers de son complet et Ramsès eut l’impression que c’était son cœur qu’elle broyait.

Cependant, il ne concevait pas de la laisser retourner dans ce monde terrible et avilissant qu’elle avait quitté. Nefret l’en damnerait ! Il ne pouvait pas non plus ignorer sa tromperie, sa mère l’en renierait !

- Daria, tu n'es plus une prostituée, tu n’as plus à suivre tes règles de survie !

- Parce que je t’ai rencontré et que tu m’as aimée ! Alors ne me rejette pas. Parce que si tu me renvoies, je ne serais que ça ...

Elle s’accrochait à lui comme à une bouée de secours, le corps secoué de sanglots.

Ramsès ne savait que penser. Il n’avait pas encore pardonné mais lui-même ne tenait-il pas une part de responsabilité dans le malheur qui était arrivé ? N’était-ce pas lui qui avait précipité le mariage ? N’était-ce pas lui qui avait insisté pour avoir un enfant ? N’aurait-il pas dû accorder plus de temps à Daria ?

Il soupira, rongé par le remord. Etait-ce le doute ou la compassion qui s’était insinué en lui ?

Mais, vérité ou mensonge, pardon ou rancune, il n’était pas homme à fuir ses responsabilités !

- Viens, dit-il en la prenant par la main. Je te ramène à la maison.

- C’est vrai ? Tu me crois ? Tu me pardonnes ?!!!

Ramsès évita soigneusement de répondre.

- Si tu veux que je te rende ma confiance, tu vas commencer par me dire tout ce que tu sais des plans de ton ancien maître.

Elle sourit et il durcit la prise de sa main. Si elle choisissait de trahir Sethos, Daria se trouvait en danger et Ramsès ne pouvait pas l’abandonner.

Alors qu’il l’entraînait hors du cimetière, Ramsès grinça des dents. Encore une fois, ses qualités de gentleman lui portaient préjudice !

Ses qualités de gentleman ou un reste d’amour...

*



Les heureuses retrouvailles n’avaient duré qu’un instant. Le visage radieux du prince s’était crispé quand Nefret l’avait appelé par son nom et le cœur de la jeune femme avait cessé de battre la chamade quand le pharaon l’avait vivement repoussée.

Elle ne connaissait qu’un pharaon, Ramsès, le roi dont elle était aimée et cet étranger là lui disait que ce n’était pas lui. Pourtant, elle connaissait son visage et quand il l’avait prise dans ses bras, cela lui avait semblé si parfait !

Le rêve avait tourné au cauchemar, Nefret était mortifiée, perdue, anéantie.

Ne pouvait-elle donc pas même se fier à ses propres sentiments ? S’était-elle trompée de montagne ? Combien de pharaons existaient encore aujourd’hui ?

Ils étaient demeurés face à face, la stupeur de l’un se reflétant dans les yeux de l’autre et Nefret n’avait trouvé qu’une seule question à poser :

- Qui êtes-vous ?

A présent, Nefret se tenait recroquevillée dans un fauteuil, mal à l’aise dans cette fine robe de lin qu’on lui avait fait passer et qui lui découvrait la gorge et les bras. Le pharaon faisait les cent pas dans la chambre et il avait fait appeler deux personnes qui observaient leur invitée, bras croisés, murés dans un silence aussi inquiet qu’inquiétant.

- Ainsi, résuma l’homme qui avait été appelé en renfort, La Grande Prêtresse ne se souvient de rien ?

- Je commence à me souvenir un peu, se défendit Nefret.

- Dans ce cas, peux-tu nous dire qui nous sommes ? interrogea la deuxième personne, une femme, pour sa part.

Nefret n’avait pas choisi la bonne parade.

L’homme, qui avait parlé d’une voix lente et sage, avait un air de ressemblance avec le roi mais semblait plus âgé. Il portait les mêmes bijoux mais rien dans sa tenue ne laissait deviner sa fonction ou ses attributions, excepté sa peau de guépard, teinte en rouge, étendue sur ses épaules au lieu d’être nouée à la ceinture.

Nefret eut alors le flash d’un vieil homme à demi-édenté, vêtu de cette même peau rouge, qui lui enseignait l’histoire, tandis que l’enfant qu’elle était jouait distraitement avec le prince, au dernier rang de la classe.

- C’est à la fin du règne de Natsasen, que nos premiers ancêtres ont commencé à bâtir la cité sainte, pressentant la menace que représentaient au nord, les Romains d’Egypte et au sud, le royaume d’Aksoum !

Nefret, Monseigneur, pouvez-vous répéter ce que je viens de dire ?

- Oui, Murtek, répondait le prince, tu ne cesses de nous raconter les mêmes choses, on la connait par cœur, l’histoire de Natsasen !

- Pas d’impertinence, je te prie, Jeune Seigneur, sinon tu seras privé de tir à l’arc cet après-midi !

- Abruti ! critiquait alors Nefret à mi-voix en donnant un coup de coude à son camarade de classe. Excuse-toi tout de suite ! Je vais m’ennuyer si tu te fais punir !

Ce Murtek, Nefret s’en souvenait, était le plus proche conseiller de Pharaon. Sans doute cet homme au visage mince qui se tenait en ce moment face à la jeune femme occupait-il les mêmes fonctions...



Quant à la dame, elle était tout aussi richement habillée, drapée d’une tunique plus transparente encore que celle de Nefret, de l’or aux oreilles, au cou et aux bras. Sur la perruque tressée de fils d’or qu’elle portait, était fixée une couronne de plumes d’autruches, celle-là même qui couvrait le front de la déesse Hathor, peinte sur le mur juste derrière le pharaon.

Ce dernier, à la question posée, s’était arrêté de tourner en rond, fixant sur Nefret un regard rempli d’espoir. Elle tenta une réponse afin de ne pas le décevoir :

-Je suppose que vous êtes la reine et le Grand Prêtre d’Amon ?

Le pharaon échangea un regard avec la femme puis se laissa tomber sur la chaise la plus proche, poussant un grand soupir.

- C’est inutile, Merenreth, elle ne sait pas ! Je ne comprends pas... On m’avait dit qu’elle serait redevenue elle-même avant d’arriver ici ! Comment cela a-t-il pu se produire ? Comment mes amis ont-ils pu laisser cela se produire ?! Et pourquoi ne sont-ils pas ici, d'ailleurs ?

Il avait la tête dans les mains et ne releva le visage que pour interroger Nefret :

- Où est Ramsès ?

Le cœur de la jeune amnésique se déchira de manière insupportable.

- Je croyais que vous étiez lui... je pensais le retrouver ici...

De nouveau, le silence retomba puis le roi bondit soudain sur ses pieds.

- Djéfaï, Merenreth, elle doit fuir ! Nous devons organiser son retour en Angleterre !

L’homme s’offensa :

- Que dis-tu ?! Tu n’y penses pas ! Il y a trop de prêtres dans la montagne. Si jamais le conseil apprend que tu as conspiré...

- Je refuse de la voir mourir ! Regarde-là, Djéfaï ! As-tu oublié, toi aussi ? Serais-tu donc prêt à la sacrifier ?

L’homme jeta un regard à l’intéressée et Nefret vit son œil se troubler, briller... il y avait tant de visages dans les songes de Nefret... se remémorait-elle un certain Djefaï ?

- Non, bien sûr que non, pas la fille du pédagogue...

- Il nous reste peu de temps avant la cérémonie, déclara sobrement la reine ( qui avait hoché la tête sans toutefois nier quand Nefret l’avait désignée de la sorte). Mais Nefret se souvient de la langue des premiers hommes et la Montagne l’a appelée. Confie-la moi, Tarek. Je pense que je peux la sauver, du moins en apparence.

- Tu en es sûre ?

Elle observa attentivement Nefret. Elle avait un visage rond parfaitement symétrique qui dégageait beaucoup de noblesse. Ses yeux, soulignés de khôl, reflétaient l’intelligence. Son port était royal et même lorsque qu’elle se tenait silencieuse, immobile dans un coin de pièce, sa présence se faisait imposante.

Elle plissa les yeux et un sourire confiant (quoiqu’un peu moqueur) fendit ses lèvres peintes à l’ocre.

- Par Isis, je ne pense pas échouer mais en cas de besoin, j’ai souvenir que Nefret réagit particulièrement bien à la piqûre du scorpion...

Nefret s’en inquiéta mais le pharaon au contraire parut profondément soulagé.

- Bien sûr ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ! Merenreth, tu es la meilleure ! Père a bien eu raison de faire de toi ma première !

Dans un élan d’affection, il embrassa vivement son épouse puis il se jeta sur Nefret et, la saisissant par la taille, la fit tournoyer dans les airs :

- Tout espoir n’est pas perdu, alors ! Nefret, je te confie aux bons soins de notre sœur ! Tu peux faire confiance à Merenreth ! Elle nous a toujours soutenus et je sais qu’elle nous sauvera encore !

Il la reposa à terre et, la gardant dans ses bras, caressa sa joue.

- Tu te souviendras rapidement, tu verras !

Son visage affichait à présent un sourire lumineux. Nefret, que la joie du prince avait à son tour égaillée, répondit à son sourire. Ce beau sourire qu’elle avait vu plusieurs fois en rêves. Alors le regard de Tarek s’attendrit et, dans un geste spontané, il lui baisa le front, le nez et la bouche.

- Je suis heureux de te retrouver, confia-t-il.

Nefret ne répondit pas, toute troublée de ce baiser volé.

- Mais tu ne l’as pas encore retrouvée ! intervint Merenreth, l’air semi-autoritaire, en prenant Nefret par la main. Pour ça, il va falloir prendre ton mal en patience et me laisser faire ! Et comme je te sais être un horrible impatient, je commence tout de suite !

Sur ces mots, elle tira Nefret à sa suite et les deux femmes quittèrent la chambre.

*



Manuscrit H

Personne ne fut très heureux de voir Daria entrer dans le salon de jeux de Chelfont House.

Sous le lustre vénitien à six bras de lumière en verre de Murano, les visages d’Evelyn, Walter et Lia ne paraissaient pas très lumineux. Eux n’accepteraient sans doute jamais l’explication de la vie miséreuse des prostituées du Caire.

S’ils s’en tinrent à la plus stricte des politesses, la mère de Ramsès se lança pour sa part dans un chapelet de remontrances et son père quitta tout bonnement la pièce en jurant. Il ne revint assister au conseil de guerre que parce que le salon de jeux était la seule pièce de la maison dans laquelle Evelyn l’autorisait à fumer.

- Et pourquoi croirions-nous tout ce que vous allez nous dire sur Sethos ? Quels gages de bonne foi avez-vous à nous offrir ? questionna la mère de Ramsès, impitoyable après que Daria eut rapporté qu’elle se rangeait définitivement à leurs côtés.

- Si vous acceptez de me croire, vous préserverez l’un des plus inestimables trésors d’Egypte. Si vous refusez, il vous suffira de confronter mes révélations au point de vue des prêtres de la Montagne sainte. Vous saurez alors que j’avais raison mais il sera trop tard, Sethos aura déjà tout pillé...

- De quel trésor parlez-vous ? interrogea le père de Ramsès que le sujet intéressait de trop pour bouder plus longtemps.

Alors Daria révéla tout. À la surprise générale, elle indiqua connaître l’existence de vieux temples au Gebel Barkal et du trésor que renfermaient leurs portes inviolées depuis l’interdiction du paganisme par la Rome antique en 381. Pour Sethos, elle avait volé des codes secrets aux Nubiens et...

- Le croquis dans mon annuaire de hiéroglyphes... murmura Ramsès.

- Oui, acquiesça Daria. Le maître avait fait diversion en vous attirant en Egypte, sur la piste du sarcophage de Toutankhamon. Cela n’avait pas entièrement fonctionné mais par chance, tu étais allé enquêter avec Nefret à Londres. J’ai donc pu fouiller tes papiers à loisir...

- Le trésor de Toutankhamon était donc bien simplement un leurre ! s’écria Emerson.

Daria sourit.

- Oui et non. Il vous a bien envoyé un faux trésor mais il a réellement découvert la tombe...

- ENFER ET DAMNATION !!!!

Il y eu un craquement sec et la pipe du père de Ramsès tomba à terre, coupée en deux morceaux, répandant ses cendres sur tout le tapis. Evelyn fit semblant de ne rien voir, ce n’était pas le moment de faire un reproche à son beau-frère...

- Rassurez-vous, il n’a pas eu le temps de tout extraire. Il a rebouché temporairement l’entrée pour s’occuper du trésor du Gebal Barkal dont il a fait une priorité – je ne sais pour quelle raison, d’ailleurs ! - mais il y a eu un éboulis et à présent, il faut tout recommencer. Je peux vous indiquer l’endroit, si vous voulez, pour que vous puissiez passer avant lui...

L’idée était tentante mais Ramsès pensa que les priorités de Sethos devaient devenir celles des Emerson.



- Je considère cela comme un dû pour vous amender, mademoiselle, répondit Emerson, le regard perçant. Cependant, il ne faut pas nous disperser. Le trésor du Gebel Barkal est à présent également notre priorité.

- Comme vous désirez, répondit Daria très docilement.

Elle croisa ses mains sur ses genoux, attendant la prochaine question.

La mère de Ramsès, qui l’examinait avec des yeux de prédateur changea légèrement de position sur sa chaise et déclara :

- Vous avez dit que Sethos était sur le point de voler le trésor. En admettant que nous partions ce soir pour le Soudan, nous n’arriverons jamais à temps. Pourquoi alors nous révéler tous ses projets si c’est peine perdue ?

La question de sa mère recoupait les pensées de Ramsès depuis ses révélations dans le cimetière. Quelle information Sethos avait demandé à Daria de venir récupérer ? Lui avait-il ordonné de les orienter sur une mauvaise piste ?

- En réalité, le succès ou l’échec de son projet dépend entièrement de vos agissements, précisa Daria. Voilà pourquoi mon rôle était de te surveiller, ajouta-t-elle à l’intention de Ramsès. Pour réussir, le maître a besoin d’une clé... et il espère que vous allez la lui apporter sur un plateau !

En entendant ces mots, le père de Ramsès bondit de rage. Et à juste cause ! La principale raison pour laquelle les Emerson détestaient à ce point leur grand rival venait de la propension de son arrogance : Sethos avait tendance à croire qu’il pouvait manipuler les Emerson à sa guise. Et il ne se privait jamais d’essayer !

- Quelle clé ?

Tout le monde posa la question en même temps avec la même fureur dans la voix. Daria, encerclée au milieu du salon de jeu, se tassa sur elle-même, intimidée par la férocité de ses assaillants.

- Vous ne le devinez pas ? Cela fait pourtant plusieurs années qu’il cherche à l’attirer en Egypte... Et pendant que vous la recherchiez sur les cinq continents, ces dernières années, lui faisait en sorte qu’elle reste introuvable pour l’utiliser à volonté.

Ramsès faillit lâcher sa tasse de thé. Il allait de révélations en révélations ces derniers temps ! Ainsi Sethos avait besoin de Nefret ?

Personne n’attendait cette réponse.



- Nous devions mettre la main sur elle avant que les prêtres nubiens ne viennent la chercher pour leur cérémonie, reprit-elle comme s’installait un silence dérouté. Nous avions fait croire à ce stupide Percy qu’un prince ottoman voulait l’acheter pour son harem et devions la récupérer après-demain mais elle s’est enfuie.

Elle se tut et adressa à la famille un regard explicite qui fit scandaleusement réagir.

Tout le monde parla en même temps, dans un joyeux capharnaüm où aucune réponse ne fut donnée deux fois :

- Elle n’est pas venue !

- Nous ne l’avons pas vue !

- Elle est en lieu sûr !

- Nous l’avons cachée chez une cousine !

- Nous ne vous dirons pas où elle est !

Le discrédit ne frappant que les personnes qui se soucient de leur réputation, aucun Emerson ne rougit de son mensonge devant Daria.

Cette dernière accepta toutes les réponses avec un sourire amusé.

- Je sais qu’elle est venue à Amarna House. Je ne vous demande pas de me la livrer, je dois simplement vous informer de ne pas la laisser repartir avec le Nubien qui doit venir la chercher.

- Pourquoi ? interrogea Emerson avec étonnement.

Daria, qui était loin d’être bête, avait dû comprendre la raison de cette question. Elle jeta un coup d’œil étrange à Ramsès avant de répondre :

- Disons que, si les Nubiens retrouvaient Nefret avant que le maître ait eu le temps de lui parler, cela lui serait fâcheux...

- Alors tant mieux ! s’exclama gaiement Emerson. A présent, dîtes-nous où LUI se trouve en ce moment, car si nous avons réussi à gagner un peu de temps en le contrariant, il serait judicieux de mettre cette opportunité à profit...

*
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyDim 26 Aoû 2012 - 17:00

LE CHANT DU HARPISTE

- Partie 3 -





Nefret passa la semaine en compagnie de Merenreth, la Grande Epouse royale.



Première épouse de Pharaon, elle était la première femme de la cité. Comme un ministre, elle détenait un rôle politique, et dirigeait les intendants du palais. Les gens marquaient beaucoup de déférence lorsqu’ils s’adressaient à elle. Redoutée pour sa puissance et respectée pour son intelligence, ses sujets ne manquaient ne pas de faire la courbette à son passage et leur regard était toujours honnête.

Chose étrange pour les mœurs occidentales, son corps, qu’elle avait harmonieux et très féminin ne suscitait aucune concupiscence bien qu’elle allât souvent peu vêtue.

Nefret trouvait cela fascinant.

Mais elle-même n’était pas autorisée à expérimenter la chose car elle était la Grande Prêtresse, la Servante d’Isis, celle dont nul n’avait le droit de voir le visage. Si bien que, là où Merenreth se contentait d’une tunique si fine qu’elle en était transparente, Nefret devait cumuler les superpositions de voiles jusqu’à disparition complète de sa peau.

Cette sensation d’étouffement, d’emprisonnement, d’injustice à être cachée aux yeux de la société, Nefret s’en souvint rapidement. Mais elle se tut car elle avait encore beaucoup de choses à se remémorer.

En privé, Merenreth se montrait amicale et bienveillante. Elle était la sœur ainée, « la petite mère » comme tous les enfants royaux l’appelaient autrefois. Elle raconta à Nefret tous ses souvenirs et guida la jeune amnésique dans la compréhension des siens. Mais lorsqu’il était l’heure de faire travailler la Prêtresse sur le rôle qu’elle devrait jouer prochainement, la reine se montrait intraitable. Chaque faux pas, chaque hésitation, chaque oubli dans le cérémonial donnait lieu à une remarque cinglante et la répétition du mouvement depuis le chant initial.

Merenreth savait ce qu’elle faisait et à la fin de la semaine, la mémoire de Nefret avait progressé beaucoup plus rapidement qu’au cours des cinq dernières années.

- ça ne sera pas suffisant, annonça la reine d’un ton sec l’avant-veille de la cérémonie, alors que le roi était venu demander un compte-rendu.

Ils se trouvaient tous les trois dans les appartements privés de la Grande Epouse royale. En intimité, elle avait retiré sa perruque et s’occupait à brosser ses longs cheveux noirs. Nefret était assise en tailleur sur le lit, docilement enfermée sous ses voiles. Seul le roi avait conservé ses attributs royaux parce qu’il était le pharaon et qu’il n’avait pas le droit de s’en séparer.

- Tu ne te souviens pas des prières ? s’inquiéta Tarek.

- Si, contredit Nefret, bras croisés, regardant par la fenêtre d’un air buté.

Il régnait dans la chambre une atmosphère tendue. Tarek le remarqua immédiatement.



- Vous seriez-vous disputées ?

- Non, aboyèrent conjointement les deux femmes.

Tarek éclata d’un rire heureux.

- Vous vous êtes disputées !! C’est comme avant !! C’est parfait !!

- Non, cela n’a rien de parfait ! riposta Merenreth avec agacement. Figure-toi que « Nefret aux bonnes idées » trouve ridicule de « chanter et danser dans un état de transe ( qui lui donnera la migraine durant plusieurs jours !) pour un simulacre de manifestation religieuse aboutissant à un résultat choisi depuis longtemps ».

Nefret soupira furieusement.

Oui, c’était ce qu’elle avait dit et elle en pensait chaque mot ! Et fou était celui qui ne partageait pas son avis !

- Mais enfin, Nefret, en quoi cela te dérange de passer tes fonctions ? s’impatienta Merenreth. Tu n’appartiens même plus à notre peuple !

Nefret se tourna vers elle avec défi et, à travers son voile, planta ses yeux myosotis dans l’intensité noire qui la fixait sévèrement.

- Cela me dérange parce que, grâce à tes efforts, ma sœur chérie, je me souviens !

Oui, Nefret se souvenait. De son enfance, de Tarek, de la vie heureuse qu’elle avait longtemps menée dans la cité sainte. Par là-même, Nefret se souvenait des anciens dieux. Et plus que jamais, elle se sentait fidèle à Isis ; Or, Nefret ne souhaitait pas la tromper... ce qu’elle ferait pourtant en désignant sa succession. Car la prêtresse qui devait la remplacer était loin d’être aussi dévouée !

- Et cette Ensémekhtouès est d’une incompétence désarmante ! s’emporta-t-elle. ça m’a donné le hoquet de la voir en prière ! Et Ahmès m’a dit qu’elle était la fille du prêtre Enmoutef, celui qui a été répudié ! Comment pouvez-vous la laisser nommer ?! Tarek, si tu veux mon avis, cette fille n’est qu’une parvenue qui veut le statut de Grande Prêtresse juste pour les faveurs royales qu’elles lui accorderont !

Nefret bouillonnait de rage. Elle trouvait cet arrivisme inacceptable ! Face à elle, Tarek la regardait avec de grands yeux ronds, bouche bée, semblable à un poisson du Nil particulièrement stupide.

Il bégaya quand il tenta de parler :

- Es-tu.. es-tu en train de dire... que...

- Que j’ai décidé de ne pas le faire, exactement ! annonça-t-elle avec l’assurance de celle qui était maîtresse de son pouvoir. Je ne désignerai pas la nouvelle Grande Prêtresse ! Pas demain, pas celle-là !

*



Manuscrit H



Le train qui reliait le Caire à Assouan était bondé et Ramsès n’avait jamais été aussi impatient d’arriver à destination.

L’arrivée au Caire avait été difficile.

En ce début juillet, la saison touristique commençait durement. Sur les rives subitement grouillantes du Nil, Les bateaux de plaisance remplaçaient les felouques de pêcheurs, les abords des grandes pyramides se couvraient de casques coloniaux, d’ombrelles et de bras blancs, les rues principales de la capitale troquaient leurs femmes voilées et leurs charrettes à âne contre des sièges à porteur, des taxis et des drogmans en commission.

L’Egypte ne s’appartenait plus ; d’Alexandrie jusqu’à Louxor, la quiétude et l’amabilité des paysans autochtones étaient balayées par la nervosité et la suffisance des grands bourgeois européens. Près des temples, les messieurs chassaient à coups de canne les enfants des rues qui réclamaient un bakchich et les dames traitaient mieux leurs chameaux que leurs guides.

Fort heureusement, ce qui ne changeait pas en Egypte durant la haute saison était l’odeur sucrée des dattes dans les palmiers, la chaleur sèche du vent du désert et la splendeur du ciel embrasé quand le soleil se couchait derrière les dunes.

Ramsès songeait à tout cela, tassé entre son père et un jeune couple (probablement en voyage de noces) dans un wagon de deuxième classe parce que le train était bondé et que les Emerson n’avaient pas pu réserver à temps leur compartiment privé habituel.

La chaleur étouffante qui régnait dans cette voiture bruyante, l’absence de confort de la banquette de bois et le filet à bagages qui était fixé bien trop bas n’empêchaient pas Ramsès de réfléchir.

Evelyn et Walter étaient restés en Angleterre afin de surveiller Daria. David et Lia avaient été du voyage jusqu’au Caire où ils devaient se renseigner sur le récent passage du maître criminel.

C’est donc seuls que Ramsès et ses parents traversaient l’Egypte jusqu’au Soudan, guidés par un seul objectif : arrêter Sethos !

Ils étaient encore loin de leur but mais leur redoutable ennemi lui, était juste à côté. Ramsès Arriverait-il à temps ? Car si le génie criminel avait su voler leurs secrets aux Nubiens, duper les Emerson et exploiter l’amnésie de Nefret, il paraissait évident qu’il n’avait pas laissé sa précieuse « clef » s’envoler dans la nature.

Cette vérité avait été une nouvelle épreuve pour Ramsès ; elle avait révélé une nouvelle horreur, une nouvelle déception : Daria n’était pas venue s’assurer que Ramsès ne livrerait pas Nefret à Tarek, elle était venue s’assurer qu’il ne se lancerait pas de suite à sa poursuite...

Le poing de Ramsès serra l’accoudoir à l’en faire grincer.

Encore une fois, Sethos l’avait manipulé ! Le génie criminel avait sciemment placé Daria sur la route de son ancien époux pour le ralentir. A l’heure qu’il était, l’insaisissable panthère devait déjà avoir persuadé Tarek de la laisser fouiller les anciens temples en compagnie de la Grande Prêtresse.

Mais il était hors de question de la laisser faire !

Plus que jamais, Ramsès était décidé à arrêter son ennemi. Plus que jamais, il souhaitait mettre terme final à toutes les exactions du brigand et du meurtrier. Car il le tenait pour premier responsable de la mort de son fils, cet enfant qui n’avait été un pion dans son jeu, une innocente victime de ses cupides ambitions.

Ses parents ne l’accompagneraient pas dans les ruines, ils se contenteraient d’assister à la cérémonie nubienne et veilleraient sur Nefret. Ramsès ne leur en avait pas touché mot afin de ne pas les inquiéter mais il n’avait pas l’intention de se battre contre le maitre criminel à mains nues...

Ce qui se passerait dans les anciens tombeaux ne regardait que Ramsès, il n’avait plus rien à perdre, Sethos lui avait déjà tout retiré.

Il regarda par la fenêtre et, de l’autre côté du Nil, aperçut un faucon qui, après un vol stationnaire, plongeait soudain au sol, traquant sa proie...

C’était ce que s’apprêtait à faire également Ramsès. Ce serait son combat, sa justice, sa vengeance... quel qu’en serait le prix.



***

De l’autre côté du Nil, un rapace qui surveillait le sol depuis les airs plongea subitement et remonta dans le ciel, son dîner entre les serres.

- Il a réussi ! s’exclama Violet, en battant des mains.

- Bien sûr qu’il a réussi ! répliqua Percy, un sourire approbateur flottant sur les lèvres. Nous sommes en Egypte ! Et son sol est riche... très riche...

Dans le meilleur compartiment de première classe, Percy, Philip et Violet voyageaient du Caire jusqu’à Assouan, sur la trace des Emerson.

Percy jubilait, impatient.

Dans peu de temps, il serait incommensurablement riche. Sa tante l’avait toujours méprisé mais elle le sous-estimait !

La fuite de Nefret l’avait placé dans une affreuse position vis-à-vis du sultan ottoman mais une faveur du destin lui permettrait très prochainement de récupérer à la fois son épouse et un joli tas d’or !

Car il avait fait une découverte incroyable ! Après avoir cherché Nefret chez sa tante, il avait surveillé tous les faits et gestes de la famille et surpris une conversation passionnante : il existait un trésor caché sous une montagne du Soudan et seule Nefret pouvait y conduire.

Avec le lavage de cerveau que Philip lui avait fait subir, la jeune femme n’accepterait jamais de guider les Emerson vers le butin. Son tendre et légitime époux en revanche... et si elle résistait, un petit laïus sur les devoirs conjugaux et l’accomplissement de la volonté de Dieu achèverait de convaincre cette ancienne religieuse devenue incroyablement stupide.

En tout état de cause, le trésor n’appartenait pas plus aux Emerson qu’à des sauvages noirs à demi-nus, et Percy comptait bien réclamer sa part du magot !



***

Dans le wagon restaurant, Daria tamponna délicatement sa lèvre supérieure du bout de sa serviette.

Il lui fallait encore de l’entrainement mais elle avait gagné en grâce et en élégance depuis quelques temps. Elle ne ressemblait pratiquement plus à la fille racoleuse et voluptueuse qu’elle avait été jadis !

Ramsès serait bientôt très fier d’elle et leur amour pourrait de nouveau brûler aussi fort qu’avant.

Il ne semblait pas lui avoir totalement pardonné mais Daria savait que c’était uniquement parce qu’il avait l’esprit encore préoccupé par sa sœur.

Cela ne durerait pas. Les Nubiens devaient se charger de régler définitivement le sort de leur ancienne prêtresse.

Voilà pourquoi Daria n’avait rien dit à Ramsès quant au danger que courait Nefret auprès du peuple de la Montagne sainte. Daria avait échappé à la vigilance de ses gardiens pour s’assurer que les événements prendraient bien la tournure qu’elle leur voulait : Ramsès devait faire son deuil de Nefret, quoi qu’il en coûte !

C’était égoïste mais là où elle avait grandi, Daria avait appris à ne pas faire de sentiment : La jolie Mrs Peabody était un obstacle à son amour !

Elle ne pouvait pas la laisser tout gâcher. Et cette fois, Daria ne laisserait rien au hasard : elle ferait ce qu’il fallait. La survie de son couple en dépendait !



*



Nefret avait regagné sa chambre et les suivantes qui l’avaient couchée s’étaient retirées. Toutes les lampes avaient été soufflées et le ciel étoilé se discernait par morceaux à travers les lattes de bois qui barraient la fenêtre.



La montagne était silencieuse, le sommeil de ses occupants était paisible. Mais Nefret ne parvenait pas à dormir.

Elle se souvenait !

Comment sa mémoire lui était-elle revenue, à quel moment, elle n’aurait su le dire. Mais à présent elle se souvenait. Et la remarque que lui avait faite Merenreth l’avait blessée :

« tu n’appartiens même plus à notre peuple ».

Comment avait-elle pu dire cela alors que Nefret se souvenait ? Elle aimait cette montagne, elle aimait ses habitants, elle aimait son roi... elle était de retour chez elle et n’avait pas envie de repartir. Merenreth l’avait-elle compris ? Tarek, l’avait-il compris ?

Il y eut un bruissement de porte et les suivantes qui dormaient à même le sol quittèrent immédiatement la chambre. Dans son lit, Nefret se redressa, se couvrant de son drap, elle qui ne devait se montrer à personne.

- Qui est-là ? demanda-t-elle, distinguant, à travers le tissu, une grande silhouette qui approchait d’elle, la lueur d’une lampe à huile près de la main.

- C’est moi, annonça la voix de Tarek, je voudrais te parler.

- Au beau milieu de la nuit ? Amon sera fâché si notre discussion te fait rater la cérémonie de son lever au petit matin !

- Il ne se fâchera pas. Ça concerne Isis ! Il faut que tu participes à cette cérémonie de demain ! Après, tu seras libre !

Nefret baissa la tête et pinça les lèvres.

- Je ne peux pas désigner Ensémekhtouès, répéta-t-elle avec obstination. Tant que je n’aurai pas vu de prêtresse digne et compétente, je resterai la Sa première Servante ! Je ne peux pas L’abandonner ! Même si toi et moi attendons ce jour avec impatience...

Elle se tut, se remémorant leurs serments d’amour jadis échangés.

Sa vie était ici, auprès de Tarek, elle s’en souvenait.

- Nefret....

- Je suis désolée. Nous allons devoir encore patienter... mais comme nous serons heureux après !

- Nous serons heureux ? De quoi parles-tu ??

La question lui transperça le cœur comme une flèche bien décochée.

Elle releva la tête et quand son regard se heurta à l’opacité du drap, elle pesta de ne pouvoir plonger ses yeux dans ceux de son amant.

- De nous Tarek ! Je parle de nous ! s’écria-t-elle avec colère.

Et cédant à une pulsion de son cœur, elle se jeta dans ses bras. Le drap la gênait alors elle s’était élancée dans le vide, à l’aveuglette, sachant d’instinct que son prince serait là pour la rattraper... il l’accueillit dans ses bras et elle se pressa fortement contre lui.

- Je resterai Grande Prêtresse jusqu’à ce que tu montes sur le trône et après, tu me délivreras, as-tu oublié ?

Tarek qui avait refermé ses bras sur elle, se raidit subitement. Il garda le silence un instant, un terrible instant, puis, s’attendrissant, baisa le drap qui la couvrait, sur le sommet de sa tête avant de la serrer de nouveau contre lui.

- C’est donc ça... Oui, je me souviens, c’était un joli rêve, murmura-t-il, nostalgique. Mais ta mémoire reste confuse. Il y a certaines choses dont tu ne sembles pas encore te rappeler...

Nefret frissonna.

Quelles choses ? Tarek était-il revenu sur ses serments ? Avait-il juré son amour à une autre ?

- Que fais-tu de la promesse faite à ton père ? questionna-t-il. Que fais-tu de Ramsès ?

Il la repoussa doucement et ne conserva de leur union que leurs mains jointes... en signe d’amitié.

Nefret sentit son estomac se retourner. Tarek était-il en train de lui dire que leurs rêves d’enfants avaient changé ?

- Je ne me souviens pas de mon père, répondit Nefret avec douleur. Et je ne sais toujours pas qui est Ramsès. Mais je m’en moque ! avoua-t-elle en cherchant à se rapprocher de nouveau de lui. Je suis lasse de chercher et je n’ai plus besoin de le savoir !

- Ne dis pas ça ! C’est Ramsès que tu es venue chercher ici, pas moi !

Il pressa ses mains avec gentillesse mais Neffret fronça le sourcil. Elle voulait son amour, pas sa compassion !

- Peu importe ! opposa-t-elle. Je me souviens de ma vie d’antan et cela me suffit ! Peut-importe si je me souviens pas de l’époque de l’Angleterre. Les derniers mois que j’y ai passés ne m’ont pas rendu heureuse. C’est la volonté d’Isis si je suis revenue, je le sais !

Elle pressa à son tour les mains de Tarek.

- C’est ici que je veux vivre. Avec toi, comme avant !

Elle le sentait hésiter, repousser son amour et elle ne comprenait pas sa réaction. Où s’étaient envolés leurs rêves ? N’était-ce pas lui qui l’avait embrassée quand elle était revenue ? Ou bien cela ne signifiait-il rien pour lui ?

Elle pensait éprouvait de forts sentiments pour un dénommé Ramsès mais c’était le visage Tarek qu’elle voyait quand elle visualiser ces sentiments. C’était vers lui que les signes l’avaient guidée. Elle ne pouvait pas se tromper !

Il l’attirait : son cœur depuis toujours et son corps de femme, à présent, qui se troublait quand il la touchait. Le savait-il ?

Leur amour était voulu des dieux. Elle ne pouvait le laisser l’ignorer plus longtemps.

Lâchant ses mains, elle se recula et fit lentement glisser le drap qui la dissimulait.

A la lueur de la lampe à huile, les yeux de Tarek s’écarquillèrent.

- Que fais-tu ?

- Je ne veux plus servir Isis, répondit-elle en quittant son lit.

Elle marcha jusqu’à la jarre qui contenait l’eau pour ses ablutions et se lava les mains.

- ... Je veux te servir, toi !

Elle fit brûler de l’encens et versa un verre de vin qu’elle porta à la statuette de sa déesse, nichée dans un coin du mur, près de la porte.

- ... T’appartenir, comme nous nous l’étions promis...

Elle s’approcha ensuite de sa table de beauté, plongea le doigt dans l’onguent de myrrhe et, se démettant de son vêtement de nuit, se marqua le cou, la poitrine et le ventre avec des incantations magiques.

-... Sans masque, avec le cœur et le corps dans cette vie et dans les cieux...

Puis elle revint vers Tarek sur le front duquel elle traça encore d’autres signes.

- ... sous le regard et la protection des dieux !

Elle joignit leurs mains et posa ses lèvres sur les siennes pour achever le rituel mais Tarek ne scella pas le baiser.

- Non, dit-il en la repoussant. Nous ne pouvons pas ! Tu ne te souviens pas !

Il l’avait juste un peu éloignée de lui mais ses mains étaient encore sur elle et elle sentait qu’il luttait contre lui-même.

- Pourquoi ? questionna-t-elle, blessée en se collant de nouveau à lui. Je t’aime et tu m’aimes !

- Oui, je t’aime mais toi, es-tu certaine de m’aimer ? Ton père et Ramsès... ce que tu as promis ne compte donc pas ?

-Tu as promis que tu ferais de moi la Grande Epouse d’Amon : la favorite parmi les favorites. La seule que tu aimerais devant les dieux...

- Mais si Ramsès vient te chercher ?

Nefret prit son visage entre ses mains.

- Accomplis tes destinées sur Terre et ne te tourmente pas , récita-t-elle, d’une voix cajolante. Cette dame qui est dans ton cœur est douce et elle est à tes côtés (...). Ne fâche pas ton cœur de tout ce qui devient !**

- Nefret...

- Telle est la Volonté d’Isis ! Entends sa voix et laisse le harpiste te fredonner sa chanson.



Cette fois, il ne refusa pas son baiser. Alors il la porta jusqu’au lit où la passion des deux amants supplanta bien vite la solennité de la divine union.



A suivre...



* Deir el Medineh : village des artisans à proximité de la Vallée de rois.

** temple funéraire d’un pharaon de la XIè dynastie

*** texte de la tombe d'Inherkhâou, à Deir el-Médineh.
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyMer 17 Oct 2012 - 23:19

Chapitre 22 : Willoughby Forth



Les deux corps reposaient dans le lit de la prêtresse, enlacés, éreintés, encore emprunts de l’odeur de l’autre. Pharaon avait posé sa tête sur le ventre de sa favorite et était tombé dans un doux sommeil. La Grande Prêtresse ou plutôt celle qui était devenue la Grande Epouse d’Amon somnolait....



... Le soleil chauffait les deux bustes d’Isis qui trônaient, en colosses, devant la porte monumentale, à l’entrée du temple. C’était l’heure du déjeuner et les prêtres, vêtus de couleurs chatoyantes, remontaient en procession, à travers les différentes cours, afin d’aller nourrir la statue de la déesse.

En sens inverse, en provenance du sanctuaire, un défilé de novices quittait la demeure divine. Il était ouvert par la Grande Prêtresse d’Isis en personne tandis que le Grand Prêtre d’Isis fermait la marche, accompagné du Grand Prêtre d’Aminrê et de six des dix membres du Conseil des Prêtres.

Occupés à psalmodier, les officiants croisèrent le groupe de jeunes filles sans les regarder. Ces dernières, en recueillement, ne levèrent pas davantage la tête, sauf l’une d’elles qui ralentit le pas et étudia attentivement le contenu des plateaux qu’ils portaient. Son ventre gargouilla au fumet merveilleux que dégageait un mouton rôti.

- Nefret ! l’admonesta le Grand Prêtre d’Isis, dans un sévère chuchotis.

La jeune fille reprit aussitôt sa position dans le rang mais non sans tirer imperceptiblement la langue à son vieux professeur édenté.

Quatre heures d’examen, c’était long ! Etait-ce de sa faute si, à présent, elle avait faim ?

Finalement, on parvint à l’entrée du temple et la Grande Prêtresse s’effaça juste avant de franchir les pylônes, sa fonction ne l’autorisant pas à s’éloigner davantage du bâtiment religieux. Elle fit ouvrir les portes pour les fillettes et c’est un brouhaha d’acclamations qui les accueillit.

Alors les jeunes disciples oublièrent la déesse et s’élancèrent en criant, riant ou pleurant, dans les bras de leurs proches, famille ou amis qui étaient venus les attendre, tous impatients de savoir qui la Déesse allait choisir comme prochaine Grande Prêtresse.

Attendue par personne, Nefret quitta rapidement le quartier religieux. Tiraillée par son estomac gémissant, elle passa par le verger du palais en quête de quelque fruit. Des jardiniers étaient justement en train de faire la récolte des figuiers, aidés dans leur tâche par des babouins dressés pour la cueillette. Nefret n’eut qu’à tendre la main vers l’un des singes pour obtenir une petite collation sucrée.

Puis, les jardins royaux dans le dos, elle descendit habilement les escaliers, creusés dans la montagne et gagna l’allée des sphinx. Celle-ci marquait la transition entre le domaine des dieux et celui des hommes. Et dans la ville haute, se trouvait la maison d’un homme que Nefret aimait plus que tout :, Will Forth, son père.

Partagée entre le palais et le Temple, l’enfant voyait fort peu son père, avec lequel elle n’était pas autorisée à vivre. Et aujourd’hui, elle avait une bonne nouvelle à lui communiquer : Pharaon allait bientôt désigner la Première Epouse de Tarek ! Pour être certaine de figurer sur la liste des candidates, Nefret venait volontairement d’échouer à la cérémonie de la présentation à la déesse. Aucune chance de devenir reine, en effet, si elle était choisie pour devenir la prochaine Grande Prêtresse d’Isis !

Son père, contrairement au roi, n’avait jamais approuvé l’entrée de sa fille dans le temple de la déesse. Sans doute préférerait-il la voir devenir reine, lui ainsi. Ainsi, il serait autorisé à s’installer lui aussi au palais et comme ils seraient ensemble, Tarek, Nefret et lui !

Usuellement, la Cité sainte ne mélangeait pas ses habitants. Les nobles vivaient dans les beaux quartiers, les artisans et les paysans s’entassaient dans les appartements de la ville basse et les fonctionnaires d’état logeaient dans le quartier des affaires, à proximité immédiate du palais royal. Pourtant, l’un des huit précepteurs des enfants royaux jouissait d’une faveur inédite. Simple conseiller à la Cour, ne possédant même pas le titre de « vizir », Pharaon avait malgré tout accordé au père de Nefret une petite villa au sein du quartier riche. Sa fille n’en avait jamais compris la raison mais cela arrangeait ses affaires puisqu’ainsi elle était autorisée à quitter le palais occasionnellement pour venir le visiter.

La maison de Willoughby Forth fut bientôt en vue, reconnaissable à la lunette astronomique qui trônait sur son trépied, sur la terrasse du toit.

La demeure était moins somptueuse que celles des voisins car elle ne possédait ni de hangar à chars, ni de chapelle particulière mais la résidence était tout de même munie d’un bassin d’agrément, de quelques pieds de vigne et disposait d’une famille de serviteurs.



Nefret traversa la maison jusqu’au cabinet de travail de son père. Mais ce dernier ne s’y trouvait pas. La jeune fille y fit pourtant quelques pas. La pièce était remplie d’objets insolites que l’explorateur avait apportés avec lui du monde par delà le désert ou bien qu’il avait fabriqués ici. Son père les disait précieux mais Nefret n’en trouvait pas toujours l’utilité comme ces deux aiguilles montées sur ce socle de verre qui marquaient l’écoulement du temps de façon bruyante et agaçante ! ou ces sortes de sandales fermées qui, loin d’aider à la marche, faisaient plutôt mal aux pieds !

Ce jour là, une grande feuille de papyrus se trouvait déployée sur le bureau. Elle représentait la montagne sainte, l’Egypte et même les terres lointaines où était né le père de Nefret ! Le tout était annoté de flèches, de tracés, de chiffres et de commentaires, dans une langue que Nefret ne connaissait pas.

-Tu sais ce que c’est ? interrogea la voix de son père qui venait de surgir dans son dos.

Il s’était exprimé en anglais, comme à son habitude, car il ne souhaitait pas que sa fille usât d’un autre langage avec lui.

Nefret, curieuse et fascinée, ne prit même pas la peine de se retourner pour le saluer.

- C’est une carte du monde ! C’est pour le prochain cours de géographie ?

Son père posa sa grande main affectueuse sur la petite épaule de sa fille :

- Non ma chérie ; c’est pour nous échapper !





Quand Nefret se réveilla, au petit matin, elle se dit qu’elle avait eu un songe étrange. N’aurait-elle pas dû rêver de ses premières amours avec Tarek, de son futur mariage ? C’était la première fois qu’elle rêvait de son père et elle se désola d’en percevoir une image aussi négative. Pourquoi lui avait-il parlé de fuite ? Ne venait-elle pas enfin de trouver sa place ? Que lui avait Tarek, à propos de son père, déjà ? Nefret ne s’en souvenait pas. Mais tout rêve était-il nécessairement un souvenir ?

Elle interrompit le cours de ses pensées pour jeter un regard à côté d’elle. La couche était vide. Tarek était parti avant l’aube, bien sûr, parce que sa présente était interdite ici.

La jeune femme aurait pu soupirer et s’en désoler mais elle eut un sourire radieux. Elle était devenue la Grande Epouse d’Amon et dès qu’elle aurait trouvé une remplaçante convenable pour Isis, elle l’annoncerait aussitôt au peuple de la Montagne sainte afin de pouvoir légitimement garder son amant dans son lit !

Aussi salua-t-elle ce matin ses suivantes avec une particulière gaieté. La moitié seulement lui rendit ses amabilités, l’autre ne lui adressant qu’un regard méprisant.

Nefret ne s’en étonna pas. La nouvelle selon laquelle elle refusait de nommer Ensemekhtouès à sa suite était déjà parvenue aux oreilles de cette favorite et de ses amies, brisant des rêves de faveurs royales et d’élévation dans la hiérarchie du temple. Les haines latentes allaient s’exacerber, les complots politiques allaient se multiplier, mais Nefret avait vécu son enfance au sein de ces intrigues courtisanes et elle ne craignait pas de les affronter. Car Tarek serait à ses côtés. C’était sa prière qu’Isis avait exaucée.

Alors que ses suivantes l’habillaient, la porte de sa chambre s’ouvrit à la volée. Cinq hommes, dont quatre lourdement armés firent irruption, provoquant les cris apeurés des servantes. A leur tête, Nefret reconnut le Grand Prêtre d’Aminrê, chef du Conseil des prêtres, sur les talons duquel marchaient quatre hedj-medjais. Celui-ci avait revêtu son costume d’apparat, et s’était muni de son bâton de commandement, sceptre de bois peint ocre et or, dont l’extrémité était sculptée d’une plume d’autruche en ivoire.

Il marcha jusqu’au centre de la pièce, où il pointa la Plume de la Justice en direction de sa victime :

- Grande Prêtresse, au nom Maât, je t’arrête pour crime de lèse-majesté ! ordonna-t-il d’une voix puissante, le regard impitoyable transperçant sa victime. Suis-moi sans résistance, tu répondras de tes actes devant le Conseil !

Nefret se leva lentement de son siège et fronça les sourcils, nullement intimidée par cette démonstration d’autorité. Elle se souvenait de qui elle était, elle se souvenait de son rang social et savait qu’elle n’avait en rien contrarié la Maât. Le Grand Prêtre cherchait-il simplement un prétexte pour la punir de ne pas vouloir nommer sa nièce comme nouvelle Servante d’Isis ?

- Que me reproches-tu ? questionna-t-elle calmement.

- Puissants faits de magie et mensonges qui ont mené Pharaon jusqu’à ton lit ! répondit une petite voix féminine.

Nefret retint une exclamation.

Derrière son oncle, la jeune Ensemekhtouès révéla sa présence. Son œil était mauvais, son sourire était triomphant. Dans ses mains, elle serrait une statuette à l’effigie de Sekhmet, la déesse vengeresse.

*

On enferma Nefret dans une chambre à peine réhabilitée qui en disait long sur la déchéance sociale qu’elle venait de subir. Ce qui était injuste puisque son jugement n’avait pas encore eu lieu !

Elle pinça donc les lèvres et croisa les bras, attendant que Tarek intervienne.

Mais le roi ne vint pas la délivrer. C’est sa Première épouse, Merenreth, qui vint lui rendre visite, accompagnée de Djafaï, son frère et Grand Prêtre d’Isis.

- Nefret, je peux savoir ce qui t’est passé par la tête ?!! l’admonesta la reine dès que les gardes eurent refermé la porte derrière elle. Nous faisons tout pour te sauver et toi, tu enfreins les lois dès la première occasion !!!

- Je n’ai rien fait de blâmable, se défendit l’accusée avec humeur. C’est Ensemekhtouès qui a trahi son serment de discrétion et de fidélité ! Cette vipère est prête à tout pour prendre ma place !

- Quand bien même, intervint Djafaï, tu es Grande Prêtresse, par tous les dieux ! Tu n’as pas le droit de te donner à un homme ! Pas avant d’avoir désigné ta remplaçante !

- Je le sais ! C’est pour ça que j’ai procédé au rituel de l’Union sacrée ! Ainsi je ne trahis pas la déesse !

- Le rituel de...

Merenreth s’interrompit brusquement, assommée par cette révélation, tandis que le Grand Prêtre d’Isis retirait sa perruque frisée, passant une main désespérée sur son crâne rasé.

- Et dire que nous trouvions dangereux qu’elle ait oublié nos coutumes, soupira-t-il. Ecoute Nefret, reprit-il dans un mélange de colère et d’abattement. Le rituel de l’Union sacré comporte une partie nécessairement publique, donc ton acte intégralement réalisé en privé sera perçu comme une traitrise par le Conseil, tu ne peux pas l’invoquer pour ta défense !

- Ma défense ? s’étonna Nefret. Parce que je vais véritablement être jugée ? Tarek n’a-t-il pas son mot à dire ?

Merenreth s’accroupit face à sa sœur et ancra son regard dans le sien.

- Nefret, pourquoi crois-tu que nous sommes si fâchés après toi ? Pharaon ne peut pas mal agir, c’est un dieu ! La faute vient toujours des mortels ! Or toi, prêtresse, non seulement tu t’es donnée à un homme... mais de plus, ce n’était pas la première fois ! Le Conseil ne te le pardonnera pas !

Nefret riposta avec humeur :

- Pourquoi ça ? Le Grand Prêtre d’Aminrê est le premier à faire des enfants en douce dans sa maison ! Tout le palais le sait !

Merenreth secoua la tête.

- Malheureusement, il ne s’agit pas de cela. Cet homme veut le pouvoir et en refusant de nommer sa nièce à ta succession, tu représentes obstacle sur sa route. La nuit fautive que tu as passée avec Tarek lui donne une très belle occasion de se venger...

- Le reste du Conseil va le laisser faire ? Je croyais qu’ils soutenaient ma nomination en tant que Grande Prêtresse. Ils ne peuvent pas me trahir ?!

La tristesse qui perçait dernière le visage grave de la reine alerta Nefret.

- Les inclinations politiques tiennent à peu de choses. Tu avais échoué à la cérémonie de la présentation, te souviens-tu ? Tu n’as été désignée que parce que ton père avait offert aux membres du Conseil de magnifiques cadeaux... A présent, il est mort et toi, tu as quitté la Montagne durant dix ans. Alors dis-moi : Qui de toi ou du Grand Prêtre d’Aminrê peut encore aujourd’hui acheter les voix du Conseil ?

- Alors le Grand Prêtre va me faire chanter, analysa Nefret. L’abandon des charges qui pèsent contre moi si j’accepte la désignation d’ Ensemekhtouès à ma suite...

- Je te conseille d’accepter, recommanda Djefaï. Ainsi tu pourras tranquillement repartir en Angleterre après la cérémonie.

Mais la jeune femme ne voulait pas repartir. Sa vie appartenait au peuple de l’ancienne Nubie.

- Alors tu mourras ! Nefret, ils ne t’épargneront pas ! Pour ta survie, tu DOIS obéir à la volonté du Conseil.

La Grande Prêtresse, qui était demeurée assise durant tout l’entretien se leva enfin et défia du regard la reine et son conseiller.

- Je n’obéis qu’à ma déesse et à mon pharaon. La première refuse cette Ensemekhtouès et le deuxième me veut comme Grande Epouse d’Amon. Si le Conseil des Prêtres refuse de s’y soumettre, en Angleterre, on appelle ça « une fronde nobiliaire » et nous devons l’arrêter !

Djefaï et Merenreth échangèrent un regard avant de rendre les armes.

- Il semblerait que nous ne réussirons pas à te tenir écartée plus longtemps, soupira le Grand Prêtre d’Isis.

Merenreth jeta un rapide coup d’œil à la porte avant de reprendre en anglais, langage que seule une élite parlait ici, et qu’on utilisait pour protéger le secret de certaines conversations.

- Ecoute, un coursier part discrètement cette nuit pour la Montagne sainte, prévenir le Grand Vizir que le Conseil a enfermé Tarek dans ses appartements et tente un coup d’Etat.

- Et vous vouliez me cacher ça ! se réjouit Nefret qui avait craint que sa sœur ne restât passive face à la prise de pouvoir du Conseil. Je vous écoute. Quel est le plan d’action ici, en attendant ?

La reine et son frère échangèrent un regard puis ce dernier posa une grande main affectueuse sur la fine épaule de la prêtresse :

- Tu pars avec lui te mettre en sécurité. Tu dois t’échapper !

La jeune femme sursauta sous le mot. C’était comme dans son rêve...

*

Sethos lut deux fois le morceau de papier qu’il venait de recevoir par pigeon voyageur puis le porta à sa bouche avant de l’avaler.

Ses renforts l’attendaient dans un campement au nord du site de Kerma, près de la troisième cataracte.

Bien, ils étaient dans les temps.

Il fit quelques pas dans les ruines de Napata, en direction du nord, suivant mentalement les enchevêtrements de galeries sous-terraines qui reliaient les anciens temples entre eux. Selon ce qu’il avait planifié avec l’aide de Daria, les indésirables devaient arriver par le grand corridor, en provenance de l’ancien temple d’Hathor. Sethos les attendrait dans la salle des offrandes d’Isis.

Pour l’heure, il lui restait à obtenir le dernier code qui donnait accès au trésor.

Il rebroussa donc chemin en direction des appartements royaux et, passant devant une jarre d’eau, vérifia sa mise dans son reflet. Il était très fringant ! Mi-seigneur oriental, mi-négociant européen, il avait un air exotique et amical absolument parfait.

Tarek lui avait accordé une visite privilégiée du grand corridor de l’ancien temple d’Isis et c’était la Grande Prêtresse ne personne qui devait jouer les guides tout en lui racontant un tas de blabla sur le culte des dieux locaux. Sethos se montrerait attentif et charmant car il était primordial que la Grande Prêtresse lui accordât sa confiance. Tout son plan reposait sur cela !

Parvenu devant la chambre de la Grande Prêtresse, à l’heure du rendez-vous, il pria un garde de le faire annoncer. Quelle fût sa surprise lorsqu’il constata que ce n’était pas Nefret mais une autre jeune femme qui vint à sa rencontre.

Celle-ci était minuscule, possédait les traits ronds et tendres des enfants mais avait le regard fier des guerriers nubien et le port altier des princesses de sang.

- La Grande Prêtresse serait-elle indisposée ? interrogea Sethos masquant parfaitement l’agacement profond que la situation lui inspirait.

La gamine aux grands airs éclata d’un rire hautain.

- On peut dire cela, acquiesça-t-elle, parlant un anglais médiocre mais un anglais tout de même. Je suis la future Grande Prêtresse donc le Conseil a décidé que c’était à moi de vous faire visiter l’ancien temple.

Sethos ne pipa mot et la laissa le guider. Il aurait préféré parler à Nefret dont il souhaitait tester la mémoire, mais son principal désir étant d’obtenir ce fichu code, toute personne capable était à suivre.

Il s’avéra que cette prétentieuse petite suivante servit mieux les intérêts de Sethos qu’il ne s’y attendait. Normalement, il ne devait visiter que le temple d’Isis, afin d’avoir accès à la salle des offrandes où se trouvait le trésor mais la jeune fille, gonflée d’orgueil, était facile à manipuler. Elle se fit un plaisir de l’entrainer vers les autres temples, lui ouvrant des portes plus interdites les unes que les autres. Il suffit d’un compliment pour apprendre l’existence de passages secrets permettant d’échapper à la vigilance des hedj-medjais, d’une flatterie pour accéder à trois autres chambres du trésor et d’une promesse pour que cette visite non autorisée reste « leur petit secret ».

Finalement, être la fille du chef de tous les prêtres valait mieux que n’être que la sœur du roi. Sethos se demanda si la jolie Miss Forth connaissait même la seule moitié des salles que Ensemekhtouès lui avait fait découvrir.

Quand la jeune suivante apprit au maître criminel que Nefret était indisponible car arrêtée pour trahison, Sethos songea que, ainsi, le malheur des uns faisait bien le bonheur des autres.



La nuit était tombée, la terre rouge était devenue bleue, et Sethos profitait du sommeil de chacun pour répéter sa fuite en tenant compte des nouvelles informations que Ensemekhtouès lui avait imprudemment communiquées.

Il venait de ramener sa barque au plus près du passage secret qui couvrirait sa fuite, à l’est de la montagne quand le cri des babouins le fit sursauter. Des cris d’hommes, des bruits de course, des cliquetis d’armes suivirent. Les medjaïs semblaient en chasse. Vivement, Sethos se coucha à plat ventre derrière sa barque. Avait-il été repéré tandis qu’il remontait les galeries des vieux temples ? Il jeta un regard vers l’entrée du passage secret qu’il avait laissé ouvert. Il n’était qu’à quelques pieds. Avait-il le temps de s’y engouffrer ou les singes entendraient-ils ses pas ? Si on le découvrait, c’en était fini de tous ses beaux projets...

Il se tint immobile, attendant les singes et les torches des hommes qui ne venaient pas. Au contraire, la chasse s’éloignait de l’autre côté du Gebel Barkal, jusqu’à ce qu’un cri victorieux fasse vibrer la roche.

Lentement, très précautionneusement, Sethos quitta sa barque et referma le passage secret. Puis il joua les innocents promeneurs nocturnes, avançant vers la source de tout ce tapage, les mains dans les poches et le regard curieux.

En parvenant de l’autre côté de la montagne, il découvrit que n’étaient pas seulement des gardes qui criaient victoire mais un groupe de prêtres ainsi que la vaniteuse future Grande Prêtresse. Cette dernière, avisant Sethos, avança vers lui, son visage éclairé d’une variété de sourire qu’on rencontrait rarement chez les enfants.

- Qu’ai-je manqué ? questionna Sethos, offrant son bras, en homme chevaleresque.

- Le deuxième acte d’une déchéance, répondit la jeune fille d’un air satisfait.

Elle tourna le regard vers le Nil, invitant Sethos à en faire autant.

Au beau milieu du fleuve, une felouque brûlait dans un grand feu de joie, incendiée par des flèches qu’avaient lancées les archers. Près de la berge, plusieurs medjaïs entouraient deux femmes, trempées jusqu’aux cuisses, qu’on était en train de ligoter. Il s’agissait de servantes de la Grande Prêtresse d’Isis, en juger par leur parure de voiles. Plus loin, couvert de griffures et de poussière, un homme blessé au flanc était contraint par les armes à tenir sur ses pieds. Sethos le reconnut comme étant le Grand Prêtre d’Isis. C’était lui que les singes avaient chassé.

- Un groupe de contrebandiers ? tenta le maître criminel.

La Nubienne ne connaissait pas ce mot mais elle en donna deux autres qu’elle sembla particulièrement savourer :

- Un groupe de traitres et d’infidèles. Ils tentaient de la faire fuir...

En effet, sortant de l’eau, un medjaï était allé repêcher la cible qu’un camarade avait visée. La victime, qu’une flèche avait atteinte à l’épaule était probablement passée par-dessus bord sous la vitesse de l’impact alors que la felouque l’emportait déjà sur le fleuve. Sethos la reconnut immédiatement, sa longue chevelure flamboyante ne passant jamais inaperçue même lorsqu’elle était gorgée d’eau.

- La Grande Prêtresse fuyait ? s’étonna-t-il en regardant les servantes pleurer sur le corps de la jeune femme inanimée.

- Cela peut étonner que des étrangers comme vous ! Qui à la Montagne sainte peut faire confiance à une fille du dieu rouge ? Son père lui-même était un infidèle aux cheveux rouges ! Elle va être exécutée, c’est tout ce qu’elle mérite !

Sethos arqua l’un de ses beaux sourcils de dandy.

- Je ne suis certes pas d’ici mais vous auriez tort de vous acharner sur ces gens aux cheveux de feu. Provoquer Seth, le dieu rouge du désert est déconseillé...

Mais la jeune écervelée, ignorant la mise en garde, éclata d’un rire confiant :

- Je vous remercie de votre sollicitude mais Amon et la Grande Isis veillent sur moi. Rentrons, voulez-vous ? Il fait froid !

Sethos acquiesça avec courtoisie et la raccompagna jusqu’à la chambre de la Grande Prêtresse dans le lit de laquelle il ne douta pas qu’elle allait dormir ce soir. Puis il rejoignit sa propre chambre.

Ainsi, les Nubiens allaient exécuter Nefret Forth à l’issue de la cérémonie... « Dommage collatéral nécessaire » comme disait Sir Mansfield Cumming*. Nécessaire...

*

Le portier était en train d’accrocher des talismans contre les mauvais esprits à la fenêtre de sa loge. En le voyant faire, le cœur de Nefret s’inquiéta. L’état de santé de son père continuait-il de se dégrader à ce point ?

Brusquement, l’enfant courut vers la maison et fit claquer ses sandales de papyrus dans les escaliers comme elle gagnait la chambre de son père.

Elle le trouva alité mais conscient, occupé à dicter un texte à son scribe.

Quand il vit sa fille, Willie Forth sourit et congédia son serviteur.

Nefret approcha lentement.

Il flottait dans la pièce aux murs bariolés un parfum de cendres purificatrices et de baumes soignants. L’odeur douce et boisée de la myrrhe ne couvrait que partiellement les senteurs plus abrasives du natron avec lequel le médecin avait dû laver la bouche et la poitrine du malade.

- Bonjour papa. Comment te sens-tu ? questionna-t-elle timidement.

- En anglais, Nefret ! pria aussitôt son père à qui la maladie ne semblait pas faire perdre la tête. C’est important ! Plus que jamais...

Nefret s’excusa. Il fallait dire que même si son père avait enseigné cette langue à tous les enfants royaux, sa propre fille n’avait que peu l’occasion de la pratiquer sauf avec Tarek lorsque que les deux enfants s’amusaient à mettre en scène des pièces de Shakespeare.

- Ta fièvre n’est toujours pas guérie, reprit-elle en lui serrant la main. Pourquoi refuses-tu de te faire soigner au temple de Thot ?

Son père soupira. Il n’avait jamais cru aux divinités locales. D’aucun disait même que c’était pour le punir de son infidélité que les démons s’étaient emparés de lui. En l’espace de quelques semaines, ses muscles avaient fondu, son teint avait jauni et l’éclat de son regard s’était éteint. Le vigoureux homme qu’était encore Willoughby Forth lors de la dernière visite de sa fille ressemblait aujourd’hui à un vieillard.

- Les prières des prêtres ne me seront d’aucune aide, expliqua-t-il en lui caressant la joue. Ma chérie, je crache du sang... je vais mourir !

Nefret contempla longuement le visage épuisé de son père. Elle n’avait hérité ni de sa crinière lisse de cheveux noirs ni de ses yeux bruns. Mais elle possédait son audace et son courage. Nefret n’avait pas peur de la mort. Elle savait que le voyage vers les Champs de Roseaux se déroulerait parfaitement pour son père. En tant que dignitaire du royaume, il aurait le droit à un joli tombeau, muni de tout le confort nécessaire à la vie dans le royaume d’Osiris. Elle regrettait simplement qu’il la quittât si tôt.

Elle pressa davantage sa joue contre cette main fébrile qui dispensait ses dernières tendresses.

- Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-elle paisiblement.

L’œil voilé de son père réclama toute son attention :

- Tu te souviens de la carte que tu as trouvée sur mon bureau ?

L’itinéraire pour rentrer en Angleterre. Nefret se souvenait. Son père était tombé malade avant de pouvoir mettre ses projets à exécution.

- Elle est rangée dans le deuxième tiroir de mon secrétaire. Il est trop tard pour moi mais, quand viendra l’heure où tu en auras besoin, tu la trouveras là.

Nefret pinça les lèvres. Elle ne voulait pas contrarier son père au seuil de la mort mais...

- Je ne partirai pas. Ma vie est ici, je ne souhaite pas fuir ! Je suis obligée d’être prêtresse mais Tarek m’a promis qu’il m’épousera quand il sera roi !

- Epouser Tarek ?!

Son père fut tellement bouleversé par la nouvelle qu’il en eut une violente quinte de toux. Un flot de sang tacha sa chemise, ses draps, les voiles de Nefret.

- Malheureuse! Il ne faut pas !!!

- Pourquoi ? s’insurgea Nefret. Je l’aime ! Et lui aussi, il m’aime !

- Tu l’aimes... murmura son père.

Il repoussa d’un geste absent le linge que Nefret tendait pour essuyer le sang qui ruisselait sur son menton mal rasé.

- Mais l’amour est dangereux par ici ! Tu l’aimes... Pauvre sotte, pauvre enfant...

- Il ne m’arrivera rien. Tu peux partir l’esprit serein, l’apaisa-t-elle. Je sais que je serai très heureuse ici.

Son père ne l’écoutait plus. Quelques larmes roulaient sur ses joues que la maladie avait creusées :

- Et dire que je pensais avoir pris toutes les précautions pour te protéger ! Ma toute petite... une vie meilleure t’attend en Angleterre. Je n’aurais jamais dû te laisser grandir dans cette oasis maudite !

Il versait des larmes silencieuses, fixant le plafond, la fenêtre, en quête d’une aide céleste qu’il n’accepterait pourtant de la part d’aucun dieu d’ici. Et Nefret n’en comprenait pas la raison.

- Je refuse de te laisser mourir ici ! rugit-il soudain, agrippant le bras de sa fille d’une poigne étonnement puissante. Nefret, j’ai écrit à ton grand-père ! Il sait que nous sommes ici ! Je ne comprends pas pourquoi personne n’est encore venu mais quand des hommes blancs viendront te chercher, tu devras partir avec eux ! Promets-le-moi !

Mais Nefret ne le souhaitait pas. Son père s’agrippa à sa manche plus fort encore.

- Tu rentreras en Angleterre et tu épouseras un prince de chez nous ! Tu n’aimeras aucun autre homme, promets –le moi !

Non, Nefret ne le pouvait pas.

- Tu ne donneras ton cœur à personne d’autre ! Jusqu’à ce qu’un parfait gentleman vienne te chercher, tu resteras à l’abri dans le temple où je t’ai placée, jure-le-moi !

La gorge serrée, les yeux baignés de larmes, Nefret secoua la tête. Comment renoncer au seul bonheur qui lui était promis après la mort de son père ? Elle pleurait de chagrin tandis qu’il pleurait de rage. Devaient-ils se quitter fâchés ?

A bout de force, à bout de souffle, Will Forth s’apaisa, s’allongeant de nouveau sagement dans son lit.

- Ma toute petite, chuchota-t-il, je n’ai rien contre Tarek mais l’amour d’ici ressemble à Sobek... Beau et terrible, l’amour est un grand crocodile étendu sur un banc de sable... Je ne souhaite qu’une chose ; te protéger d’un grand malheur. Si je ne peux pas le faire, qu’Isis au moins t’en préserve. Tu veux bien lui demander cela pour moi ?

Et Nefret acquiesça. Oui, ça, elle pouvait le faire.

...

Le songe passa et Nefret reprit conscience.

Isis n’avait pas protégé Sa Servante du malheur. Nefret n’aurait jamais dû quitter la Montagne Sainte. Lorsque les Emerson étaient venus la chercher, la jeune fille les avait-elle suivis de son plein gré ?

Il faisait sombre et son épaule la lançait douloureusement. La flèche qu’on lui avait décochée n’avait pas été extraite, la plaie n’avait pas été nettoyée et le vent sec du désert y avait soufflé du sable et de la poussière.

Les connaissances médicales de la jeune chirurgiennes n’étaient pas utiles pour deviner que sans soins rapides, la gangrène menacerait bientôt son bras. Mais Nefret n’osait pas toucher à sa blessure car ses mains étaient sales, personne ne lui avait apporté d’eau et cet endroit sans fenêtre ne recevait pas suffisamment de lumière pour permettre d’opérer !

Si la première chambre dans laquelle on l’avait enfermée manquait de confort, cette nouvelle cellule dont on l’avait gratifiée après sa déplorable tentative d’évasion, ne contenait qu’une table de pierre et les restes de plusieurs baquets, creusés dans la brique, dont les parois étaient recouvertes de plaques de calcaire afin de retenir l’eau ou d’autres liquides qu’on y déversait.

A n’en pas douter, on l’avait enfermée dans la salle où l’on préparait les bêtes pour le service des offrandes. Et cette idée la faisait frissonner : elle serait le prochain sacrifice !

Alors, se révoltant pour la énième fois, elle tambourina de toutes ses forces contre le battant de la porte qui la privait de sa liberté. Mais dehors, personne n’écoutait ses cris, les prêtres poursuivant les préparatifs de leur cérémonie, les singes continuant de se chamailler bruyamment.

- Tais-toi ! finit par lui ordonner l’un des gardes postés devant sa prison. De toute façon, le jugement aura lieu ce soir, tu n’as donc plus longtemps à attendre !

- J’ai soif et j’ai faim ! répliqua Nefret. Par Isis, vous devez me donner quelque chose !

- ça arrive, ça arrive !

Mais on lui avait donné cette même réponse voilà une demi-heure déjà, ainsi qu’une demi-heure auparavant et au total quatre ou cinq fois depuis qu’on l’avait enfermée là.

Tarek n’était toujours pas venu la voir, ni Merenreth, ni Djefaï, ni aucune de ses fidèles suivantes. L’avait-on abandonnée ? Etait-ce cela l’amour maudit des habitants de la Montagne sainte ?

Alors elle décida de laisser la porte tranquille et de reprendre ses fouilles. Elle s’agenouilla et, aidée par la seule lumière du jour qui filtrait sous le battant de la porte, avança à califourchon jusqu’au dernier trou qu’elle avait creusé.

Nefret se souvenait incroyablement mieux de sa vie nubienne que de sa vie anglaise ( sans doute parce que cette dernière ne reposait que sur des mensonges). Pourtant, des réflexes archéologiques lui avaient soufflé que, dans cette salle de préparation, qui, certes avait été rebâtie pour la prochaine cérémonie mais qui assurément n’avait pas servi depuis des milliers d’années, devaient se trouver, enfouis sous la terre, d’anciens outils de travail tels que des ciseaux cassés , tenailles ou couteaux rouilles, fragments de poterie éparpillés, soit un tas d’objets qui pourraient servir d’armes, pour peu qu’ils fussent tranchants.

Elle sentait ses doigts s’écorcher sur quelque chose d’intéressant quand des bruits de pas se rapprochèrent.

- Ouvrez, ordonna la voix familière de Merenreth, vous ne voudriez pas qu’elle meure avant le jugement ?

Nefret s’assit vivement sur sa trouvaille et accueillit sa sœur avec un grand sourire. Du moins, c’était son intention jusqu’à ce que la lumière trop vive du désert ne l’aveugle et change son sourire en grimace.

Elle devait être dans un piteux état car la reine se figea un court instant avant de soupirer d’un air désolé.

L’une des deux suivantes qui l’accompagnaient alluma une lampe à huile tandis que l’autre refermait la porte derrière elles.

- Hélà ! s’opposa l’un des Hedj-Medjaïs. Le Grand Prêtre d’Aminrê a dit que personne ne devait rester seul avec la prisonnière !

- Je suis la Première Epouse royale, précisa la tenancière du titre avec une dignité appuyée.

- C’est d’autant plus dangereux ! Le Grand Prêtre d’Aminrê a dit...

- Le Grand Prêtre d’Aminrê ne voudra certainement pas qu’elle comparaisse à son jugement toute crottée ! coupa sévèrement la reine. Alors garde bien la porte, je vais la faire laver !

Le soldat ne broncha pas davantage.

Merenreth s’assura qu’il avait repris sa position puis marcha enfin vers Nefret. Elle la prit dans ses bras avec affection.

- Comment vas-tu ? Je regrette de ne pas être venue plus tôt mais tout le monde est soupçonné maintenant qu’ils savent que Djefaï t’a aidé à fuir.

- Ils l’ont arrêté aussi ? s’inquiéta Nefret.

- Il est enfermé dans sa chambre. Il sera jugé plus tard, tu es leur priorité.

Nefret croisa le regard grave de sa sœur.

- Tu ne devrais pas être ici. Toi aussi, ils te condamneront s’ils savent que tu m’as aidée. J’imagine que le Grand Prêtre d’Aminrê a une fille qu’il souhaiterait placer sur le trône...

Merenreth lui sourit.

- Ne t’en fais pas pour moi. Tout le monde a une fille qu’il souhaiterait placer sur le trône. Je suis habituée à ce que le moindre de mes gestes provoque des envies d’assassinat.

- Et tu sais les déjouer, commenta Nefret avec admiration. Finalement, Pharaon a fait preuve de clairvoyance en te nommant Première épouse.

-Ton père aussi, quand il a décidé de te faire fuir. Alors nous allons essayer de ne pas le décevoir !

Merenreth recula et frappa dans ses mains. Alors les servantes approchèrent, présentant à leur maîtresse les corbeilles qu’elles avaient apportées.

- Quelles options me reste-t-il ? interrogea Nefret, inquiète. J’ai essayé de creuser des trous pour sortir d’ici, expliqua-t-elle. Mais à droite, j’aboutis dans l’enclos des dromadaires ; à gauche, j’atterris dans celui des singes et derrière, je ne peux pas creuser, nous sommes à flanc de falaise !

- Non, tu ne peux plus fuir pour le moment, confirma Merenreth. Alors il nous faut repousser le jugement pour gagner du temps.

- Gagner du temps ?

La reine baissa d’un ton bien qu’elle parlât anglais depuis le début de la conversation.

- Le coursier qui devait prendre la barque avec vous a réussi à fuir ! Quand il aura tout raconté au Grand Vizir, notre frère ne manquera pas de faire marcher les guerriers pour nous secourir.

Nefret rassembla ses souvenirs pour étudier la situation.

Les Medjaïs protégeaient Pharaon et les Hedj-Medjaïs protégeaient les prêtres. Les Medjaïs étaient beaucoup plus nombreux que les Hedj-Medjaïs mais ces derniers étaient des guerriers beaucoup mieux entrainés. Le nombre pourrait-il triompher de la force ?

Du reste, pour une armée en marche, il fallait un demi-mois pour rallier la montagne sainte à Napata.

- Jamais nous ne tiendrons aussi longtemps ! s’affola-t-elle.

- Bien sûr que si ! Grâce à cette jolie petite créature !

Merenreth ouvrit les mains et dévoila à Nefret ce qu’elle avait retiré du panier.

Dans un coffret en bois de papyrus, la reine avait caché un horrible scorpion.

Nefret recula d’un pas.

- Tu veux le placer dans le lit du Grand Prêtre, j’espère ?

- Pas du tout, contredit sa sœur en avançant vers elle. Je veux qu’il te pique ! Qu’il te provoque une fièvre terrible. Tu seras tellement faible et tellement malade que la Déesse, qui prend soin de Sa Servante, refusera de t’abandonner. Ainsi le Conseil ne pourra pas prononcer ton exécution puisqu’il a besoin qu’Isis change de corps ! Il sera obligé de surseoir jusqu’à ta guérison.

Merenreth semblait sûre d’elle mais Nefret l’était beaucoup moins.

- Ce n’est pas parce que j’ai déjà survécu à une piqure de scorpion que j’y survivrai de nouveau ! fit-elle remarquer. D’accord, il y a eu vaccination mais je suis déjà blessée à l’épaule et le dard du scorpion n’est pas stérilisé ! Mes défenses immunitaires ne seront pas assez puissantes pour lutter contre deux infections aussi violentes !

- Tant mieux ! se réjouit la reine qui n’entendait rien au langage médical. La Déesse ne pourra vraiment pas t’abandonner ! Allez ! encouragea-t-elle en poussant la boîte un peu plus vers la suppliciée. Prends-le, mais attends bien ce soir, une piqure maintenant semblerait étrange puisque ces petites choses ne sortent que la nuit.

- Je sais, acquiesça Nefret avec mauvaise grâce. Elle prit la boîte qu’elle enterra dans le trou où elle avait trouvé une lame de couteau émoussée.

- A présent, entre dans ce baquet, indiqua la reine. Nous allons te donner un bain et nous occuper de ton épaule.

*

Sethos quittait les appartements du Grand Prêtre d’Aminrê, un sourire amusé sur les lèvres. Cette petite lady Forth était vraiment épatante ! Quel dommage qu’il faille la sacrifier !

Intrigué par l’arrestation dont elle avait fait l’objet, il avait sollicité une audience auprès du roi qu’on lui avait refusée. En l’absence du Grand Vizir, resté à la Montagne Sainte pour administrer le peuple, c’était le Grand Prêtre d’Aminrê qui prenait le pouvoir. Et ce dernier affirmait que la Grande Prêtresse devait mourir parce que son corps était impur !

Sethos avait beaucoup entendu parler des frasques de la « non-conformiste Miss Forth » mais ce dernier blasphème était de loin le plus admirable à son goût ! Pourquoi Diable le Ciel souhaitait-il priver la Terre de cet exquis modèle de libéralisation féminine ?

Il tourna dans le couloir, laissant de côté ces pensées triviales. Cette entrevue lui avait appris des choses bien plus importantes. Le jugement et l’exécution de Nefret allaient remplacer la cérémonie de passation des fonctions de la Grande Prêtresse ( qui serait réduite à une simple formule protocolaire). C'est-à-dire que, la diversion accordée à Sethos pour accéder à la salle de l’ancien trésor et en fuir le plus rapidement possible, passait de deux heures trente à moins d’une heure ! Car si les Nubiens, selon la coutume des anciens Egyptiens, condamnaient peu à mort, ils exécutaient en revanche la sentence sans perdre de temps. Et cela était contrariant. Très contrariant !

Son regard s’assombrit. Son plan était calculé à la seconde près. Le moindre retard se révélerait catastrophique dans l’enchainement des événements. Il devait récupérer ces deux heures trente ! Impérativement !!

Il sortit prendre l’air et alluma une cigarette tout en fixant la cabane dans laquelle on tenait Nefret sous étroite surveillance. La Première Epouse de Pharaon s’avançait justement vers cette dernière, escortée de deux servantes. Leur approche fit crier les babouins car elles avaient les bras chargés de victuailles. Sethos souffla sa fumée très lentement et eut une envie subite d’aller flatter les dromadaires.

*

Lorsque Merenreteh et ses suivantes la quittèrent, Nefret était lavée, parfumée et sa plaie était pansée. Un copieux repas lui avait été laissé. Elle ne le finit pas. Ce serait une bonne idée de faire croire que le scorpion avait été caché dans le plateau de fruits. Faire croire à un acte d’assassinat de la part de la reine paraissait à Nefret un excellent moyen de protéger sa sœur des mauvaises intentions du Grand Prêtre d’Aminrê au cas où leur plan ne fonctionnerait pas comme prévu.

Elle passa le reste de la journée à prier les dieux guérisseurs afin d’attirer sur elle Leur bienveillance. Nefret redoutait la piqure du scorpion mais elle n’avait rien à perdre.

Elle ne pouvait plus fuir et quel gentleman anglais viendrait à son secours ? Elle regrettait simplement de ne pas avoir revu Tarek. Et si elle devait ne pas se réveiller, elle espérait que son âme ne fût pas jugée trop durement afin d’être admise auprès de son père, dans les étoiles.

Quand le silence fut tombé sur le Gebel Barkal et que la lueur bleutée de la nuit eut remplacé la clarté blanche du jour, Nefret puisa au fond d’elle-même le courage de s’avancer vers la boîte à fard qu’elle avait déterrée un peu plus tôt.

Il fallait piquer au cou pour accélérer la circulation du venin dans le sang et augmenter les symptômes aggravants. Le jugement devait se tenir à l’aube, elle aurait ainsi sombré dans une fièvre délirante bien avant ce moment.

Elle hésita un instant mais lorsqu’elle tendit la main, cette dernière ne trembla pas.

« Tu es forte et courageuse », se souvint-elle. « Tu survivras »

Elle allait l’ouvrir lorsqu’une voix, anglaise et suave, l’arrêta :

- Je ne ferais pas ça maintenant, si j’étais vous, Milady.




A suivre



*Sir Mansfield SMITH-CUMMING fut le premier directeur du service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni ( 1909 à 1923).
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyMer 14 Nov 2012 - 17:39

Chapitre 23 : Les aventuriers de la montagne perdue

- partie 1/2 -

Manuscrit H

Ramsès n’aimait pas voyager avec ses parents. Petit, il s’en été délecté car ces voyages les avaient toujours menés à la découverte de trésors antiques fabuleux ou de chasses au bandit exaltantes. A présent, sa vision pragmatique des choses l’emportait et il s’était rendu à l’évidence : ses parents ne savaient pas se tenir en société ! Sa mère éprouvait un besoin presque obsessionnel d’examiner et commenter la mise des voyageurs ( à commencer par celle de son fils dont les cols de chemise n’étaient jamais assez convenablement repliés sous les revers de veste) tandis que son père ignorait parfaitement la signification du mot « discrétion » ; de sorte qu’un peu avant leur arrivée à Assouan, une querelle éclata entre Amelia Peabody-Emerson et un journaliste qui n’ avait pas apprécié le regard peu amène de la dame face à la tache qui enlaidissait sa cravate.

-La bienséance nous interdit de faire le moindre commentaire quant à la gêne visuelle et odorante que représente ce coulis de jaune d’œuf ! avait-elle glissé à son fils, à voix basse mais suffisamment forte pour être entendue par le fautif. Mais l’existence de cette tache en dit long sur la négligence de l’éducation de cet homme ! Ce n’est pas parce que l’on voyage à coût modéré que l’on doit également réduire le niveau courtoisie dû à ses semblables !

Emerson, qui détestait les journalistes presque autant que les touristes, prit le parti d’intervenir au soutien de son épouse. Cela obligea le contrôleur de train à intervenir à son tour et, la situation s’envenimant, c’est bientôt le wagon entier qui fut mené à donner son avis sur l’odeur que dégageait cette tache.

Il s’en suivit que la voiture concernée manqua l’heure d’ouverture du wagon-restaurant. Or, les tables étaient réservées à heure fixe et ce, afin de permettre aux Première Classe de déjeuner sans être importunés par les moins fortunés. Une plainte collective fut alors déposée auprès du responsable des passagers et les voyageurs lésés furent exceptionnellement admis à table dès que les première classe se furent retirés dans leurs compartiments privés.

C’est durant ce chassé-croisé inédit que Ramsès remarqua la présence indésirable de son cousin à bord du train. Le dandy, cigare à la main, pénétrait en effet le salon-fumoir attenant au moment même où la famille Emerson poussait la porte du restaurant.

Les conversations de sa mère cessèrent aussitôt d’intéresser Ramsès. Il plissa les yeux, soupçonneux. Qu’est-ce que Perceval Peabody faisait ici ? Il n’avait jamais mis les pieds en Egypte que pour satisfaire à son service militaire et n’y pas retourné depuis. Suivait-il sa famille en fourbe jusqu’au Gebel Barkal ?

Une petite visite dans le compartiment privé de son cousin s’imposait. Ramsès décida de ne pas en avertir ses parents ; son père s’emporterait sans arranger la situation tandis que sa mère... disons que Ramsès se sentait suffisamment homme pour ne pas laisser sa mère faire les choses à sa place.

Mais ses craintes se confirmèrent. Percy, même si ses projets avaient été découverts, était loin de vouloir sagement retourner en Angleterre :

- Selon mon contrat de mariage, disait cet arriviste, tout ce qui appartient à ma femme m’appartient. Donc si Nefret possède quoi que ce soit d’estimable dans cette montagne, il est normal que je vienne le récupérer !

Lorsqu’il rejoignit ses parents, Ramsès avait déjà échafaudé un plan : il fallait empêcher Percy d’accéder au Gebel Barkal, le mener sur une fausse piste. Pour cela, il fallait descendre du train dès que possible, car plus on remontait le Nil, plus le nom du Gebel Barkal devenait familier.

Après leur avoir fait un résumé de la conversation qu’il avait eue avec Percy, Ramsès proposa à ses parents de poursuivre le voyage non par bateau, comme il était initialement prévu, mais par chameau, en empruntant l’ancienne route commerciale des caravanes.

- Bonne idée, nous pourrions ainsi perdre votre encombrant neveu dans le désert ! dit son père à sa mère.

- Ne vous montrez pas plus impitoyable que vous ne l’êtes, objecta son épouse. Si nous choisissons la voie du désert, prenons plutôt la route des oasis. Ainsi, il aura un point d’eau où attendre des secours !

- L’ennui, c’est que semer Percy dans le désert nous obligera à faire un détour qui rallongera considérablement la route, fit remarquer Ramsès. Et nous avons déjà perdu trop de temps...

- Humpf ! grogna son père en croisant les bras, vexé d’avoir émis une mauvaise suggestion. Que proposez-vous, alors ?

- Il faut se séparer, recommanda Ramsès. Mère et vous sèmerez Percy dans le désert tandis que je continuerai par le Nil.

- « Mère et vous » ? s’étonna Emerson. Qui a décidé que ce serait vous qui vous rendriez seul au Gebel Barkal ? Je ne tiens pas à ce que votre débauché de cousin me fasse arriver en retard à une cérémonie rarissime !

Ramsès avait imposé son choix mais il trouva un soutien immédiat dans le regard de sa mère.

- Allons Emerson, plaida-t-elle en lui prenant la main, il est évident que vous n’iriez nulle part sans moi ! Et Ramsès aura du mal à tromper Percy s’il doit agir seul !

- Humm... certes.

Sa mère sourit à Ramsès. L’argument réel était qu’elle ne souhaitait pas que son grand jaloux d’époux confrontât seul leur séduisant ennemi. Elle ignorait que Ramsès n’avait pas l’intention de se montrer plus complaisant et il ne tenait pas à ce qu’elle le sût.

Aussi, leur connivence de façade persuada-t-elle Emerson d’accepter ce plan.

- Très bien, alors je vous souhaite bon courage, mon garçon. Nous nous retrouverons à la montagne dans quelques jours !

C’est ainsi qu’à Assouan, Ramsès acheta une felouque, dans un village de pêcheurs, pour remonter le Nil de la deuxième à la quatrième cataracte.

Quand il accosta près du Gebel Barkal, soixante heures plus tard, l’aube venait de se lever, donnant aux pierres et au désert les couleurs de rose et d’or blanc l’on décrivait dans les anciens textes. Au milieu de cette étendue scintillante, se dressait « la Montagne sacrée » que les dieux d’Egypte avaient jadis choisie pour résidence en sculptant dans l’aiguille de falaise qui se détachait du versant sud, une impressionnante silhouette du cobra couronné.

Le jeune homme hissa alors son embarcation sur la berge et, le poignard glissé à la ceinture, approcha de l’antique site religieux.

Le pied de la montagne était silencieux, Napata dormait dans ses ruines que le vent matinal berçait encore.

Si les Nubiens avaient organisé une cérémonie ici, ce devait être dans les galeries souterraines ou bien au cœur même de la falaise car rien aux alentours ne laissait supposer que quelque chose se tramait ici. Rien hormis un silence anormalement tranquille pour un site archéologique et touristique.

Le jeune homme entreprit donc d’avancer à couvert, en rasant les flancs de la montagne. Ce faisant, il repéra bientôt une silhouette humaine au milieu d’un éboulis. Sethos ? Il serra un instant son arme dans sa main avant de la ranger. L’ombre semblait en difficulté. Ramassée sur elle-même, elle avait attiré l’attention du jeune homme car elle remuait faiblement. Cette personne était blessée ! En deux bons, Ramsès fut auprès d’elle et ce qu’il vit le désorienta. C’était une femme, une touriste, à en juger par ce qui restait de sa toilette raffinée et inadaptée à un tel endroit. Cette dernière était poussiéreuse, partiellement déchirée et couverte de sang. Pourquoi était-elle seule ? Où était son groupe ?

Puis, il agenouilla promptement auprès d’elle, détachant de sa ceinture la gourde d’eau qu’il avait heureusement oublié de laisser dans la felouque.

- Tout va bien, je vais m’occuper de vous, rassura-t-il en prenant amicalement sa main. Vous comprenez l’anglais ?

Il se releva dans un brusque sursaut quand la jeune femme leva son visage reconnaissant vers lui :

- Violet ?!! s’exclama Ramsès interdit.

C’était bien sa cousine, en effet. Son visage était sale, éprouvé mais c’était le sien. Il l’aida à s’asseoir contre un rocher.

- Aahhhhh !!! De l’eau ! gémit cette dernière.

Ramsès fronça les sourcils en la regardant se jeter sur la gourde comme si cela faisait des jours qu’elle n’avait pas bu. Sa présence était une très mauvaise surprise et il s’en inquiéta.

- Comment êtes-vous arrivée ici ? questionna-t-il, quand elle eut repris quelques forces.

- Je suis tombée de la falaise, expliqua-t-elle dans un gémissement. Je viens de me réveiller... J’ai mal partout !

Ramsès fixa son épaule, dénudée, qui paraissait joliment déboitée avant de lever brièvement les yeux sur le sommet de la montagne.

Avec une telle chute, c’était un miracle qu’elle fût encore en vie...

- Ce n’était pas le sens de ma question, reprit-il en reportant son attention sur elle. Quand êtes-vous arrivée au Gebel Barkal ? Savez-vous où se trouvent mes parents ? Où se trouve Percy ?

- Percy !!!!!

Au nom de son frère, Violet se redressa subitement mais elle ne tenait pas sur ses jambes, aussi tomba-t-elle dans les bras de son cousin.

- Percy !!! Dr Philipp !!! cria-t-elle de nouveau, effrayée. Cousin Walter, il faut aller les aider !

Elle tenait à peine debout mais elle tentait déjà quelques nouveaux pas vers les ruines, ses yeux habituellement vides à présent remplis d’une peur incommensurable.

- Où sont-ils ? répéta Ramsès en la regardant chanceler, peu disposé à la suivre mais réticent à l’abandonner dans son triste état.

- Je ne sais pas ! Nous avons été surpris par des sauvages armés jusqu’aux dents ! Ils leur ont coupé les mains !!! Ils vont les tuer !!!!

- Les tuer ?

Ramsès observa sa cousine d’un air soucieux. Les Nubiens étaient un peuple usuellement courtois et accueillant avec leurs hôtes. Si Percy avait reçu le châtiment infligé aux voleurs, c’est qu’il devait déjà avoir approché le trésor du temple d’Isis... Mais comment savait-il où le trouver ?

- Les Nubiens ne tuent pas les simples voleurs, annonça-t-il calmement en avançant vers Violet. Asseyez-vous. Je vais chercher de l’aide et j’en profiterai pour demander des nouvelles de Percy, ajouta-t-il, devançant la requête de sa cousine.

Il lui laissa sa gourde et entreprit d’avancer vers les ruines. Il n’avait pas l’intention de perdre du temps avec Percy. Au premier medjaï qu’il croiserait, il parlerait de Violet afin que Tarek fût avisé de sa situation et lui envoyât un médecin.

Cependant Violet ne l’entendait pas de cette oreille.

- Ne m’abandonnez pas ici, emmenez-moi avec vous !

- Non, vous pouvez à peine marcher, répondit-il sans se retourner.

- Alors donnez-moi votre bras, comme un vrai gentleman !

Sa voix commençait à s’essouffler derrière lui. Il esquissa un sourire ravi et pressa l’allure.

- Violet, il faudra escalader la montagne et vous ne le pouvez pas !

- Alors portez-moi !

Ramsès stoppa sa marche, exaspéré. Il avait toujours cru que l’obstination que David et Nefret lui reprochaient lui venait de son père. Il découvrait aujourd’hui avoir hérité d’un défaut issu de la branche maternelle...

Il s’apprêtait à reprendre sa route en courant, cette fois, lorsqu’une autre silhouette attira son attention, à l’entrée du temple d’Isis. Silencieuse, de même couleur que les roches, la bête aurait pu passer inaperçue si, après avoir un instant écouté le dialogue entre les deux cousins, elle n’avait poursuivi son activité. Ramsès avait une vue perçante mais dans la lumière éblouissante du désert, il dut mettre sa main en visière.

Le guépard était en train de manger et ce qu’il mangeait retourna l’estomac de Ramsès : Fixés sur deux pylônes, comme crucifiés, au moyen de flèches plantées dans le thorax, les corps mutilés de Percy et de son médecin servaient de savoureux festin. Ramsès était loin mais il reconnaissait les tenues de voyageurs et Violet avait mentionné les mains coupées.

Il déglutit lentement.

Il distinguait les ecchymoses sanguinolentes et les lacérations causées par le félin. Mais les ventres fendus, qui avaient laissé s’échapper les entrailles, avaient été ouverts de la main de l’homme... Les medjaïs avaient fait couler le sang pour attirer la bête. Sans doute les victimes étaient-elles encore vivantes quand elles avaient commencé à être dévorées. C’était ce qu’exigeait tout sacrifice offert à Sekhmet*. C’était ce qu’exigeait le châtiment suprême pour les profanateurs de temples, le Petr’hih’na.

- Pourquoi vous êtes-vous arrêté, Cousin Walter ?

Ramsès frémit. Violet avait fini par le rejoindre. L’espace d’un instant, il l’avait complètement oubliée !

- Que regardez-vous ? Je peux voir, moi aussi ?

Non, il ne fallait pas ! Alors, vivement, il se retourna et lui plaqua le nez contre son torse. Il devait lui dissimuler la vue. Malgré le peu d’estime qu’il avait pour elle, il refusait de lui imposer cet insupportable spectacle. De plus, son cri rendrait le fauve aggressif.

- Ne faîtes aucun bruit, chuchota-il lentement. Il y a derrière moi une grosse bête qui a faim. Nous allons rebrousser chemin parce que l’odeur de sang qui émane de vos blessures pourrait l’attirer. D’accord ?

Violet hocha la tête et Ramsès la fit reculer en veillant bien à lui interdire toute vue en sens inverse.

- Elle est grosse comment ? s’inquiéta Violet.

- Grosse comme un cheval, mentit Ramsès pour s’assurer que sa cousine ne tenterait pas un regard en arrière.

Il la ramena jusqu’à l’endroit où il l’avait trouvée et examina la falaise. Il savait que la cité de la Montagne Sainte était construite sur le modèle de celle de Napata. Aussi devait-il se trouver une faille quelque part qui permettait d’accéder au cœur du rocher. Après un rapide examen, il repéra une anfractuosité à environ huit pieds de hauteur. Il soupira. Il devrait porter Violet jusque là afin de la mettre à l’abri du danger.

L’affaire ne fut pas aisée car Violet avait le vertige mais Ramsès parvint tout de même à la mener jusqu’à la plateforme naturelle que formait le centre du Gebel Barkal. La sorte de grande place était vide. Ramsès s’en étonna. Il était encore tôt mais les Nubiens se levaient toujours avec le soleil. La cérémonie avait-elle cours en ce moment même ?

Ramsès n’avait pas le temps de chercher Tarek ou ses parents. Il dit à Violet d’entrer dans la grande maison qu’elle voyait devant elle et de prononcer le nom de Tarek à la première personne qu’elle rencontrerait.

- Vous ne m’accompagnez pas ? questionna sa cousine à qui la peur conférait une voix désagréablement aigue.

- Non, je dois accéder aux temples pour y chercher Percy. Mais au préalable, je dois trouver un moyen de me débarrasser du gué... du gros monstre qui garde l’entrée.

- Vous pouvez l’éviter en passant par ce passage secret, révéla négligemment Violet en désignant une autre faille dans la montagne. Mais je ne pense pas qu’il y soit. Les sauvages qui nous ont arrêtés dans le temple nous ont fait sortir par là. C’est en voulant m’échapper que je suis tombée.

Ramsès remercia Violet, lui promit de faire son possible pour trouver Percy ( il chercherait un mensonge convainquant plus tard) et la quitta enfin, espérant ne pas arriver trop tard pour arrêter Sethos.

*

La piqure du scorpion lui donnait chaud, les voix se déformaient à ses oreilles, les images devant ses yeux se faisaient confuses.

Nefret avait agi comme le dandy le lui avait conseillé et ne s’était piquée que deux heures avant le début de la cérémonie.

- Pourquoi aussi tardivement ? lui avait-elle demandé alors qu’il était apparu dans sa prison comme surgi de nulle part.

- Parce que si les premiers symptômes apparaissent en public, vous pourrez faire croire à une manifestation directe de la volonté de la Déesse. Que peut faire le Conseil devant les dieux ? Ainsi vous vous lavez de toute accusation et en profitez pour nommer à votre suite qui vous désirez !

- Si je survis... avait-elle tempéré.

L’homme lui avait pris la main.

- Ne vous tourmentez pas. J’ai laissé à la Première Epouse mon antipoison de secours. Elle vous en administrera dès que cette histoire de nomination sera réglée.

Nefret s’était sentie prise d’un élan de gratitude.

- Tarek m’a confié toute l’amitié qu’il vous portait, vous un simple marchand européen. C’est pour lui que vous me venez en aide ?

Le dandy avait souri.

- En toute honnêteté, mes motivations sont plus... personnelles. Et c’est pour les servir que je ne vous conseille pas de retourner vivre auprès des Nubiens. J’espère que la fièvre que vous allez endurer saura vous rendre les derniers souvenirs qui vous échappent encore.

Nefret ne s’était pas attendu à un tel discours. La critique sous-jacente qu’il contenait l’avait déstabilisée. Elle avait alors longuement étudié l’éclat vert qui brillait dans le regard de son interlocuteur.

- Est-ce que je vous connais ? Vous n’êtes pas celui que vous prétendez être, n’est-ce pas ?

Nullement inquiété, l’homme avait continué de sourire :

- Tout dépend qui je prétends être, Milady.

Il lui avait ensuite fait un baisemain parfait et s’était retiré, laissant à Nefret une impression aussi familière que dérangeante.

Mais qui qu’il fût, lui aussi lui disait de quitter la Montagne sainte... pourquoi ? et pour aller où ?

Quand elle se fut piquée, elle sombra dans un sommeil agité où les visages qu’elle avait croisés la sommaient de fuir...

La voix mourante de son père résonnait dans sa tête, lui recommandant d’attendre le secours d’un gentleman britannique, le seul homme qu’elle aimerait, son seul salut. Mais l’enfant qu’elle était ignorait ce à quoi pouvait ressembler un gentleman. Si plusieurs britanniques se présentaient à elle, comment reconnaitrait-elle son sauveur ? Serait-ce le plus grand ? Le plus fort ? Le plus sage ? Dans les contes que sa gouvernante lui lisait, Nefret admirait toujours le lion, l’animal le plus valeureux qu’elle connaissait. Alors, elle imagina que son sauveur serait un lion. Un grand lion à crinière noire, comme son père, dont le regard serait doux avec ses proches et féroce avec ses ennemis. Il traverserait l’immensité du désert pour venir la sauver et l’emporterait sur son dos large et puissant. Pendant trois longues années, fidèle au serment prêté à son père, Nefret avait guetté le lion depuis la fenêtre de ses appartements.

Quand des suivantes vinrent la chercher un peu avant l’aube, pour la préparer au jugement, Nefret avait déjà eu des nausées et ressentait les premiers frissons de fièvre.

Elle se laissa habiller sans broncher, un petit sourire flottant au coin des lèvres.

Puis on la guida vers la grande salle de réception ; en passant devant les appartements de Tarek, elle constata que la porte était gardée par quatre hedj-medjaïs. Déposeraient-ils instantanément leurs armes si la déesse le leur commandait ?

Un groupe de suivantes vêtues de voiles rouges l’attendait dans la salle de réception, auprès d’un escalier de bois dont chaque marche était éclairée de deux lampes à huile, et au sommet duquel trônait sous une sorte de dai, un buste de Maât, la déesse de l’Ordre et de la Vérité. Selon l’usage, ces femmes l’accompagneraient dans la mort parce qu’il n’était pas question de laisser une ancienne prêtresse cheminer seule vers le monde des ombres. En observant attentivement leurs gestes, parce qu’elles étaient voilées, Nefret reconnut certaines de ses suivantes les plus fidèles. Et elle serra les poings. C’étaient toutes les opposantes de la jeune Ensemektoues dont on allait ainsi se débarrasser ! Mais Nefret ne le laisserait pas faire !

Alors que l’ensemble des prêtres se rassemblait dans la salle pour assister au procès, on la plaça à genoux, face à la statue de Maât, entre deux ensenceoirs qui diffusaient des fumées aux parfums entêtants. Puis le Conseil prit place sur des sièges alignés de part et d’autre de la statue, séparés par des torchères posées sur candélabres et le Grand Prêtre d’Aminrê lut les textes d’introduction au Jugement d’Osiris pendant que de jeunes novices dansaient au rythme au son d’une flûte et de deux luths.

Puis il fit la lecture de l’ensemble des crimes dont on accusait la Grande Prêtresse.

Nefret respirait les lourdes fumées en oscillant légèrement d’avant en arrière. Les paupières mi-closes, elle voyait les corps des danseuses disparaître pour ne laisser flotter devant elle que de grands oiseaux orangés dont les ailes, légèrement transparentes, se mêlaient aux langues de feu que soufflaient les torchères.

- ô grands oiseaux, mumura-t-elle, volez jusqu’au Ciel et faîtes descendre la déesse sur moi...

*

Manuscrit H

Le tunnel qu’il emprunta descendait en pente relativement douce dans les entrailles de la montagne. Les murs étaient peints de formules de protection magiques, comme il était d’usage et le sol était dallé.

Ce n’était pas vraiment le moment de penser à ça mais Ramsès ne pouvait s’empêcher ressentir un semblant d’excitation à l’idée d’emprunter un couloir ne figurant sur aucun plan jusqu’alors établi par les Egyptologues ! Le jeune homme se jura de convaincre son père de procéder à des fouilles plus approfondies dès que toute cette histoire serait terminée !

En balayant de gauche à droite la lampe-torche qu’il avait empruntée, il constata qu’une trainée grise longeait le bas des murs. Il continua d’avancer tout en s’interrogeant. C’était bien trop foncé pour être du sable et bien trop granuleux pour être de la terre.

Ramsès s’arrêta net. Il était soudain saisi d’une telle crainte qu’il devait vérifier. Alors, vivement, il se baissa et passa sous son nez une poignée de cette poudre suspecte. La forte odeur de sel qui s’en dégageait ne laissait aucun doute quant à son composant principal : le salpêtre. Et cela fit froncer les sourcils de Ramsès. De la poudre à canon ?

Les Nubiens ne connaissaient pas son existence. Comment pouvait-elle alors se trouver ici ? La réponse se fit tellement évidente que Ramsès rit de sa propre bêtise. Restait à savoir ce que Sethos comptait faire avec. Car si Ramsès n’était pas un expert en explosifs, il savait toutefois que la poudre chinoise, à part émettre beaucoup d’étincelles et beaucoup de fumée, ne servait pas à grand-chose lorsque l’on ne possédait aucune arme à fourbir.

Il médita une seconde.

...A moins que la poudre de ne servît de mèche à une charge de dynamite placée quelque part dans les souterrains. Mais pour quelle raison Sethos ferait-il exploser les galeries ? Quel projet machiavélique était-il venu accomplir en ces lieux ?

Ramsès s’était demandé si son cousin avait vraiment mérité la mort terrible qu’était le Petr’in’hah mais s’agissant de Sethos, aucun doute n’était permis !

Il reprit sa route. Il serait terriblement injuste que le Maître du Crime échappât au châtiment suprême des Nubiens alors que Percy y avait succombé.

Enfin, après une course qui lui parut interminable, Ramsès parvint à une porte de granit. Il l’ouvrit sans difficulté, à son plus grand étonnement. Cela accentua sa méfiance. Il rangea sa lampe-torche et pénétra dans le temple, tous les sens en alerte.

A l’intérieur, on n’entendait d’autre bruit que celui des torches qui flambaient, piquées dans les murs. Ramsès avança prudemment. C’était une petite salle hypostyle, un sanctuaire, réservé à la déesse et sa Grande Prêtresse ; l’étroitesse du lieu le rendait plus époustouflant encore : Les murs étaient chargés de peintures à la gloire d’Isis et au milieu de la pièce trônait un autel de pierre autour duquel s’entassaient meubles, vaisselle, vêtements, objets de toilette en tout genre, véritable trésor que le jeune égyptologue n’avait jamais vu qu’en musée. Au fond de la salle, dans une niche décorée, se trouvait une statue de la déesse, grandeur nature, sculptée dans l’ébène et l’ivoire, parée d’or, de verre coloré et de pierres semi-précieuses. Malgré la situation, Ramsès ne put retenir un soupir émerveillé. La lumière dorée que les torchères répandaient se reflétait en dansant sur la robe de la Grande Dame du Ciel, donnant l’impression qu’Isis bougeait.

Soudain, une ombre passa devant la lumière. Ramsès ressentit le danger et pivota immédiatement tout en courbant le dos, évitant ainsi la lame du sabre qui passa juste au-dessus de sa tête.

Il saisit alors son assaillant par les flancs et l’entraina dans une roulade savamment maîtrisée, à l’issue de laquelle il réussit à plaquer son ennemi au sol, immobilisant ses membres grâce à une prise assurée.

- Vous êtes à ma merci ! triompha le jeune homme, avançant son poignard sous la gorge de son adversaire.

Le génie criminel affichait, une fois de plus, un nouveau masque. Ces horribles dents gâtées ne pouvaient pas être les siennes...

- Ramsès ?! erructa Sethos pour sa part, en reconnaissant son visage.

- Vous semblez surpris. Voudriez-vous me faire croire que cette attaque en fourbe ne m’était pas destinée ?

Son ennemi afficha un rictus moqueur.

- Votre manière de formuler la question en dit long sur la réponse que vous croyez détenir ! Ce qui est un tort ! Vous seriez étonné d’apprendre la vérité !

- Vraiment ? Et quelle est-elle ?

- Hélas, répondit Sethos, théâtralisant son soupir. La proximité de cette lame avec ma gorge me fait accroire que la révélation de cette vérité me serait préjudiciable... Voudriez-vous avoir l’obligeance d’écarter cette affreuse chose afin que je puisse vous répondre ?

Le sarcasme de son ennemi insupportait Ramsès. N’avait-il donc pas la décence de s’inquiéter un minimum ? Pensait-il Ramsès à ce point inoffensif ?

- Veuillez cesser avec votre morgue ! s’agaça-t-il. Vous n’êtes pas en position de...

Mais Sethos ne lui laissa pas le temps d’en dire davantage. Profitant de l’inattention dans laquelle il avait plongé le jeune homme, le perfide bandit ramassa un peu de sable qu’il jeta au visage de son bourreau.

Par réflexe, Ramsès porta ses mains à ses yeux et la panthère en profita pour se dégager d’un coup de pied porté en plein menton. Ramsès, déséquilibré, bascula en arrière. Il se releva immédiatement, prêt à riposter à une nouvelle attaque mais des voix en provenance de l’entrée principale du sanctuaire détournèrent de nouveau son attention. Un court instant, il s’immobilisa, se demandant s’il devait se ruer sur Sethos ou empêcher les nouveaux arrivants d’approcher davantage. Son adversaire décida à sa place.

Ramsès voulut user de son poignard mais Sethos maintint son bras à distance et le poussa derrière l’une des colonnes de la salle. Contre toute attente, il plaqua aussitôt sa main gantée contre la bouche de Ramsès et d’un regard terrifiant, intima au jeune homme l’ordre de se taire.

- Qu’est-ce que ... ? voulut questionner Ramsès

- Fais un seul bruit et nous sommes morts tous les deux, chuchota Sethos en arabe.

Ramsès était tenté de désobéir et de demander pourquoi son britannique d’interlocuteur venait soudain de changer de langue quand, les bruits de pas se rapprochant, Ramsès entendit entrer dans la salle un, deux, trois hommes. La surface de la statue d’Isis était suffisamment lisse pour servir de miroir et Ramsès put s’apercevoir que les nouveaux arrivants étaient équipés comme des archéologues. Lampes torches dans la main et casque colonial sur la tête, ils portaient également de grands fusils de chasse en bandoulière, de grands sacs de voyages ainsi que des pieds de biche...

- Des pilleurs de tombes ! s’exclama mentalement le jeune homme.

Sethos sourit de façon effrayante. C’étaient eux qu’il avait attendus.

Parce qu’il était maintenu immobile entre la pierre et son assaillant, Ramsès le sentit modifier ses appuis et l’instant d’après, la panthère, souple et féroce, bondissait sur ses adversaires.

Ramsès, éberlué, ne put qu’assister à l’étrange scène qui se jouait : Sethos égorgea le premier visiteur puis utilisa le corps du deuxième larron comme d’un bouclier contre les balles de fusils que se mit à tirer le troisième.

- Was ist denn los ?!! s’écria un quatrième individu qui apparaissait à son tour dans la salle des offrandes, deux hommes bâtis comme des armoires à glace sur ses talons.

- Combien sont-ils ??? demanda Ramsès, contraint de combattre l’un d’eux, qui l’avait également repéré à cause du reflet de la statue.

Pour une raison qu’il ignorait, il avait imité Sethos et parlé arabe. Ce dernier l’encouragea en maugréant dans la même langue.

-Toute une expédition, les sales chiens ! !

Puis son improbable allié du moment usa d’une corne du lot des offrandes qu’il souilla en l’utilisant pour crever l’œil de son nouvel adversaire.

Ramsès n’osa pas même imaginer comment son père aurait régi face à un tel sacrilège. Il s’empressa de la lui arracher des mains dès qu’il se fut débarrassé de son propre assaillant.

- Mais que faites-vous encore ici ?! réprouva Sethos. Vous ne pensez pas que c’est le moment de partir ! Vous me gênez !!!

- Vous plaisantez ? se scandalisa Ramsès, bien que son bras, blessé, saignait à grosses gouttes. Vous êtes tout aussi peu recommandable qu’eux ! Comment saviez-vous qu’ils allaient venir ?

- Je ne vous dois aucune explication et je n’ai aucun point commun avec ces mangeurs de saucisses, se défendit le criminel. Mais si ça peut vous rassurer, je n’ai pas l’intention de m’enfuir avec un quelconque butin !

Trois des hommes qui avaient été mis à terre se relevèrent. Dans le couloir, plusieurs paires de bottes dévalèrent les marches.

Sethos durcit son regard.

- Ramsès, si vous avez vraiment envie de faire quelque chose d’utile, pourquoi n’iriez-vous pas secourir votre charmante sœur, par exemple ?

Ramsès tiqua. Sethos avait le don de le surprendre lorsqu’il s’y attendait le moins. Quelle était encore cette nouvelle élucubration ?

- Nefret serait flattée de vous savoir inquiet pour elle mais elle ne craint rien auprès de Tarek, opposa Ramsès malgré tout ce que cette phrase lui coûtait. Et mes parents sont venus veiller sur elle.

Il esquiva le coup que lui portait l’un des Allemands tandis que Sethos en profitait pour attraper l’homme par derrière et lui briser la nuque.

- Cessez de les tuer !!! s’emporta Ramsès en entendant l’horrible craquement. Ce ne sont que de vulgaires voleurs ! Ils ne méritent pas un tel châtiment !

- Détrompez-vous !. Et remontez ! Vous ne semblez pas très bien informé de la situation. Vos parents ne refuseraient pas un coup de main pour empêcher les Nubiens de tuer Mrs Peabody...

Ramsès n’avait aucune raison de croire un seul de ses mots. Le trésor n’était pas en sécurité et Sethos n’était pas un homme de confiance. Il ne cherchait qu’à éloigner le fils Emerson pour faire ses petites affaires tranquillement ! Mais... la surprenante présence de Percy et Violet en ces lieux, l’absence au contraire de la garde nubienne prouvaient effectivement que Ramsès n’était pas au fait des récents événements.

- N’espérez pas que je vous laisse vous enfuir, avertit-il finalement. Je vais juste vérifier que tout se passe bien là-haut et je redescends aussitôt !

- Sage décision, salua Sethos avec cette condescendance qui n’appartenait qu’à lui.




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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyMer 14 Nov 2012 - 17:48

Chapitre 23 : Les aventuriers de la montagne perdue

- partie 2/2 -



Le Grand Prêtre d’Aminrê avait lu les accusations portées contre Nefret et conclut férocement à l’adresse de celle qui n’avait pas encore plaidé :

- Oses-tu nier que tu as fait venir Pharaon dans ta couche ?

- Il est venu dans ma chambre guidé par la volonté des dieux et nous ne les avons pas offensés ! se défendit la jeune femme.

- Ce n’est pas ce que disent tes suivantes !

- Les suivantes n’étaient pas dans la chambre ! s’insurgea Nefret. Comment porter foi à leurs commérages ?

- Parce que tu te moques de nous depuis ton retour ! Tu oses te présenter devant Isis alors que tu es impure et traitre à tes origines ! En voici la preuve !

Le Grand Prêtre frappa dans ses mains et un medjai fit son entrée, tenant par le bras une pauvre créature en haillons et en pleurs. Quand le soldat la jeta aux pieds de Nefret, la jeune femme crut que la fièvre lui donnait déjà des visions. Car sur le dallage de brique, secouée de spasmes, se trouvait la sœur de Percy, à peine reconnaissable.

- Violet ?

Cette dernière sembla profondément soulagée de rencontrer enfin un visage familier. Et pour cause, sa mise défaite, tachée de sang, attestait de difficultés qu’elle avait dernièrement rencontrées.

- Que lui avez-vous fait ? s’effraya Nefret

- Rien pour le moment, répondit allègrement le Grand Prêtre d’ Aminrê. Mais là n’est pas la question ! Reconnais-tu cette femme ?

- Oui, il s’agit de la sœur de mon époux.

- Nous y voilà ! s’exclama joyeusement le Grand Prêtre d’Aminrê. Tu es donc revenue ici après avoir intimement connu un homme ! Un homme honteux et peu valeureux car il n’a pas su tenir sa sœur ! Celle-ci a été surprise, en effet, tentant de piller les temples des dieux !

- Comment ?

Nefret regarda Violet avec des yeux ronds. Elle ne pensait pas sa belle-sœur capable d’une telle chose.

- Comment connaissait-elle leur existence, oui, c’est la question que le Conseil se pose ! poursuivait le Grand Prêtre avec éloquence. Et la réponse ne peut être que la suivante : c’est toi, intrigante et traitre à ton peuple, qui lui a révélé l’emplacement des sanctuaires !

- Non, c’est faux ! s’indigna Nefret.

- Alors, je te le demande, dit encore son accusateur n’écoutant pas même sa réponse, entourée d’une famille aussi peu honorable, quel genre de prêtresse vertueuse peux-tu être ? Tu l’as humiliée, reniée, et par conséquent, tu n’as aucun droit à t’opposer à la désignation de la nouvelle prêtresse d’Isis !!!!

L’assemblée des prêtres, dominée et influencée par le Conseil insulta vertement Nefret sans même songer à l’improbable causalité qu’établissait pourtant si naturellement le Grand Prêtre entre les différents éléments de cette affaire. La volonté de la condamner à mort émanait si grotesquement de ses propos qu’il était confondant que personne ne réagisse à ses accusations. Tous les prêtres de cette assemblées n’étaient-ils donc que des pantins ?

C’est à moment que la porte s’ouvrit à la volée. Deux individus escortés de quatre gardes remontèrent l’allée centrale où sous le regard interdit de l’assemblée.

- Par l’enfer ! cria en anglais un homme dont la voix tonitruante ne pouvait appartenir qu’à l’oncle Radcliffe. Quelqu’un pourrait-il me dire ce qui se passe ici ?!

Nefret tourna le regard dans sa direction et ouvrit de grands yeux.

Le professeur Emerson se trouvait non seulement présent mais encore vêtu à la mode nubienne : torse nu, décoré d’un magnifique pectoral et la taille sanglée d’un long pagne de lin aux plis savamment travaillés.

- Qui parle anglais, ici ?! ragea-t-il. J’exige un interprète ! La façon dont nous avons été reçus n’est pas digne de votre grandeur !

Ensemektoues s’avança promptement, fière de montrer qu’elle savait la langue des Etres Supérieurs. L’oncle Radcliffe exposa alors sa colère en prétextant que cela faisait six heures que honorable épouse et lui étaient arrivés au Gebel Barkal et qu’hormis un bain et un repas, il ne leur avait été permis de voir personne, pas même d’être reçus par le roi !

- Et que fait la Grande Prêtresse ficelée comme un rosbif ? conclut-il abruptement en voyant Nefret, pieds et mains liés.

Ensemektoues traduisit de son mieux ( sauf la dernière question qu’elle ne comprit pas). Son oncle fit une réponse qui déplut fortement au professeur Emerson dont la réaction déplut plus fortement encore au grand Prêtre. Il ordonna finalement aux Medjaïs d’intervenir.

- Arrêtez-les ! Tous ceux qui ont approché l’intrigante ont été victimes de ses maléfices. Les Etres Supérieurs, qui étaient autrefois nos amis, ne pourront le redevenir que lorsque la mort de la traitresse fera cesser sa magie !

L’esprit frappé par les révélations du prêtre quant aux relations entre les Nubiens et les Emerson, Nefret assista, passive et impuissante, à l’arrestation de l’oncle et de la tante de Percy.

- Qu’est-ce que c’est que cette supercherie ?! s’époumona l’oncle Radcliffe. Je vous défends d’approcher ma fille !! Faîtes-lui le moindre mal et c’est la colère de tous les dieux que je ferai pleuvoir sur votre cité !

A le voir braver les sabres des soldats à mains nues pour venir la délivrer, à l’entendre l’appeler « ma fille » Nefret se troubla. Pourquoi agissait-il ainsi ?

Elle repensa aux mots du Grand prêtre. Emerson, connu à la montagne sainte comme « L’Etre Supérieur, Celui qui frappe les ennemis de Maât » était-il venu de la lointaine Angleterre juste pour la sauver ?

Il se démenait comme une bête sauvage pour approcher des escaliers, luttant seul contre toute la garde. Ses yeux de saphirs lançaient des éclairs. Ses bras puissants frappaient avec force et précision tandis que son large dos, éclairé au feu des torchères, faisait naître dans l’esprit de Nefret une image familière.

Quand l’un des Medjaïs le frappa à la tête, sur sa crinière de boucles noires, il ne cria pas comme un homme mais rugit comme un fauve. Alors Nefret poussa une exclamation.

Il s’était formé dans sa tête, brisant la barrière des souvenirs, l’image d’un grand lion qui traversait le désert pour venir la sauver.

Nefret avait peine à le croire. Le professeur Emerson... Etait-ce lui son sauveur ? Le gentleman désigné par son père ? Elle avait grandi auprès de la famille Emerson, avait-on dit... Elle se souvint de la phrase du professeur, sur le quai de gare, à propos du portrait qu’il avait d’elle dans son bureau ; elle se souvint de la conversation qu’elle avait eue avec Tante Amelia, en achetant ses gants... et le cousin Walter ne lui avait-il pas dit qu’un jour, elle le remercierait de l’avoir mise en garde contre Percy ?

Mais s’ils avaient raison, pourquoi le simple prononcé de leurs noms la faisait-elle enrager autant ?

Tarek devait savoir. Il avait désiré parler des Emerson et elle avait refusé. A présent, elle souhaitait l’interroger. Mais pour cela, elle devait survivre ! Il était temps de faire parler Isis !

Alors elle se leva et, rythmée par les battements de son cœur entré en tachycardie, portée par les frissons de fièvres et les sensations de vertige, elle fit onduler son corps dans une danse mystique et incontrôlée, récitant pêle-mêle des bribes de prières arrachées aux textes des Sarcophages.

- Que lui arrive-t-il ? s’étonna le Grande Prêtre d’Aminrê.

- Elle est brûlante ! répondit l’un des gardes qui étaient accourus pour la maîtriser.

- Ne touchez pas la servante de la Grande Dame du Ciel ! cria Nefret d’une voix rauque. Malheur à ceux qui voudront la châtier en mon nom !

Dans l’assemblée, les prêtres s’agitèrent. Une partie échangea des regards dubitatifs tandis que l’autre poussait ouvertement des exclamations pieuses.

- La Déesse est avec elle ! constata de même l’un des membres du Conseil

Les hedj-medjaïs, confus, reculèrent, arme baissée. S’ils prenaient leurs ordres des Grands Prêtres, ils ne pouvaient aller contre la volonté directe de la déesse !

- Mensonges ! accusa le Grand Prêtre d’Aminrê, tentant de couvrir de sa voix puissante les paroles liturgiques de Nefret. Isis ne peut pas protéger cette usurpatrice ! Soldats, ne laissez pas cette magicienne exercer de nouveaux tours !

Nefret fut aussitôt encerclée et bâillonnée. Alors elle s’affola. Le plan de Merenreth avait échoué, le plan du Professeur Emerson avait échoué et même celui de l’étrange dandy européen avait échoué. Elle semblait condamnée. Ainsi que l’avait redouté son père, la Montagne Sainte allait la tuer.

*
Manuscrit H

Ramsès était partagé entre l’inquiétude sur le sort de sa famille et la frustration de ne pouvoir affronter son vieil ennemi. A contrecœur, il remonta en courant le couloir piégé de poudre à canon. L’arrivée des Allemands l’avait surpris. Devait-il disperser la poudre pour faire échouer les projets de Sethos ou devait-il l’aider à se débarrasser de ces pilleurs ? Mais en étaient-ils vraiment ? Pourquoi Sethos ne souhaitait pas leur apprendre qu’il était britannique ?

Saisi de doutes, il se baissa pour ramasser deux généreuses poignées de l’explosif. La ligne de feu étant ainsi coupée, le couloir ne pourrait plus s’enfumer. Puis, comme il ne savait que faire de son butin, il le fourra temporairement dans ses poches et poursuivit sa route.

Une fois de retour à la surface, il se précipita vers la maison, cherchant à s’orienter vers l’endroit où devait se tenir la cérémonie.

Les voix des prêtres le guidèrent facilement et bientôt Ramsès se retrouva sur un balcon depuis lequel il avait une vue plongeante sur la scène qui se jouait juste au-dessous de lui.

Tous le clergé de la Montagne Sainte semblait s’être rassemblé dans la grande salle de réception. Tout autour d’eux, les Hedj-Medjaïs montaient la garde, auprès de chaque porte, comme s’ils craignaient que la cérémonie ne fût dérangée. Et elle l’avait sans doute été puisqu’au milieu des gardes, Ramsès découvrit avec stupeur les silhouettes de ses deux parents, ainsi que Violet, faits prisonniers. Il se dissimula alors derrière un rideau, tendant le cou pour mieux observer. Sa mère avait été privée de son ombrelle au manche d’acier et semblait indemne mais son père reposait sur les genoux de cette dernière, inconscient et le visage ensanglanté.

Sethos avait donc raison ! Ramsès en était saisi. Une fois de plus, les Nubiens traversaient une crise qui les avait retournés contre les Emerson. Mais si le Maître du Crime en avait été avisé, dans ce cas, pourquoi Daria n’avait-elle rien dit ? Si elle avait véritablement cessé de travailler pour lui, comme elle le prétendait, pourquoi n’avait-elle pas prévenu Ramsès du danger ? Il apparaissait qu’elle l’avait de nouveau attiré dans un piège...

Le jeune homme crispa la mâchoire et ferma les yeux un instant. Daria cesserait-elle jamais de lui mentir ? Il ouvrit de nouveau les yeux, sentant monter en lui le regret. Toutefois, il ne ressentait ni surprise, ni affliction. Pouvait-on encore être déçu par quelqu’un à qui l’on avait déjà retiré sa confiance ? Et quand l’amertume remplaçait le chagrin, que restait-il de l’amour ?

Ramsès chercha Nefret. La Grande Prêtresse se trouvait au bas d’un escalier, au centre d’un cercle que formait le Conseil des Prêtres. Elle aussi était prisonnière, ligotée et à genoux, sous bonne garde. A deux pas d’elles, le Grand Prêtre d’Aminrê officiait la cérémonie en psalmodiant, appelant le tribunal des dieux, pour venir juger l’infidèle qui avait osé trahir la Grande Dame du Ciel.

- Puissant Osiris, reprenait le Grand Prêtre, Toi qui trône en juste sur le royaume des morts, viens accueillir l’âme repentie de Ta nouvelle fille !

Cette fois, Ramsès réagit. Les découvertes allaient pour lui de mauvaises surprises en catastrophes ! Nefret allait être sacrifiée ?!!!

Il chercha immédiatement le regard de Tarek. Comment ce pharaon pouvait-il laisser accomplir une telle chose ?!!! Mais le roi n’assistait pas à la cérémonie. Ni sa Première Epouse, ni le Grand Vizir. Ramsès étouffa un soupir désespéré. Décidément...

Pendant ce temps, Le Grand prêtre attaché au culte du dieu concerné sortit du cercle du Conseil et s’avança près de l’autel. Sa tête était recouverte d’un masque à l’effigie du dieu momifié.

- Loué soit Osiris ! scanda l’assemblée des prêtres en s’inclinant.

- Impartial Anubis, poursuivit le chef du Conseil, Maître des cérémonies, viens prononcer la sentence que mérite cette ignominieuse !

Le prêtre qui servait Anubis sortit à son tour du Conseil, un masque du grand chien noir sur la tête.

- Loué soit Anubis ! acclama encore la foule des prêtres.

Ramsès se retourna et recula dans l’ombre de la mezzanine, réfléchissant calmement. Comment dissuader les prêtres d’exécuter Nefret dans sa position ? Comment venir en aide à ses parents avec son bras blessé ? Comment rendre son autorité à Tarek qui devait être en fuite ou séquestré quelque part ? Et comment faire tout cela avant que Sethos ne dynamite les galeries qui avaient été creusées sous la montagne ? La situation était compliquée, la garde des prêtres était nombreuse et Ramsès était seul !

Il jeta encore un regard à la cérémonie.

En contrebas, le Grand Prêtre d’Aminrê finissait d’appeler son conseil. Après s’être inclinés devant le buste de Maât, les juges se retirèrent pour délibérer. Quand ils reviendraient, c’est un à un qu’ils rendraient leur verdict au nom de leurs dieux respectifs.

La seule pensée pertinente qui vint à Ramsès était de provoquer un débat ( ou une catastrophe) qui suspendrait le cours de la cérémonie. Le jeune homme songea alors à la poudre à canon qui se trouvait dans ses poches. Ramsès hocha la tête, pris d’une idée. C’était risqué mais cela devrait fonctionner. Après tout, n’était-il pas « Celui qui parle au nom du dieu » ? Il étira un de ses rares sourires. C’était le moment de mettre ses compétences en pratique ! Le désavantage numérique en serait annulé et tous s’en sortiraient sans recourir aux armes. Il baissa brièvement le regard sur son bras blessé. La plaie était affreuse mais douleur était supportable. Avec un bon garrot, elle ne devrait pas trop le gêner.

Vivement, il rebroussa chemin, cherchant à se rendre dans les appartements de l’un des prêtres. Il n’y avait pas que Sethos qui aimait se déguiser...

*

Le Conseil des Prêtres s’était retiré pour délibérer ( ou feindre la délibération). Nefret, commençait à être gagnée par des symptômes plus violents du poison.

Qu’allait-il se passer à présent ? Serait-elle épargnée si elle perdait soudain connaissance ? Elle ne voulait pas mourir maintenant. Alors, elle frottait discrètement ses poignets l’un contre l’autre, tachant de détendre ses liens. Quand les cordes seraient lâches, il serait facile de courir les rompre à la chaleur des torchères.

Malheureusement les prêtres revinrent plus rapidement de prévu et reprirent leur place face à la suppliciée. Tous semblaient déterminés à en finir au plus vite !

La musique s’interrompit, le Grand Prêtre d’Aminrê se leva de son siège en souriant.

- Grands Prêtres, les accueillit le Grand Prêtre d’Aminrê en écartant grand les bras, vous avez recueilli la parole des dieux et le moment est venu de nous rapporter leur décision.

- Grand Prêtre de Geb, Prince de ce tribunal, que dis-tu ?

- Ammout ! répondit le prêtre d’un ton impitoyable.

Le Grand Prêtre d’Aminrê sourit avec satisfaction. En appeler au monstre dévoreur des âmes revenait à condamner Nefret.

- Grand Prêtre de Nout, qui accorde la résurrection des corps, que dis-tu ?

- Ammout ! répondit le prêtre sans plus de clémence.

Le Grand Prêtre de Seth, Le Grand Prêtre de Nephtys, le Grand Prêtre d’Osiris, le Grand Prêtre de Shou, l’un après l’autre, les complices donnaient tous la même réponse. Que leur avait promis le Grand Prêtre d’Aminrê pour les corrompre à ce point ?

Nefret tirait sur ses liens avec une impatience et une angoisse grandissantes. Pourquoi cette fichue corde ne voulait-elle pas se détendre ?!!

De son côté, le Grand Prêtre d’Aminrê jubilait. Il se tournait à présent vers le Grand Prêtre d’Horus, celui qui, parce qu’il servait le culte de l’un des dieux les plus puissants, appuierait le mieux la condamnation de Nefret.

- Et toi, Grand Prêtre d’Horus, Dieu supérieur et lointain, Qui porte le Soleil et la Lune dans Ses yeux, Dieu des Justes et de la Paix, Qui venge Son Père et qui protège Sa Mère. Fils d’Isis, que dis-tu ?

- Je dis « assez » !

A cet instant un profond silence s’établit dans l’assemblée. La voix terrible qu’il avait prise et qui résonnait comme en écho ne ressemblait pas à une voix d’homme. D’ailleurs, son méroïtique possédait un accent singulier. C’est ce qui fit relever la tête de Nefret.

Elle écarquilla aussitôt les yeux.

Le prêtre qui se tenait debout devant elle était infiniment plus grand que tous les autres. Plus étonnant encore était cette lumière vive et dorée qui irradiait de lui, rendant surnaturel ce corps harmonieux qui se devinait sous les plis de sa longue tunique de lin. Il avait la main levée, en signe de commandement et une profonde majesté émanait de ce simple geste.

Sans doute s’était-il attendu à ce que tout le monde regarde sa main car il la baissa ensuite lentement sur les poings liés de Nefret. Elle ressentit un pincement et les cordes se rompirent, comme sectionnées par une lame. Pourtant elle n’avait vu aucune dague dans sa main. C’est ce qui fit s’élever des murmures dans la salle.

- Et Toi, fille d’Isis, je te dis bienheureuse d’être aimée de la Déesse.

Tout en parlant de son étrange voix mystique, il lui ouvrit les mains et y déposa une fleur de lotus. Le Conseil des Prêtres en étouffa une exclamation tandis que l’assemblée s’agitait fortement. En offrant à l’accusée la fleur de la vie, le Grand Prêtre d’Horus donnait son acquittement

- Qu’est-ce que... ? Qu’est ce que tout cela signifie ?!!!! s’emporta le Grand Prêtre d’Aminrê. Ce n’est pas le Grand Prêtre d’Horus ! De quel droit, usurpateur, te permets-tu de détacher la coupable ? Medjaïs, arrêtez-le !

Alors le Conseil des Prêtres recula pour laisser s’avancer les soldats.

- Ne vous opposez pas à moi, ouailles du Soleil ! gronda le Grand Prêtre d’Horus ( ou qui qu’il fût !). Car en votre nom d’Homme, vous êtes les pleurs de mon œil resplendissant et je dirige le souffle vital qui vient à vos narines. **

- Horus !!! s’exclama le Grand-Prêtre de Thot.

- Loué soit Horus ! cria-t-on dans l’assemblée.

Et les prêtres se prosternèrent devant l’apparition du dieu.

- Gottesque ! s’opposa le Grand Prêtre d’Aminrê en faisant une grimace horrifiée. Guerriers de la Maât, agissez !

- Non !! s’opposa cette fois le Grand Prêtre d’Anubis. Vous voyez bien que le dieu parle au travers de son serviteur !

Les Medjaïs échangèrent entre eux des coups d’œil hésitants mais finirent par donner du coup de sabre.

Nefret crut sa dernière heure arrivée. Tout contre le flanc du prêtre, elle était une cible immédiate.

Mais le curieux Horus était vif et vigoureux. D’un bras il ceintura Nefret tandis qu’il tendait l’autre vers les lampes qui ornaient les escaliers. Alors une formidable explosion de feu détourna les attentions tandis que le dieu bondissait souplement en arrière. L’assemblée des prêtres, surprise et inquiète se mit à pousser de grands cris

- La magie d’Horus est contre nous !

- La colère des dieux est sur nous !

- L’Etre supérieur l’avait annoncé !

Il ne faisait aucun doute que seul le puissant œil d’Horus pouvait manipuler les boules de feu de la sorte. Et le dieu impressionnait les fidèles. Nefret, parce qu’elle était pendue au cou de son protecteur avait été la seule à voir l’homme souffler de la poudre noire vers les lampes à huile.

Alors qu’il reculait pour parer un nouvel assaut des gardes, elle le vit tracer discrètement au sol une fine ligne de poudre derrière laquelle il se réfugia avant d’y mettre le feu de façon spectaculaire. La poudre crépita en mille gerbes étincelantes avant de produire un écran de fumée.

A l’abri des regards, il déposa Nefret derrière l’escalier et s’accroupit près d’elle.

- Ramsès ! dit-elle en se jetant à son cou, refusant qu’il la lâchât.

- Tu te souviens ? murmura-t-il.

- Non, admit-elle en goutant enfin le bonheur d’avoir retrouvé celui qui lui manquait le plus. Mais je sais que c’est toi !

Il se dégagea et l’observa un instant.

- Es-tu blessée ?

Elle fit « non » d’un battement de paupière.

- Tu as l’air fiévreuse et tu as les mains glacées, fit-il remarquer.

- C’est que mon plan n’était pas aussi parfait que le tien ! répondit-elle avec un sourire qu’elle ne parvenait pas à contenir.

- Tiens bon. Ce sera bientôt fini, rassura-t-il. Reste cachée mais prends ça.

Il lui présenta la lame de rasoir dont il avait probablement usé pour rompre ses liens.

- Au cas où je ne verrais pas que tu es attaquée, expliqua-t-il avant de se redresser.

Le corps de Nefret s’engourdissait peu à peu mais son cœur envahi d’amour, se mit à battre à grands coups, soufflant de nouveau un peu de vie en elle. Ce chevalier servant, même s’il portait un masque, elle l’avait reconnu. Cet amour mystérieux, même si elle ne se remémorait pas son visage, son cœur s’en était souvenu.

Cédant à un mouvement de passion, elle attira encore Ramsès à elle et posa vivement ses lèvres sous le bec, là où, derrière le masque, devait se trouver la bouche de l’homme.

- Sauve-moi... pria-t-elle

- Toujours. Quoi qu’il m’en coûte.

Il n’ajouta rien d’autre et repartit au combat.

Surprenant les medjaïs par derrière, il parvint à se frayer un chemin jusque devant le Grand Prêtre d’Aminrê qui trembla bien que n’étant menacé par aucune arme.

- Quelle magie est-ce là ? Qui es-tu et que veux-tu ?

Le chevalier servant de Nefret répondit :

Rê Horahkty a dit : « J'ai crée les quatre vents pour que tout homme puisse respirer comme son frère ; les grandes eaux pour que le pauvre puisse en user comme le fait son seigneur ; j'ai crée tout homme pareil à son frère ; j'ai défendu que les hommes commettent l'iniquité. Mais leurs cœurs ont défait ce que ma parole avait prescrit. » ***

Dans l’assemblée, les prêtres avaient cédé à la panique. Tous s’étaient mis à genoux et récitaient hymnes et incantations de toute sorte, cherchant à s’attirer le pardon du dieu.

- Salut à toi, Horus, Prince ailé ! Mets l’harmonie sur tes terres comme tu as mis l’harmonie dans tes yeux .

- Nous te reconnaissons, Soleil du matin. Eveille-toi en paix !

- Que ton cœur vengeur terrasse le mal et pardonne à tes fidèles...

- Non ! cria encore le Grand Prêtre d’Aminrê. Tu ne peux pas être Horus !

- Et pourquoi pas ? intervint le Grand Prêtre de l’impartial Anubis. Horus serait tout indiqué à se manifester si la servante d’Isis venait à être injustement condamnée !

- Ce ne sont que des fables ! Le Conseil des Prêtres sait bien lui, que ce ne sont jamais les dieux qui...

Il s’interrompit brusquement, sentant le regard attentif de l’assemblée des prêtres sur lui. Le Grand Prêtre d’ Aminrê était bien forcé de reconnaître qu’il ne pouvait dénoncer une imposture sans en révéler une plus grande encore.

- Enfin, se reprit-il, usuellement, les dieux nous délèguent l’autorité pour ne pas avoir à régir la vie du commun des mortels. Mais si Horus a daigné descendre du ciel, nous l’écoutons. Parle ô Grand Horus.

Fier de son jeu, l’homme sous le masque se tourna face à la foule et étendit les mains.

- Que ne soit opposé aucun empêchement mauvais contre la servante d’Isis ! Elle a été proclamée juste devant Geb, prince des dieux par Thot qui la juge conformément à ce qu'il sait, après qu'elle a comparu à la barre, sa plume sur sa tête, sa Maât à son front. ****

- Comment ?!! s’étrangla le Grand Prêtre d’Aminrê. Vous voulez l’innocenter ?!!!

- Oui, il l’innocente ! répéta fortement Tante Amelia. Prêtres, vous en êtes tous témoins ! Ainsi soit la volonté d’Horus, par la bouche duquel parlent tous les dieux !

- Ainsi soit la volonté d’Horus, acquiescèrent les Grands Prêtres d’Anubis et de Thot.

- Ainsi soit la volonté d’Horus, répéta l’assemblée des prêtres.

Nefret ne dit rien mais elle était heureuse. C’était le professeur Emerson qui était censé venir à son secours, c’était lui que son père lui avait demandé d’attendre mais elle était bien contente que son salut vînt d’un autre.

- Et que décides-tu, O Puissant Horus, quant au Grand Prêtre d’Aminrê ? reprit Tante Amelia, qui était bien décidée à en profiter pour régler définitivement le sort de cet opposant politique.

Le faux porte-parole du dieu réfléchit une seconde puis étendit de nouveau les bras :

- Les ennemis de la servante sont dans l'affliction, reprit le Grand Prêtre d’Horus, car elle a repris possession de tous ses biens, étant proclamé juste. Quant à toute chose mauvaise que les Infidèles parlaient de faire contre elle en présence des dieux, comme ils ont été contre les dieux, de même les dieux seront contre eux ! Pharaon fera appliquer la volonté que Geb lui portera en songe. ****

- Qu’il en soit ainsi ! conclut Merenreth. Gardes, escortez le Conseil des Prêtre jusqu’à une chambre commune et veillez à ce qu’il n’en sorte pas. Il est suspendu de ses fonctions jusqu’à ce que Pharaon se prononce sur son sort !

- Non !! s’opposa le Grand Prêtre d’Aminrê. C’est de la calomnie ! Aminrê m’a parlé à moi aussi ! Il n’est pas de cette volonté !

Et, fou de rage, il se jeta à la gorge du Grand Prêtre d’Horus. Le héros de Nefret était plus grand mais le grand prêtre était tout aussi bien bâti. Ils luttèrent un court instant à forces égales lorsque Ramsès céda brusquement sous une pression que le Grand Prêtre d’Aminrê exerçait sur son bras. Ce dernier s’en rendit compte également et retira vivement sa main, révélant à la foule la manche de son adversaire que le sang teintait de rouge vif.

- Il était blessé ! s’exclama le Grand Prêtre d’Aminrê, surpris et ravi de sa découverte. Mes frères, c’est une imposture ! Le vrai Grand Prêtre d’Horus n’était pas blessé au bras !

Puis, se tournant aussitôt vers la garde religieuse :

- Hedj-Medjaïs ! Emparez-vous de lui ! Nous allons lui ôter son masque et voir ainsi si j’ai tort !

De nouveau, les soldats fondirent sur leur cible, brandissant leurs sabres. Nefret retint son souffle ; son Ramsès se trouvait loin des torchères et elle ne savait pas s’il lui restait de la poudre. Qu’importe, ce magnifique guerrier s’empara de l’un des encenseoirs qu’il fit tourner au dessus de sa tête comme une fronde. En s’ouvrant, le récipient libéra sa cendre incandescente qui voleta jusqu’aux yeux des Medjaïs et en fit reculer la première ligne. Mais le reste de la garde valide donna l’assaut . Nefret serra la lame de raseoir dans sa main. Ils n’étaient pas moins d’une douzaine à sauter sur le valeureux héros ! La jeune femme ne pouvait les laisser le tuer ! Elle rassembla ce qui lui restait de forces pour accourir et inciser, comme avec un scalpel, l’arrière du genou des attaquants les plus proches.

- Nefret, non !! cria l’une de ses suivantes, effrayée, en la retenant par les épaules.

- Laisse-moi !! Donne-moi plutôt un arc !

Comme toute princesse nubienne, Nefret avait appris à tirer à l’arc. Ce n’était pas parce qu’elle était devenue amnésique qu’elle avait oublié cet art. Cependant, elle n’eut pas le temps d’arracher un carquois de flèches à l’un des gardes tombés. Car soudain un grondement semblable à cent orages se fit entendre et le sol trembla. Les murs les moins solides se déplacèrent et quelques pierres chutèrent du toit, assommant les prêtres et les medjaïs qui avaient eu l’infortune de se trouver dessous.

- Par la barque divine ! s’affola le Grand Prêtre d’Aminrê, qu’est-ce que c’est ?!!

Tous le prêtres coururent à la porte et sortirent examiner le ciel et le pied de la montagne d’où était survenu le bruit infernal.

- Le temple d’Isis !!! s’écria-t-on. Il fume !! On dirait qu’il s’est effondré de l’intérieur !!!!

Alors un grand cri d’effroi se répandit parmi les prêtres.

- La déesse se venge !!!

- Isis soutient Horus !!

Les medjaïs s’écartèrent aussitôt du corps qu’ils lacéraient de coup. Mais le dieu ne se releva pas.

- Hommes de peu de foi ! s’écria Nefret ne parvenant pas à retenir ses larmes. Les démons soient sur vos têtes et dans vos maisons !!!!

- A genoux mes frères ! A genoux ! commanda alors le Grand Prêtre de Thot à ses semblables, prenant la direction du Conseil des Prêtres.

L’assemblée se prosterna et implora la clémence et la pitié des dieux pour le sort qu’ils venaient de faire subir au Grand Prêtre d’Horus. Mais il était trop tard.

Nefret se laissa tomber auprès du corps inanimé. Peu lui importait ce qu’il adviendrait du grand Prêtre d’Aminrê et de sa nièce, elle n’avait qu’une pensée : Elle venait de perdre à jamais celui qu’elle avait tant peiné à trouver, celui qu’elle aimait et qui détenait toutes les clefs de son passé.

- Qu’as-tu fait ?! murmura une voix horrifiée dans son dos.

- Je ne voulais pas... s’excusa Nefret

- Tu n’avais pas le droit !

- Je ne voulais pas...

- Sois maudite ! dit encore la voix, frémissant de colère. Il était à moi ! A moi !!!

- Daria, non !

A ce cri jeté, Nefret se retourna et la dernière chose qu’elle vit fut la lame d’un sabre qui s’abattait sur elle.



A suivre...



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*Sekhmet : déesse à tête de lionne. Déesse guerrière, destructrice, elle combat ( et massacre ! ) les ennemis du dieu-soleil Rê, dont elle symbolise la rage, la vengeance, la fureur.

** Adaptation d’un extrait du Livre des Portes ( recueil de textes qui reprend lui-même les textes du Livre de l’Amdouat). Ces textes figurent partiellement sur les tombes des pharaons dans la Vallée des rois).

*** Citation figurant sur un bas-relief appartenant à l’enceinte du temple de Deir El Medineh.

****Adaptation des extraits des chapitres 7 à 9 des Textes des Sarcophages, traduction de Claude Carrier
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyVen 14 Déc 2012 - 20:09

Chapitre 24 : La prière d’Isis

- Partie 1 -

Manuscrit H

- Sauve-moi

Nefret souffla cette supplique juste après l’avoir embrassé. Ce n’avait pas été un véritable baiser puisque le masque avait empêché leurs lèvres de se toucher. Néanmoins, il avait été le plus beau que Ramsès eut jamais reçu.

- Toujours. Quoiqu’il m’en coûte.

Ce n’avait pas été non plus la chose la chose la plus pertinente à lui répondre. Toutefois, c’était héroïque et Ramsès, tout guilleret après ce baiser, se sentait l’âme d’un héros.

Il alla alors affronter les derniers medjaïs qui bloquaient encore le passage jusqu’au Grand Prêtre d’Aminrê. Ramsès ne le laisserait pas cette canaille s’en tirer innocemment.

Une tirade par-ci, une tirade par-là et la foule se prosternait à ses pieds, certaine d’avoir affaire au dieu ailé. Sa ruse ne dupa pourtant pas ce brigand de chef du Conseil des Prêtres qui le combattit à mains nues et le mit en difficulté lorsqu’il pressa involontairement son bras endolori.

- Du sang ? C’est une imposture ! Hedj-Medjaïs, emparez-vous de lui !

La trop grande assurance qui habitait Ramsès jusque-lors se dissipa légèrement, juste assez pour le faire descendre du petit nuage sur lequel un beau baiser l’avait fait monter. Reprenant pieds avec la réalité, il vit voler des cendres pour invalider la première ligne de la garde qui fonçait sur lui.

La situation tournait dangereusement à son désavantage. Il n’avait plus de poudre noire, son bras redoublait de douleur et il ne possédait qu’une petite dague pour riposter aux sabres des medjaïs. Mais ne perdit pas courage. Il ne pouvait pas échouer, il avait promis à Nefret de la sauver.

Les premiers soldats fondirent sur lui et ces derniers n’étant munis d’aucune armure de protection, il était facile pour Ramsès de briser un poignet ou porter un coup de pied dans l’aine ou l’estomac. Cependant, le surnombre de ses adversaires l’ensevelit et ne put parer toutes les attaques. La succession acharnée des coups de lames dans son ventre le fit faiblir. Le plastron qu’il y avait accroché en guise de protection ne tiendrait pas longtemps, il ressentait d’ailleurs les premières estafilades des assauts les plus violents. Puis, sous une attaque portée à son flanc sans défense, il fléchit le genou. Mais il devait tenir bon, cela ne devait plus tarder, à présent.

Quelques secondes plus tard, en effet, le grondement d’une explosion secoua les murs de la grande salle. Déséquilibré, Ramsès bascula en arrière et s’assomma à demi en heurtant le sol. Heureusement qu’un masque de bois épais protégeait sa tête !

Les Nubiens, terrorisés, implorèrent le pardon des dieux et les medjaïs reculèrent. Ramsès soupira de soulagement. Sauvé ! Tant pis s’il avait dû sacrifier un joli couloir antique, le dynamitage que le jeune homme avait lui-même déclenché avait été son seul salut.

Alors que les membres honnêtes qui formaient le Conseil des Prêtres prenaient les choses en main, Ramsès resta un instant couché au sol. Il ne voulait inquiéter ni Nefret dont il entendait les premiers pleurs à ses côtés, ni sa mère, qu’il entendait accourir depuis le fond de sa salle mais le sang qu’il sentait jaillir et la douleur de ses chairs entamées avaient un effet paralysant.

-Qu’as-tu fait ? frémit soudain une voix que Ramsès connaissait bien.

Il ouvrit les yeux. Le masque dissimulait une partie de son champ de vision mais il lui semblait distinguer une suivante de la déesse, voilée de rouge, se tenir debout derrière Nefret. Elle tremblait de rage et levait lentement un sabre de medjaï...

-Sois maudite ! Il était à moi !

-Daria, non !

Malgré la douleur, Ramsès tendit son bras et tira précipitamment Nefret à lui afin de la soustraire à la lame de son bourreau. Elle se cogna la tête contre son masque en tombant sur lui et avant qu’il n’ait pu faire aucun autre geste, le corps de la jeune Soudanaise se trouvait transpercé par les flèches de quelques soldats qui l’avaient vu s’en prendre à la prêtresse. Elle tomba dans ses bras, les yeux ouverts par la surprise, le corps raidi par le traumatisme.

Ramsès fut incapable de prononcer le moindre mot durant plusieurs secondes.

-Vas-tu me sauver moi comme tu l’as sauvée, elle ? questionna enfin Daria dans un souffle saccadé.

Ses blessures ne seraient mortelles que si elles n’étaient pas soignées à temps mais Ramsès était autrement choqué par le geste de son ancienne épouse. Il découvrait subitement l’étendue de sa folie. Après leur enfant, c’étaient aux proches de Ramsès d’être éliminés. Ainsi était son amour : possessif à l’extrême et intolérant jusqu’à l’irrationnel.

Il réprima un hoquet de dégout, puis la repoussa délicatement au sol, décidé à lui faire ses adieux.

-J’ai déjà fait tout ce que je pouvais pour te sauver, déclara-t-il avec une solennité teintée de froideur. Ton destin est à présent entre les mains des esprits de cette montagne. Bonne chance, Daria.

Il se releva et, soutenu par sa mère, suivit les prêtres qui emmenaient Nefret.

*

Nefret se trouvait en un lieu qui n’appartenait ni au rêve ni à la réalité. Libérée du poids de son corps, elle avançait dans une brume duveteuse qui ne ressemblait ni à un nuage du ciel ni à un brouillard terrestre. Pourtant, elle n’était pas morte. Le poison circulait toujours au-dedans d’elle, incendiant ses veines d’une brulure indicible. Parfois, elle la ressentait nettement. Alors elle hurlait aux silhouettes penchées sur elle de changer encore la compresse d’eau fraîche qu’elles tenaient appuyée sur son front.

Le reste du temps, la douleur était faible. Les silhouettes murmurantes s’effaçaient et elle marchait de nouveau dans la brume cotonneuse. Seule l’idée de la piqure demeurait, sensation d’inconfort diffus au milieu des tourments plus importants qui agitaient son cœur :

Ramsès était mort ! Qu’allait-elle devenir ? Il ne lui restait que la version de Tarek et un discours des Emerson que Nefret devait accepter ou ignorer à jamais.

-Guide-moi ! appela-t-elle. Que dois-je croire ?

Isis pouvait l’aider, elle le savait. Ni dans un rêve, ni dans la réalité, tant que le poison coulait dans ses veines, Nefret évoluait dans une autre sphère, celle où dialoguent les âmes et où les dieux vous dévoilent la Vérité.

Une lumière attira l’attention de la jeune femme, derrière la brume et Nefret entreprit de l’atteindre. Ses pas la guidèrent vers une silhouette qui, se détachant lentement des ombres blanchâtres, prit la forme de son père. Nefret stoppa sa marches quelques instants. Willy Forth lui apparaissait tel qu’elle en avait conservé le souvenir : jeune, barbu, débraillé, en parfait aventurier qu’il était. Son nez avait rougi sous l’agression du soleil et ses bretelles pendaient de chaque côté de sa vieille culotte de voyage. Une bonne couche de poussière couvrait les vêtements de l’explorateur jusqu’à la pointe de ses bottes.

Il fut le premier des deux à sourire.

Cependant, ils ne pouvaient ni se parler, ni se toucher alors ils se contentèrent de cheminer côte à côte sur cet étrange chemin désertique qui permettait aux vivants de voir les morts.

Ils avancèrent ainsi, heureux mais en silence, jusqu’à distinguer un immense trône, sur le dossier duquel était gravé un vautour, les attributs d’Isis.

A son pied, se trouvait Tarek, magnifiquement paré des attributs royaux de Pharaon, tandis qu’autour d’eux, dressant dans son sillage un mur de flammes aussi rouges que le sang, rampait Apophis, le grand serpent du Chaos.

Lorsqu’il la vit, Tarek lui ouvrit les bras. Nefret fut tentée de le rejoindre mais son père poursuivait leur marche. Elle tenta de l’arrêter mais ce dernier demeurait inflexible, allant jusqu’à retenir la main de sa fille dans la sienne en la serrant puissamment. Douloureusement. C’est au prix d’un violent effort que Nefret parvint à arracher sa main, posant sur son père le même regard de colère qu’elle lui avait adressé le jour où elle avait appris qu’il refusait son mariage avec Tarek. Cependant, à peine avait-elle esquissé un pas vers le pharaon que l’image de son père disparut. Elle essaya bien de reculer pour le faire revenir mais en vain. Willy Forth l’avait de nouveau laissée seule. Ne restait que Tarek et la menace d’Apophis qui soufflait son feu démoniaque à ses oreilles.

Alors Nefret marcha vers Tarek.

Elle allait se blottir dans ses bras quand soudain le visage souriant du roi se changea en la gueule terrifiante d’un grand crocodile. Nefret recula et n’échappa à ses mâchoires que grâce à l’intervention inattendue d’un lion à la crinière noire. L’animal la fit monter sur son large dos et l’emmena loin du trône, du crocodile et du serpent. Pourtant, lui aussi disparut subitement. Il avait à peine déposé Nefret sur le sol que sa silhouette s’effaça, happée par le brouillard. La jeune femme se retrouvait de nouveau seule, ne pouvant plus compter sur le soutien ni de son père, ni de Tarek, ni du lion. Que devait-elle comprendre ? Puis, elle ressentit une chaleur dans son dos. C’était une main qui se matérialisait lentement sur son épaule. Nefret se retourna. Tendre et aimante, c’était la main infaillible d’un jeune homme au visage dissimulé derrière un masque.

Ramsès.

Nefret poussa un soupir douloureux.

Ramsès n’était plus là. Pourquoi Isis la menait-elle vers lui ? Et pourquoi ne voyait-elle pas son visage ? Le lion, quant à lui, ne devait-il pas prendre l’apparence du Professeur Emerson si c’était bien lui que son père lui avait envoyé ?

Seule le brouillard, Nefret referma ses bras autour d’elle. Pourquoi ne pouvait-elle voir la vérité ?

-Nous ne pouvons pas te montrer ce que tu refuses de voir, dit soudain la voix de son père, mugissant comme un vent qui pourtant ne soufflait pas.

-Je ne refuse rien ! s’étonna-t-elle. Au contraire ! Pourquoi m’as-tu montré ce songe ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qui est le lion ? Qui est Ramsès ?

-La vérité, tu la connais déjà. Mais je ne pensais pas que tu aurais si peur de la regarder.

-Je n’ai pas peur de la vérité, contredit la jeune femme. Je redoute seulement de rester seule.

-Alors fais confiance aux personnes qui t’aiment...





Lorsque Nefret se réveilla, elle se trouvait à la Montagne sainte, dans la chambre de la Grande Prêtresse d’Isis. Ses fidèles suivantes accoururent à son chevet, se laissant aller à des débordements de joie qui pouvaient n’avoir cours que dans l’intimité de cette pièce reculée.

Nefret se laissa étreindre avec une surprise mêlée d’inquiétude. Que faisait-elle ici ? Son crâne était très douloureux, ses pensées étaient troubles et elle mourrait de soif.

-Comment te sens-tu ? questionna Chédi, sa plus ancienne amie au sein du Temple d’Isis.

-Etourdie, analysa Nefret. J’ai l’impression de sortir d’un long rêve épuisant !

-Nous aussi ! gloussa la suivante. Tu as dormi près de trois semaines mais Grâce soit rendue à Thot, le mal semble être enfin parti !

Nefret ouvrit de grands yeux. Trois semaines ?!! Les Nubiens ne comptaient pas le temps comme les Anglais, aussi un rapide calcul apprit à la jeune femme qu’elle était restée inconsciente une trentaine de jours environ. Un mois entier... Nefret ne comprenait pas. Que pouvait-il bien lui être arrivé pour rester endormie aussi longtemps ? Si elle forçait sa mémoire, son dernier souvenir remontait au naufrage et le poids de sa chemise de nuit gorgée d’eau qui l’entrainait au fond de la Méditerranée. Personne ne restait inconscient durant trente jours pour une simple noyade !

-Je veux être reçue par l’Horus Tarekinedal, commanda vivement Nefret. Il est toujours le roi ici, n’est-ce pas ?

Si quelqu’un avait des réponses à lui apporter, ce devait être lui. Il saurait certainement lui expliquer comment elle avait pu passer du fond de la mer au milieu du désert. Il lui semblait bien que son jeune frère Ahmès était venue la chercher chez les Emerson mais les images étaient très confuses et peut-être avait-elle simplement rêvé cette partie.

-Non, refusa Chédi. Tu dois au préalable recevoir la visite du Grand Prêtre d’Isis, puis du Grand Prêtre de Thot. Ensuite son Premier Prophète, suivi du médecin, ses assistants et, si le Conseil décide que tu es tout à fait rétablie, tu devras paraître en public pour rassurer le peuple.

- Oui, bien sûr mais je dois d’abord demander à Ta....

-Tu es encore la servante de la Grande Dame du Ciel, coupa son amie avec sagesse et autorité. Tu verras ta famille ce soir !

Nefret retint un commentaire. Comment avait-elle pu penser échapper à son devoir de représentation ? Il n’y avait aucun doute, elle était bel et bien de retour à la Montagne sainte. Et ce n’était pas vraiment ce qu’elle avait envisagé en quittant Amarna House.

Le protocole étant ce qu’il était, la pauvre naufragée fut contrainte de recevoir la délégation médico-religieuse avant qu’il ne puisse être répondu à toutes ses questions. Au moins obtint-elle le sourire bienveillant de Djefaï lorsque ce Grand Prêtre parut près de son lit. Nefret l’observa avec attention. Elle avait rêvé que les medjaïs l’avaient blessé à cause d’elle...

L’annonce de son réveil ne tarda pas à se répandre et les habitants de la cité commençaient à se grouper devant les portes du temple alors même que les médecins étaient encore occupés à ausculter la prêtresse.

Enfin, après un temps incroyablement long pour un diagnostic aussi évident, il fut décrété que la déesse avait chassé tous les démons du corps de Sa servante et que Nefret pouvait quitter son lit. C’était une excellente nouvelle que l’on devait célébrer en louant Isis. Dans deux soirs, on organiserait donc une cérémonie de remerciements. D’ici-là, la Grande Prêtresse devait se ménager et limiter le nombre de ses visites. Nefret était d’accord, et acceptait même de se restreindre à une seule visite pourvu que cette dernière fût celle de Tarek.

Le soir venu, ce n’est pas le seul pharaon qui franchit la porte de ses appartements mais tous ses frères et sœurs, accompagnés... des Emerson !

Nefret ne s’en étonna que modérément. Evidemment, Tarek avait dû faire prévenir le professeur dès l’arrivée de sa pupille à la Montagne sainte. La jeune femme ne savait pourtant pas si elle devait s’en réjouir. Bien sûr, les Emerson devaient avoir entendu parler du naufrage et il était légitime de les rassurer. Toutefois, il avait été suffisamment pénible de les quitter en Angleterre, elle n’était pas certaine de pouvoir supporter un second adieu.

Les Nubiens l’enlacèrent et l’embrassèrent avec leur démonstration habituelle tandis que les Anglais demeuraient en retrait. Si la réserve était leur tempérament naturel, il sembla toutefois à Nefret que le professeur et sa famille affichaient une émotion anormalement contenue.

Avaient-ils deviné qu’elle était partie pour ne jamais revenir ? En étaient-ils fâchés ?

-Vous n’auriez pas dû faire tout ce chemin pour moi, leur dit-elle finalement. Je vous aurais fait parvenir un message immédiatement. Je sais qu’il vous reste encore plein de choses à préparer pour la prochaine saison de fouilles. Quant à vous, Ramsès ( l‘image de son corps lacéré étendu sur la dalle traversa furtivement sa mémoire et ne fit que renforcer la peine qu’elle éprouvait quand elle le regardait), je ne souhaite pas que nous nous querellions mais...nom d’un chien, que faîtes-vous là ?!!!

-Je vous demande pardon ? s’étonna-t-il.

Nefret le fusilla du regard.

- Vous voici-là, harangua-t-elle avec force de gestes, en plein désert, à courir à l’aventure, alors que vous devriez être parti en voyage de noces ! Combien de temps avez-vous tenu dans vos sages résolutions ? Et ne me dites pas que vous avez laissé cette pauvre Daria à la maison ?!

-Nefret..., commença Ramsès

-Mais... mais qu’est-ce que... ???? hoqueta le professeur

-Ma chère... intervint Tante Amelia.

-Non ! s’emporta Nefret, que la douleur menait à la colère. Professeur, Tante Amelia, je regrette, mais Ramsès a besoin de l’entendre ! Walter Peabody Emerson, vous avez choisi de vous marier alors assumez-en les conséquences ! Je ne suis pas partie en Egypte pour vous avoir sur mes talons ! Alors arrêtez de vous soucier de moi et occupez-vous plutôt de votre femme !

Le silence tomba sur sa dernière déclaration, entrecoupé du seul bruit de sa respiration rapide. Tous les regards se posaient sur elle avec un doute mêlé de curiosité. Enfin, le professeur s’élança vers son lit la serra dans ses bras.

-Ma chérie, vous êtes guérie ! Peabody, c’est merveilleux, elle est de retour !!!



*

Manuscrit h

Il s’assit sur un petit banc taillé dans la roche où Tarek avait souhaité l’entretenir « sans mensonge ni secret ».

Ramsès appréciait la franchise de cœur et la loyauté de ce roi mais le Nubien tenait pour solide et acquise une amitié que le jeune Anglais qualifiait pour sa part de « modérément esquissée ».

Et Ramsès se trouva encore moins ouvert à la discussion lorsqu’il apprit que la discussion concernait Nefret.

-Elle semble être tout à fait redevenue elle-même, annonça l’Horus d’or, en guise d’introduction. Et tout est fini.

Ramsès acquiesça poliment.

La cérémonie de passation des fonctions venait d’avoir lieu et s’était correctement déroulée. Une nouvelle Grande Prêtresse venait d’être nommée en la personne de la suivante Chédi. Nefret venait donc officiellement de perdre ses fonctions. A la fin de la cérémonie, elle avait retiré son voile devant tout le monde et, depuis lors, les prétendants au mariage ne cessaient de défiler sous ses fenêtres.

Ramsès se doutait de la raison pour laquelle Tarek souhaitait lui parler. Maintenant que tout était accompli, Nefret avait la permission de rentrer en Angleterre. Cependant, après les retrouvailles entre Pharaon et sa sœur, Ramsès devinait que les projets de Tarek pour sa tendre amie avaient peut-être changé.

Il est vrai que Nefret avait passé de longues semaines dans un état critique. Redouter de perdre la femme à laquelle vous tenez le plus au monde, remet en questions les idées d’un homme. Après s’être remis de sa propre convalescence, Ramsès avait vu le regard de Tarek changer, jour après jour. Il avait anticipé et craint cette réaction. Voilà pourquoi il s’était opposé au retour de Nefret la Montagne sainte. Sa mère avait judicieusement fait valoir que l’état de santé de la prêtresse nécessitait davantage une hospitalisation au Caire qu’une expédition de neuf jours dans le désert mais cet argument avait été balayé comme poussière au vent face à la confiance que les adorateurs du dieu à tête d’Ibis plaçaient dans les pouvoirs magiques de leur Guérisseur.

-J’ai discuté avec Nefret concernant les choix qui s’offrent à elle, annonça Tarek, ramenant Ramsès au temps présent.

Le jeune homme ressentit des picotements dans la nuque. Nefret n’en avait pas encore discuté avec les Emerson. Elle n’avait pas encore clamé haut et fort qu’elle repartait avec eux...

-Je n’envisage pas de la laisser partir, révéla le roi. Pas après ce qui s’est passé la veille de son jugement

Tarek, à l’instar de David, avait le don d’énoncer franchement des vérités douloureuses à entendre. Aussi, rapporta-t-il avec sa terrible et innocente sincérité :

- Elle s’est donnée à moi cette nuit-là et elle est devenue la nouvelle Heneshem.

Ramsès tressaillit.

La Heneshem était le nom donné à la Grande Epouse d’Amon, l’amante royale, la favorite parmi les favorites. Parallèlement, elle tenait la fonction d’oracle de la cité. Et pour qui avait connu la civilisation occidentale, le destin de cette royale prophétesse n’était guère plus enviable que celui de la Grande Prêtresse d’Isis. Ramsès était outré du choix égoïste de Tarek. Devait-il lui rappeler que la mère de Nefret était morte d’être devenue la Heneshem ? Et que c’était pour cette raison que Willy Forth lui avait fait jurer de sauver sa fille ?

-Ainsi, tu ne feras rien pour la convaincre de s’en aller ?

-Et pourquoi le ferais-je ? demanda le roi en se levant subitement du banc sur lequel les deux hommes avaient pris place en toute égalité. Par deux fois, déjà, j’ai sacrifié à la volonté de son père et l’ai laissée partir avec toi. Mais par deux fois, elle est revenue...

Ramsès leva les yeux sur cet homme qui le regardait à présent de toute la hauteur de sa royale position. L’amour et la colère brûlaient dans l’œil du Nubien.

-Pourquoi te la laisserais-je encore alors que tu ne fais rien pour te l’approprier ?

-Je ne peux pas m’imposer à sa volonté, se défendit Ramsès.

Il avait parlé fermement mais été demeuré assis. Car s’il s’était levé, il aurait provoqué une rivalité dans laquelle il ne pourrait pas se contrôler.

-Alors renonce à elle. Car elle était heureuse de me retrouver. Aussi heureuse qu’elle l’était avant que son père ne lui ordonne de partir ! Votre Angleterre ne lui convient pas. Quand elle est arrivée au Gebel Barkal, elle était triste et perdue !

Ramsès songea alors à la question que lui avait faite David :

« Nefret pouvait-elle oublier toute une famille si elle était vraiment heureuse auprès d’elle ? »

Mais si ne ressentait véritablement aucun attachement, pourquoi avait-elle transformé en talisman le pendentif qu’il lui avait offert? Et quand il était venu la sauver, ne l’avait-elle pas enfin regardé comme il avait toujours rêvé qu’elle le regarde un jour ?

-De toute façon, tu ne sembles pas savoir garder une épouse auprès de toi.

Dans la bouche de Tarek, cette insulte ne se voulait qu’un simple constat. A moins que l’inclination qu’il avait eue pour Daria ne le poussât vraiment au reproche. Au moment de quitter le Gebel Barkal, Ramsès avait appris que Daria, qu’il avait abandonnée dans la grande salle, avait disparu. Avait-elle volé un dromadaire pour faire soigner ses blessures au village le plus proche ? Avait-elle rejoint Sethos qui avait fui ? Etait-elle morte ? Il ne le saurait probablement jamais.

-En revanche, tu es doué pour les offrir, poursuivit le roi en s’intéressant soudain à quelque chose qui se trouvait plus loin dans le jardin.

Ramsès suivit son regard. Violet, accompagnée de ses suivantes, se promenait en direction du verger. Elle était en effet la nouvelle Grande Epouse de Pharaon. Plus par punition que par privilège. Car après avoir également fait soigner ses blessures au Temple de Thot, les Emerson s’étaient interrogés sur le sort à lui réserver. Que devaient-ils faire d’elle à présent qu’elle connaissait l’existence des Nubiens ? La renvoyer en Angleterre (où elle s’empresserait d’attirer l’attention de Scotland Yard sur les assassins de son frère) était exclu. Mais ils ne pouvaient pas non plus l’abandonner. Merenreth, la sage et Première Epouse de Pharaon, avait alors suggéré un mariage, qui, avait-elle avancé « satisferait tout le monde puisque vous avez besoin de vous débarrasser d’elle et que nous avons besoin de sang neuf ». Il était contre tous les principes des Emerson de « se débarrasser » de quelqu’un mais personne n’avait avancé de meilleure solution.

La remarque de Tarek faisait allusion au fait que, avant Violet, Ramsès avait également amené Daria à la Montagne sainte. Et qu’elle aussi, le roi avait prévu de l’épouser.

-Nefret a le cœur sur la main mais même sa générosité a des limites, répliqua Ramsès. Crois-tu qu’elle supportera longtemps de devoir te partager avec toutes les autres ? Je n’ai été marié qu’à Daria et cela a suffit à la rendre...

Il s’interrompit subitement, saisi d’une curieuse pensée. Nefret pouvait-elle avoir quitté la maison à cause de Daria ? Par jalousie ?

Son cœur fit un bond dans sa poitrine.

Si l’infime espoir qu’il entrevoyait n’était pas illusoire, Ramsès devrait officiellement entrer en rivalité avec Tarek. Le combat serait difficile parce que Nefret parlait avec son cœur et entendait qu’on lui réponde de même, ce que faisait Tarek, ce que ne savait pas faire Ramsès. Mais il y avait cette lueur tremblotante qui luisait dans les profondeurs de son désarroi et il était temps qu’une flamme rayonnante embrase son obscurité.

*

Le récit des événements de ces derniers mois et une bonne nuit de sommeil avaient permis à Nefret de mettre de l’ordre dans ses idées. Elle se souvint bientôt de tout : de son affection pour sa chère Lia, de sa clinique pour les prostituées au Caire, de la grande mascarade dans laquelle l’avait entrainée Percy et des retrouvailles avec Ramsès sous les escaliers au Gebel Bakal.

Pourtant, après tout cela, la jeune femme hésitait à rentrer en Angleterre. Avec cette famille qui, malgré toute l’affection qu’elle pouvait bien porter à sa pupille, ne l’était plus depuis que Daria avait été autorisée à dire « père » devant le professeur.

Par ailleurs, il y avait Tarek. Nefret s’était promise à lui durant son amnésie. Elle ne refusait pas de l’aimer mais la vie de captive que la Montagne sainte lui réservait ne lui convenait pas.

Devait-elle alors partir en Egypte et renoncer également à Ramsès qui avait divorcé, gravé un médaillon et sacrifié sa vie aux medjaïs pour la protéger ?

Elle se sentait perdue. A qui devait-elle lier sa vie ? A Tarek, son premier amour ? A Emerson, l’amour que son père lui avait désigné ? ou à Ramsès, l’amour inattendu, tardivement découvert ?

Mais Nefret n’avait aimé Ramsès que parce qu’Emerson s’était révélé figure paternelle et elle n’était revenue vers Tarek que parce qu’elle avait oublié Ramsès... C’était comme si son père lui interdisait toujours d’aimer, comme si Isis refusait de la laisser s’en aller.

Pourtant, la cérémonie de la passation des fonctions avait eu lieu. Ce n’était donc pas la déesse qui retenait Sa servante...

Nefret secoua la tête et laissa de côté ces pensées pour goûter la chaleur des rayons du soleil sur son visage et ses épaules. Elle n’était plus contrainte de sortir voilée, elle retrouvait le bonheur de tremper ses jambes dans la fontaine du parc au même titre et en même temps que d’autres princesses du palais. Malgré tout, elle le faisait peut-être pour la dernière fois, si elle décidait de ne pas rester vivre à la Montagne saine.

Elle pensait à avoir une discussion avec Ramsès lorsque l’une des princesses prononça son nom. Le jeune homme avançait en effet vers la fontaine, l’œil posé sur sa « sœur ». Nefret s’étonna de sa venue. Il y avait plusieurs princes et princesses nus dans l’eau mais Ramsès était trop gentleman pour oser s’approcher d’une femme dévêtue en dehors de toute situation de danger.

Nefret, pour sa part, avait gardé sa tunique. C’était sans doute la raison pour laquelle Ramsès concentrait son regard sur elle.

-Viens-tu te baigner, Etre Supérieur ? questionna l’une des nombreuses filles de Tarek en se redressant à sa vue.

Elle plaqua son bassin contre le rebord de calcaire et se hissa sur ses bras, exposant son buste d’une façon éloquente, fière de montrer que, sa poitrine commençant à pousser, elle était parfaitement épousable.

-Hélas non. Mais crois bien, Princesse, que décliner ton invitation me fait éprouver le plus profond des regrets.

Ce n’était pas absolument pas vrai mais Ramsès savait la courtoisie qui était due en toute circonstance aux membres de la famille royale. Même avec Nefret, Ramsès se montrait parfois trop courtois...

Il stoppa sa marche lorsqu’il estima que sa voix portait assez loin pour être correctement entendue.

-Auriez-vous un moment à m’accorder, Nefret ? questionna-t-il en méroïtique, toujours par respect pour les princesses.

-Je crains qu’il te faille patienter, mon ami, répondit la voix de Tarek.

Nefret et les princesses se retournèrent. Pharaon venait d’apparaître à l’entrée de la cour. Les plus jeunes des enfants du roi coururent gaiement jusqu’à lui tandis que les plus âgés se contentèrent d’un geste de la main ou d’un signe de tête.

-Tarek m’a demandé de le rejoindre ici, s’excusa Nefret à l’attention de Ramsès. Nous discuterons après le dîner, si vous le voulez. Nous avons une très belle vue du désert depuis une certaine terrasse du palais. Je pourrais vous la montrer.

Ramsès acquiesça sans enthousiasme et posa sur elle un regard indéchiffrable. Il jeta à Tarek un coup d’œil encore plus indéchiffrable puis se retira, maître de ses émotions, comme à son ordinaire.

Trois heures plus tard, juchée sur la plus haute terrasse du palais royal, elle observait le soleil décliner lentement sa course dans l’horizon flamboyant. La cité était baignée d’une lumière rouge et dorée et dans le quartier religieux, les prêtres d’Amon-Rê apportaient son dernier repas journalier au dieu-soleil qui avait besoin de prendre des forces avant d’entamer son combat nocturne contre les forces du Chaos.

Ramsès se tenait près de Nefret, appuyé contre le muret, dos au coucher de soleil qui ne semblait pas l’intéresser. La lumière du crépuscule enveloppait ses boucles brunes de particules d’or et son visage majestueux et inexpressif évoquait parfaitement celui du pharaon duquel il tirait son surnom.

Cette vision poussa Nefret à poser une question tout à fait superficielle mais sa curiosité l’emportait pour le moment sur le sérieux problème qu’elle avait à aborder.

-Vous ne m’avez toujours pas dit comment vous avez fait pour rayonner ainsi, sous le costume du Grand Prêtre d’Horus ?

Ramsès cligna des yeux deux fois, témoignant du caractère négligeable de la question mais y répondit tout de même.

-J’avais enfilé le plus de bijoux que j’ai pu trouver et j’ai accroché ma lampe torche à ma ceinture de sorte que le faisceau lumineux se reflète sur l’or.

-C’était donc ça.

Ils s’observèrent mutuellement durant un instant puis Ramsès interrogea :

-Tarek vous a-t-il fait part de son désir brûlant de vous voir rester à ses côtés ?

Nefret sentit ses joues s’empourprer. La gêne l’obligea à détourner momentanément le regard.

-Il vous a dit... ce qui s’était passé...

-Il serait fâché de savoir que vous en rougissez, commenta simplement Ramsès. Lui était ravi de partager son bonheur.

-Seriez-vous en train de me reprocher...

-Non, je ne vous reproche rien. Je me demande simplement qui vous pensiez que j’étais lorsque vous m’avez embrassé sous cet escalier.

Le cœur de Nefret se mit à tambouriner. Ramsès l’observait avec une ardeur qu’elle ne lui connaissait pas. C’était le moment de tout lui avouer !

-Vous n’envisagez pas l’hypothèse selon laquelle j’aie pu penser à vous ?

-Le pourrais-je ? Vous m’avez toujours considéré comme votre « petit frère ». Et je doute que vous ayez pensé au « cousin Walter » à ce moment-là !

-Non, évidemment, admit Nefret avec un sourire à l’idée de ce que ce nom évoquait dans son esprit à cette époque.

-Evidemment... répéta lentement Ramsès.

Quelque chose dans son visage changea. Ses traits se durcirent. Cette fois, le cœur de Nefret manqua un bond. Avait-il compris que...

Il recula soudain et s’accouda au muret, inspirant profondément l’air sec du désert.

-Donc, vous avez décidé de rester vivre ici. Quel idiot ai-je été de...

-Non !! Absolument pas !!! nia-t-elle avec vigueur pour rattraper sa maladresse. J’ai dit à Tarek que je ne pouvais pas me plier à cette vie de sacrifices que la montagne m’impose. Je ne reste pas, Ramsès !

-Vraiment ? Voilà une nouvelle qui ne manquera pas de plaire à mes parents.

Nefret adorait les parents de Ramsès mais en cet instant, ils lui étaient complètement indifférents.

-Et vous ?

-A moi aussi, bien sûr.

Bien sûr. Ce fut au tour de Nefret de contracter la mâchoire. « Bien sûr » était la réponse que l’on donnait en présence d’un amour incontestable, un amour déjà partagé, un amour facile, sans prise de risque. Un amour tel que le ressentait un frère pour sa sœur.

Le dernier rayon de soleil mourait derrière la ligne d’horizon et, la poitrine soudain douloureuse, la jeune femme chercha démenti à ses croyances dans le dernier éclat qui illuminait encore le regard de l’homme qu’elle aimait. Mais Ramsès maîtrisait trop ses sentiments et le jour tomba sans que Nefret ne pût rien y lire. Le visage du fils Emerson disparut dans les ombres, emportant avec lui la promesse d’un amour qui aurait pu être heureux.

à suivre
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La prière d'Isis Empty
MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptySam 29 Déc 2012 - 15:17

Chapitre 24

Partie 2



« Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,

« Chagrin d’amour dure toute la vie

« J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie ;

« Elle me quitte et prend un autre amant.

« Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,

« Chagrin d’amour dure toute la vie »
u



Nefret attrapa son sac, son ombrelle et, après avoir salué ses amies, quitta précipitamment la table. Si le café-chantant grec jouait cet air populaire parce qu’il charmait ces dames, il faisait fuir Nefret parce qu’il lui renvoyait l’écho de sa propre souffrance. Ramsès et elle n’avaient jamais été amants mais il était Sylvie tout de même !

Elle remonta d’un pas vif la grande allée ombragée par le feuillage majestueux des Ebéniers d’Orient, qui imitait à merveille celle qui menait aux pyramides, à Gizeh. Dans son dos, le vent portait la résonnance des tirs à la carabine auxquels s’exerçaient les messieurs pour leur amusement, tandis qu’au loin, se devinait la mélodie enchanteresse de l’orgue de barbarie à côté duquel tournait le manège de chevaux de bois.

Dépassant les kiosques des limonadiers et des vendeurs de confiseries, elle franchit les jolies grilles monumentales en fer doré de la porte nord, qui donnaient sur la rue Kemal. Face à elle, débutait le mur d’une des façades du Grand Continental dont les arcades, qui formait un trottoir couvert, abritait nombre de boutiques de grande renommée.

Nefret regrettait d’avoir accepté l’invitation qui lui avait été donnée pour le thé.

Cela faisait huit mois qu’elle était installée au Caire et pas une journée ne passait sans qu’elle gémît d’avoir fui son cher amour. Sa peine était renforcée par le peu d’intérêt que semblait lui porter l’homme en question. Lorsqu’elle avait vu les Emerson cet hiver (leur traditionnelle saison de fouilles avait lieu justement sur le plateau de Gizeh, « par le plus grand des hasard » avait dit le professeur), elle avait appris que Ramsès s’était expatrié en Allemagne, où il étudiait une spécificité de la grammaire égyptienne auprès de l’éminent Professeur Erman La nouvelle avait désespéré la jeune femme. Ramsès ne souffrait pas de leur séparation, il s’adonnait au contraire, et à cœur joie, au véritable grand amour de sa vie : la philologie.

Un fiacre s’arrêta sans qu’elle eût besoin de patienter. Nefret donna une pièce au concierge barbarin* en chemise blanche et petit gilet doublé de brocart qui l’avait hélé pour elle et monta dans la voiture. Puis l’attelage se mit en route, se frayant un chemin parmi les automobiles, nouvellement venues dans le décor traditionnel des coursiers et marchands ambulants qui se déplaçaient indifféremment à pieds ou à dos d’âne.

Mais le fiacre de Nefret ne s’engagea pas dans le quartier islamique où se trouvait sa clinique. Il tourna plutôt à droite et remonta le boulevard Sulayman Pasha Ž.

Pas une seule fois Nefret ne leva la tête sur les façades étrangement haussmanniennes qui bordaient les rues pavées de la ville coloniale. Derrière leurs fenêtres qu’ombrageaient des palmiers, ces grands immeubles spacieux abritaient de beaux appartements européens que les investisseurs louaient à l’année aux hommes d’affaire ou au mois, aux plaisanciers. Parce qu’elle était femme et qu’elle était célibataire, personne n’avait accepté de louer quoi que ce soit à la jeune chirurgienne.

Aussi Nefret avait-elle pris une suite au Savoy. Mieux réputé que le Shepeard’s (qui attirait surtout par son restaurant), cet hôtel présentait l’avantage de se situer non loin du musée des Antiquités. Elle n’y séjournait pourtant que le vendredi, où, jour chômé oblige, elle quittait sa clinique pour fréquenter la bonne société impériale et se tenir informée des derniers événements d’actualité.

Or, l’actualité était importante en ce début d’année 1914. En Europe comme au Proche-Orient, les tensions étaient palpables. Après la crise des Balkans, les alliances étatiques s’affirmaient. Et l’ennemi, allemand pour les uns, turc pour les autres, était présent dans toutes les discussions.

A son arrivé à l’hôtel, un drogman intercepta la jeune femme. Il lui remit un billet et Nefret blêmit à sa lecture. Aussitôt, elle fit volte-face et se fit conduire à la clinique sans même prendre le temps de retirer le costume-tailleur qu’elle portait cet après-midi là.

Non ! C’était arrivé !

Nefret ne connaissait pas l’auteur du message qui lui avait été adressé. Il n’était pas signé et l’écriture, bien qu’en bon arabe, ne lui était pas familière. Pourtant, elle avait compris immédiatement de quoi il s’agissait. Et cela suffit à la faire frissonner. Elle avait redouté un incident de ce genre mais elle avait naïvement espéré qu’aucune bêtise ne serait commise.

Quinze jours auparavant, elle avait, en effet, appris de bien mauvaises nouvelles :

Ce jour-là, elle faisait du vélocipède aquatique** à l’Ezbekieh, en compagnie de Thomas Lawrence , un archéologue qu’elle connaissait bien pour avoir déjà refusé ses avances.

- Ainsi, sous couvert de fouilles, vous êtes actuellement en mission de renseignements dans le Sinaï, répétait-elle. Est-ce à dire que les relations avec le Hedjaz se soient dégradées ?

L’espion de Sa Majesté avait esquissé un demi-sourire.

- Disons que le Chérif de La Mecque n’a pas apprécié que Kitchener lui refuse la demande d’armement qu’il lui avait faite !

- Lord Kitchener a refusé ?

Nefret n’avait pas masqué sa surprise.

- Mais... je pensais que le gouvernement britannique soutenait les revendications du Hedjaz contre l’hégémonie ottomane ?

- Il les soutient !

- Dans ce cas, pourquoi refuser de les aider à se révolter ? Même si la position contraire risquait de créer du mouvement parmi les indépendantistes, n’est-ce pas la première nécessité, pour le consulat, de focaliser l’attention des Turcs ailleurs que sur l’Egypte ?

La nouvelle recrue des services de renseignements avait soudain pris un air étonné :

- Comment êtes-vous au courant de cela ?

Nefret avait rétorqué par un regard oblique. Outre le fait qu’elle en avait discuté avec les Emerson cet hiver, elle savait également fort bien lire les journaux. Ce que ce digne représentant de la gente masculine semblait ignorer.

- Vous voulez certainement dire « pour une femme » ?

Au moins, Lawrence n’avait pas cherché à dissimuler sa bévue.

- Pardonnez-moi, j’ai parlé sans réfléchir. Vos qualités m’épatent à chaque fois ! Pour vous répondre, l’entrevue entre Kitchener et le fils du Chérif était publique. Il s’agissait donc de ne pas de provoquer ouvertement la Turquie. D’autant que des rumeurs courent concernant la possible signature d’un pacte entre l’Empire ottoman et celui de Guillaume II.

Nefret avait plissé le front, soucieuse.

- Oui, je comprends.

- Nom de Dieu, vous êtes extraordinaire ! s’était alors exclamé son interlocuteur. Intelligente et intéressée par la géopolitique ! Savez-vous que vous effrayez certains hommes, Mrs Peabody ?

- Miss Forth, avait corrigé Nefret. J’ai divorcé.

- Et repris votre nom de jeune fille... Vous ne craignez pas les foudres de la bonne société, vous !

Même veuve, Nefret n’avait pu tolérer l’idée d’être mariée à Percy. Or, pour que le secret de l’existence nubienne demeurât intact, la jeune femme avait fait valoir la disparition soudaine de son époux. Celle-ci coïncidait étrangement avec la grosse perte d’argent qu’il avait subie à cause de placements malheureux réalisés avec des capitaux qui ne lui appartenaient pas. La désertion avait été reconnue. Sa demande de divorce avait été accordée. La vérité était sauve.

- Je me fiche de ce qu’en pense la bonne société.

Thomas Lawrence lui avait adressé un regard admiratif et lui avait baisé la main.

- Vous m’avez manqué, Miss Forth !



C’est le cœur battant à tout rompre et les mains moites que la chirurgienne descendit dans la cave de la clinique, là où on lui avait demandé de venir de toute urgence. Une trainée de sang, noir et brillant, guidait ses pas. Le médecin qu’elle était ne craignait pas la vue d’un tel liquide mais la seule pensée de l’homme auquel ce fluide vital appartenait lui donnait des faiblesses dans les jambes.

Nefret courait. Les rangées d’étagères formaient des allées de labyrinthes au sein de l’unique pièce souterraine. Le faisceau de sa lampe torche tremblotait ( l’électricité avait été coupé) mais il éclairait toujours la trace de sang qui continuait de s’étirer devant elle, tournant à droite, à gauche, à l’infini ?

Elle noua maladroitement un tablier autour de sa taille.

« Idiot ! Idiot ! » injuriait-elle, en chemin. « Tout seul et fonçant à l’aveuglette alors que le reste de la famille ignore tout en Angleterre ! »

Parvenue à une intersection, elle s’arrêta. Les traces se poursuivaient indifféremment de part et d'autre du croisement ... Avait-on promené le corps dans tout le sous-sol ???

- Hena ! Par ici ! appela quelqu’un sur sa gauche.

Nefret leva sa torche.

L’homme qui l’avait interpelée n’était manifestement pas le blessé pour lequel on l’avait fait venir. Mais, son pas claudiquant, ses vêtements déchirés et son visage tuméfié laissaient à penser que la bataille avait fait plus d’une victime.

Nefret remarqua de suite le fusil de chasse qu’il portait, sanglé autour de l’épaule.

- Personne ne m’a suivie, rassura-t-elle, en arabe, tandis qu’elle lui emboitait le pas. Et vous ?

- Il n’y a plus de témoin...

Nefret tressaillit, songeant à la trainée rouge qui partait en sens inverse.

L’ homme qui lui ouvrait la voie était, aux yeux du gouvernement britannique, un « rebelle » indépendantiste. Mais il ne luttait que pour la liberté. Il ne s’en serait jamais pris aux infirmières coptes qui veillaient sur les patientes de la clinique le vendredi ?

- Est-ce que.., commença –t-elle.

Mais elle n’eut pas l’occasion de poser sa question car un gémissement étouffé lui fit aussitôt tourner la tête.

Il était là, entre les étagères et les cartons de couvertures, étendu sur le dos, respirant avec difficulté, soutenu par trois de ses camarades. Sa jambe cassée, que Nefret avait bandée le mois dernier, était à présent broyée. Il tenait ses bras repliés sur son estomac qui saignait abondamment, la tête renversée en arrière. Ses boucles noires étaient mouillées de sang et de transpiration.

- David !!!!!

Nefret se jeta sur l’homme dans un cri d’effroi.

- Nefret...

Deux bras la tirèrent en arrière. La vigile qui l’avait accueillie la força à la regarder.

- Ce n’est pas moi qui suis couché là. Mais je sais que tu feras tout ton possible pour lui aussi !

- David ?!?

Nefret plissa les yeux, peinant à reconnaître son interlocuteur.

Elle demeura un court instant immobile, aussi soulagée qu'en proie à une vive colère. Mais elle n’eut pas besoin de la brève pression qu’il exerça sur ses mains pour se ressaisir.

Retrouvant le sens des priorités, elle se pencha de nouveau sur son patient avant de distribuer des ordres, d’une voix claire et ferme, à ses assistants improvisés.



*

- Voilà.

Il était vingt-et-une heures et Nefret retirait ses gants.

Le visage de David n’était toujours pas parfaitement identifiable mais au moins, il était nettoyé et désinfecté. Les autres aussi avaient reçu les soins nécessaires... les trois autres survivants qui dormaient en ce moment même sur des brancards, dressés dans la cave.

- Merci.

David ne la regardait pas dans les yeux mais elle savait pertinemment qu’il songeait à la même chose qu’elle.

- Je sais fabriquer du natron. Je pourrais embaumer son corps en attendant que tu puisses le rendre à sa famille, proposa Nefret d’une voix qu’elle ne parvenait pas à rendre tout à fait neutre.

- Non, je ne veux pas que sa femme le voie comme ça. Je vais lui dire que son époux a disparu en héros.

- Ce ne sera pas un mensonge.

- Non.

Nefret jeta son tablier dans la corbeille de linge à faire bouillir et observa David. Une barbe naissante courait sur ses joues et son menton couverts d’ecchymoses. Ses cheveux, trop long, lui tombaient sur les épaules dont les muscles s’étaient développés. Mais ce n’était pas son apparence physique qui le rendait différent. Il lui sembla soudain loin le temps où elle taquinait un jeune homme discret, presque effacé, qui refusait toute prise de position.

A présent, il était un homme engagé. Corps et âme. Dans une cause qui le dépassait mais à laquelle il ne concevait pas ne pas prendre part. Malgré tous les sacrifices qu’elle lui imposait, malgré tout le danger qu’elle représentait. La liberté.

Comme beaucoup d’Egyptiens instruits, David avait fini par se lasser de la mainmise hypocrite (car non avouée) que l’Angleterre exerçait sur son pays. Cette aspiration à la liberté, que Nefret trouvait parfaitement légitime, se trouvait renforcée chaque jour à travers l’écho de la révolte qui grondait au-delà de la Mer Rouge, dans le royaume du Hedjaz. Les plus farouches défenseurs de la liberté avaient très mal réagi à la décision de non intervention de Lord Kitchener et avaient dès-lors pris fait et cause pour leurs voisins. David n’avait pas été le dernier à dénoncer la perversité des Anglais qui, depuis longtemps, incitaient indirectement le Hedjaz à se retourner contre les Ottomans afin de les détourner de leurs convoitises sur le Sinaï et plus avant sur le territoire égyptien.

Ce soir, Nefret apprenait que, loin de participer à des manifestations purement pacifiques, comme elle le croyait naïvement, David s’était engagé à voler puis faire passer des armes de l’autre côté de la frontière.

- Lia ne m’a rien dit, reprocha-t-elle tandis qu’elle le faisait allonger pour vérifier la cicatrisation de sa jambe. Est-elle au courant ?

- Elle ne sait que ce qu’elle a besoin de savoir. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète de ces choses.

Et pour cause, Lia attendait déjà leur troisième enfant. La grossesse semblait bien se dérouler.

- Evelyn et Walter sont-ils au courant ?

- Certainement pas ! s’exclama David en se redressant sur ses coudes. Je ne peux pas le leur dire d’un côté, et mentir à leur fille de l’autre !

- Tante Amelia et le Professeur ?

David se recoucha en soupirant.

- Cette fois, c’est le professeur qui ne peut pas mentir à son frère. Donc, non. Je ne leur ai rien dit. Mais Ramsès sait, lui.

Nefret ne réagit pas. Elle s’y était attendue. Ramsès était toujours le seul à savoir.

- C’est d’ailleurs grâce à son bon sens et ses conseils que je suis encore en vie à l’heure qu’il est ! ajouta David avec un sourire presque amusé.

Cette fois, Nefret s’autorisa une petite moue. Ramsès et ses incorrigibles défauts ! Dès qu’il y avait un peuple, un groupe ou une race animale à sauver de l’oppression, Ramsès accourait pour aider, bien entendu !

- Seulement cette fois, ça a mal tourné, constata Nefret. Et comment pourrait-il en être autrement ? Ramsès est à Berlin. Quelle aide peut-il t’apporter ?

- Il s’est passé quelque chose que ni lui ni moi ne pouvions prévoir. Nous ne nous sommes pas assez méfiés des officiers anglais.

- J’aurais pu t’aider, moi. Les officiers me parlent beaucoup, énonça négligemment la chirurgienne tout en déroulant un nouveau bandage.

- N’y songe même pas, refusa David. Je suis venu quémander tes compétences médicales uniquement parce que Hassan a vu quelque chose et qu’il ne devait pas mourir avant de m’en avoir parlé !

Mais Hassan n’avait pas eu le temps de parler. Et c’était presque en guise de revanche pour cet homme qu’elle n’avait pas pu sauver que Nefret avait très envie de participer.



*

Etre séparée des Emerson ne pesait pas dans le cœur de Nefret autant que cela aurait pu. Elle avait trouvé une formidable manière d’oublier son chagrin : aider les nationalistes !

Si Nefret soignait les prostituées le jour, elle secourait la nuit les blessés que le réseau indépendantiste lui amenait. Parallèlement, elle s’initiait au contre-espionnage en fréquentant les diners et bals mondains avec assiduité.

- Tu ne devrais pas participer à tout ça, lui reprocha David pour la énième fois, un jour de mai, alors qu’elle lui faisait le rapport de sa semaine. Tu risques ta tête au même titre que nous autres !

- Alors je perdrai la tête pour une juste cause, répondit-elle indéfectiblement.

Ils se trouvaient dans la suite que Nefret occupait au Savoy et prenaient le thé, mordant dans ces petits sandwiches au concombre que Tante Amelia appréciait tant mais qui n’avaient pas la même saveur en dehors de sa présence.

- Ramsès me tuerait s’il savait que je t’autorise à y prendre part, grommela David

Nefret haussa les épaules.

- Ramsès n’a jamais tué qu’une seule personne et il n’a toujours pas digéré le traumatisme. Je doute donc qu’il recommence de sitôt ! Et tu ne m’autorises à rien du tout puisque tu passes ton temps à me cacher des informations ! Te rends-tu compte que je dois presque enquêter contre toi pour savoir comment te venir en aide ?

Soudain coléreuse, elle posa violemment sa tasse sur la table basse posa ses poings fermés sur ses hanches.

- C’est le moins que je puisse faire, s’en défendit David.

Il parut même satisfait !

- Il m’en coûte de lui mentir quand je lui télégraphie que tout va bien pour toi !

- Je ressens la même chose quand j’écris à Lia, vois-tu ! riposta Nefret. Elle aussi me tuerait si elle apprenait que je te laisse risquer ta vie sans te surveiller !

David émit un rire joyeux :

- Sottises ! Lia ne ferait pas de mal à une mouche !

- Alors cessons de nous dire n’importe quoi et œuvrons utilement à la libération de ton pays, veux-tu ?

Nefret reprit un sandwich au concombre et David l’observa un instant dans un silence étonné.

- Tu es incroyable, complimenta-t-il finalement. Vraiment, il y a chez les Anglais des réserves que je ne comprends pas ! A la place de Ramsès, il y a longuement que je t’aurais...

Il termina sa phrase dans un soupir, comme s’il s’interdisait de parler. Nefret jura en son for intérieur puis alla immédiatement s’asseoir à ses pieds. Elle posa ensuite une main caressante sur son avant-bras.

- Dis-moi, encouragea-t-elle. Nous nous sommes quittés en mauvais termes, lui et moi. Est-il toujours fâché ? Qu’est-ce que Ramsès n’ose pas faire ?

L’Egyptien posa sa main sur celle de son amie et la fixa intensément.

- Ecoute bien la seule chose que je puisse te dire : Ne le laisse pas en épouser une autre. Tu es celle qui lui faut !

Ses mots firent tambouriner le cœur de Nefret.

- C’est ce qu’il t’a dit ?

- Eh bien...

David s’interrompit encore. Comme toujours, il était tiraillé entre les pensées qu’il souhaitait partager et les satanées promesses que Ramsès lui demandait de tenir.

- Cela ne fait rien, se résigna Nefret.

Elle retira sa main et la posa sur ses genoux serrés qu’elle avait remontés sur sa poitrine.

- De toute façon, reprit-elle, la guerre est imminente. Ramsès va forcément être renvoyé en Angleterre. Alors, j’aurai une chance de lui poser directement la question.

Elle n’évoquait pas l’ordre de mobilisation générale parce que l’idée même de ne plus jamais le revoir lui était insupportable. Or, elle avait besoin de pensées positives.

Mais les événements qui survinrent à l’été n'avaient rien de positifs.

Le vingt-huit juin, l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie se faisait assassiner à Sarajevo. Alors les petits foyers d’agitation qui s’étaient allumés dans toute l’Europe fusionnèrent en un gigantesque brasier : l’Empire d’Autriche-Hongrie déclara la guerre à la Serbie, l’Allemagne déclara la guerre à la France et à la Russie, le Royaume-Uni déclara la guerre à l’Allemagne. Nous étions seulement le quatre Août. Le cinq, le sol belge se tachait du sang des premières victimes de la Grande Guerre. Le six, David se faisait arrêter et déporter dans une prison aux Indes.

*



Les Emerson débarquèrent à Port-Saïd début octobre.

« Par précaution. Au cas où cette fichue guerre viendrait à empêcher les égyptologues de faire leur travail » déclara le Professeur quand Nefret alla les accueillir à la gare touristique du Caire.

Nefret l’embrassa en riant et chercha des yeux les autres membres de la famille. Ramsès était là ! Il donnait le bras à sa mère, beau, courtois, parfait. Il sourit poliment quand Nefret le salua. Mais ce ne furent pas les grandes retrouvailles qu’elle avait espérées. Ramsès se montrait souvent absent du champ de fouilles, peu disponible quand Nefret venait dîner, peu enclin à parler de David.

- Mais que faîtes-vous de vos journées ? lui demanda-t-elle un après-midi où il revenait miraculeusement à l’heure pour partager le thé auquel Nefret était quotidiennement invitée.

Ramsès avait pris un bain et s’était changé avant de paraître en famille. Il prit dans ses bras le chat qui se frottait contre ses jambes et s’assit dans l’un des fauteuils de rotin qui meublaient la terrasse.

- N’écoutez-vous pas les clameurs publiques ? s’étonna-t-il en caressant tendrement Seshat ( La bête se mit immédiatement à ronronner de plaisir). Je déshonore ma patrie, voyons !

Nefret jeta un coup d’œil au vase rempli de plumes banches que Ramsès avait trouvé « amusant » de placer en décoration dans le hall d’entrée de la maison. Chaque plume était porteuse d’un message d’insulte en provenance d’une gente dame qui reprochait au fils Emerson de ne pas aller accomplir son devoir dans les tranchées françaises.

Ramsès y semblait complètement indifférent. Nefret, en revanche, ne supportait pas que des demoiselles encore plus idiotes que les dindes dont elles volaient les plumes, colportent des mensonges et des médisances sur le plus courageux, le plus héroïque, le plus valeureux des hommes qu’elle connaissait.

- C’est justement parce que j’entends toutes ces bêtises que je vous pose la question ! A propos, avez-vous réellement refusé de travailler comme agent des services de renseignements ou bien avez-vous accepté tout en faisant croire que vous aviez refusé ?

Ramsès passa le doigt juste sous le menton de Seshat, là où elle adorait ça. Le crescendo des ronronnements masqua presque sa réponse.

- C’est à vous que le capitaine Russell aurait dû proposer ce poste de contre-informateur, plaisanta-t-il.

Il fut le seul à rire. Il n’avait pas échappé à Nefret que, par deux fois, le jeune homme avait éludé ses questions...



Elle en fut confortée dans ses opinions. Même s’il refusait de la mettre dans le secret, Nefret était soulagée de savoir que l’homme qu’elle aimait combattait ardemment et aussi dangereusement que tous ceux qui tombaient sous les tirs de mortiers des côtes de la Manche jusqu’au Jura suisse !

Cependant, le temps qu’il consacrait à sa mission était autant de temps qu’il ne passait pas auprès d’elle. La peur de le voir mourir rendait plus puissant encore son besoin de ne pas être séparée de lui. Elle voulait lui avouer ses sentiments. Faire une nouvelle tentative. Qu’importe s’il les rejetait, c’était la guerre, il devait savoir ! Peut-être, après cela, pourrait-elle l’aider en quelque chose ? Elle détestait le voir se battre seul.

Mais, avait-il deviné ses intentions ? Il semblait la fuir comme la peste.



Le destin ou Isis lui donnèrent un coup de pouce.

La Turquie, qui attendait patiemment son heure, entra dans le conflit début novembre. Les Britanniques devaient alors se battre sur trois fronts : en Europe aux côtés de la France, au Proche-Orient aux côtés de l’Egypte et dans le Golfe persique, aux côtés des pays arabes. Nefret fut mobilisée comme infirmière à l’hôpital militaire du Caire, fonction qu’elle surpassait dès qu’elle voyait un brancard arriver. Les officiers étaient très agités car l’Empire ottoman possédait une armée nombreuse et extrêmement organisée. Tout le Caire évoquait la menace d’une attaque de cent mille hommes contre le Canal de Suez. Et tout le monde tremblait. Car si l’Angleterre perdait ce garde-fou, l’Egypte tomberait. La tension était extrême. L’Egypte fut officialisée « Protectorat britannique » mi-décembre alors que la loi martiale s’appliquait déjà depuis le début du mois.

Dès lors, il ne faisait plus bon de vivre au pays des pharaons. Couvre-feu, passe-droit et surveillance de toutes les correspondances écrites était devenu le quotidien des Cairotes. Pourtant, il fut salutaire à Nefret. Parce que le Savoy fut réquisitionné comme bâtiment de l’armée. Aussi n’éprouva-t-elle plus de honte à venir chercher refuge dans la maison de son ancienne famille.

Depuis la déclaration de guerre, elle désirait revenir vivre avec les Emerson mais elle ne savait pas comment le leur demander sans avoir l’air d’une enfant capricieuse ou inconstante.

- Les démarches dictées par le cœur ne se verront affubler de tels qualificatifs, philosopha Tante Amelia quand Nefret avoua ses craintes. D’ailleurs, mais sans vouloir nuire à vos projets de vie, j’espérais vivement que vous nous reviendriez, ma chère enfant.

Tante Amelia posa sa main sur la joue de sa pupille et Nefret sentit les larmes lui monter aux yeux.

Dans la cuisine, on entendait Fatima, Mahmoud et tous les autres domestiques ( mais néanmoins amis égyptiens) qui chantaient gaiement pour célébrer le retour à la maison de Nur Misur, « la Lumière d’Egypte ». Nefret songea qu’elle avait été sotte de partir. Bien sotte.

- Où est le professeur ? interrogea-t-elle avant que l’émotion ne la submergeât et qu’elle ne se mît à pleurer.

- Parti vous chercher ! Nous venons d’apprendre la fermeture du Savoy. Je pense que vous vous serez croisés sur la route...



A suivre



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voilà mon gros problème avec les notes de bas de page : quand je commence, je ne m'arrête plus ! je vous ai écrit toute une encyclopédie 👅



u« Plaisir d’amour » : chanson française écrite par Jean-Pierre Claris de Florian (le petit neveu de Voltaire) et mise en musique par Jean-Paul Schwarzendorf, dit « Martini », Surintendant de la Musique de Louis XVI et Ange-Etienne-Xavier Poisson de la Chabaussière, littérateur-musicien. C’est à l’origine une romance figurant dans Célestine, l’une des nouvelles écrites par Florian. Publiée en 1785, sous le nom de « Romance du Chevrier », son succès est mondial et intarissable depuis lors, plaisant dans tous les milieux et interprétée par les plus grandes voix.

NB : on ne le voit peut-être pas mais ce sont les paroles de cette chanson qui figurent en arrière plan du dessin que j’ai mis en début de fic ! Oui, j’aime construire mes histoires à partir de petits détails !

La prière d'Isis 821161kiosque1905 ci-dessus, kiosque à musique à L'Ezbekieh. Il y en avait 4 :

- 2 appartenaient à des cafés-lyriques ( styles arabe et grec)

-1 dépendait du théâtre en plein air ( style chinois)

- enfin, le grand kiosque japonais, entouré d'une multitude de chaises, où jouait l'orchestre miliataire à 20h tous les vendredis et dimanches. L'orchestre civil jouait le reste du temps ( de 15h à 19h).

Johann Peter Adolph Erman ( 1854-1937) Egyptologue, il a expliqué la grammaire de l’égyptien employé sous les Moyen et Nouvel Empire (respectivement de 2033 à 1710 avant JC ( à peu près) puis de 1550 à 1069 avant JC ( à peu près) )

Professeur d’Egyptologie à l’université de Berlin, il a crée une école d’Egyptologie et publié plusieurs traités et manuels de grammaire de la langue égyptienne.



· Barbarin : mot qui n’existe plus ! On disait parfois aussi « berbère ». Désignait, dans le langage des colons Européens établis en Egypte, les Egyptiens qui descendaient des familles qui habitaient le pays avant la domination ottomane (soit, avant le XVIè siècle !).

Ž Midan Sulayman Pasha ou “Soliman Pacha square”, aujourd’hui “Talaat Harb square” au cœur de la ville moderne. Construit sous Ismaïl Pacha, Khédive d’Egypte de 1867 à 1879, au moment du grand aménagement urbain du Caire. Soliman Pacha était le commandant en chef de l’armée du roi d’Egypte mais il a débuté comme officier sous Napoléon. Il a fortement contribué à la modernisation de la capitale. L’influence architecturale parisienne y est très forte, de la construction des trottoirs jusqu’aux jardins publics. La grotte de rocaille du jardin de l’Ezbekieh et sa cascade ont d’ailleurs été dessinées par Compaz, l’homme qui a conçu les grottes et cascades du Bois de Boulogne et du parc des Buttes-Chaumont, à Paris.

La prière d'Isis 351128opera1913 ci-dessus : place de l'opéra et prolongement de l'ancienne rue Kemal ( aujourd'hui el-Gumhuriya), en 1913. On peut voir les immeubles hausmaniens.



** Vélocipède aquatique : mot bien compliqué de l’époque pour dire « pédalo ». On en faisait sur la pièce d’eau du lac dans le jardin de l’Ezbekieh. Au XIXè siècle, les hommes pédalaient assis sur un siège et la dame regardait le paysage, assise dans un fauteuil à l'arrière. L'embarcation était étroite et avait une petite voile à l'avant. Mais je n'ai pas trouvé d'informations sur l'évolution de cet engin de loisir durant le XXè siècle. Voilà donc pourquoi je ne l'ai pas décrit !

 Thomas Edward Lawrence ( 1888-1935). Mais si, vous le connaissez : archéologue, écrivain, militaire, espion britannique. Passé à la postérité ( et au cinéma) sous le nom de... Lawrence d’Arabie ! Eh oui, Nefret en connait du joli monde ! Après avoir démarré sa carrière comme archéologue au Moyen-Orient ( il fouille surtout en Turquie, Palestine et en Syrie. Un peu en Egypte aussi, en compagnie de quelqu’un que Emerson n’aime pas du tout : Petrie ! ), il intègre le réseau des services de renseignements britanniques de janvier à mars 1914 où il opère dans le Sinaï. Puis il retourne « fouiller » en Turquie jusqu’en mai. Il s’illustrera durant la révolte arabe, à partir de 1916, où il combat les Turcs aux côtés du royaume du Hedjaz !



Le Hedjaz : royaume arabe de la bordure côtière et montagneuse de la Mer Rouge sur l’actuel territoire de l’Arabie Saoudite. Indépendant de 1916 à 1925. Sous domination ottomane, ce royaume cherchait à se soulever pour réclamer plus d’autonomie. Durant la Première Guerre Mondiale, les Britanniques l’ont poussé à se rebeller contre la Turquie pour affaiblir les fronts ouverts par l’Empire ottoman, allié des Allemands, à l’ouest et au nord de la Turquie. On parle de révolutions arabes (plusieurs tribus se sont soulevées aux côtés du Hedjaz) qui a lieu de 1916 à 1919.

L’entrevue entre le Consul-Général britannique d’Egypte, Lord Kitchener (1850-1916), qui sera nommé ministre de la guerre au mois d’Août, et le fils du Chérif de La Mecque, gouverneur du royaume du Hedjaz, a lieu le 5 février 1914.

Le traité d'alliance germano-turc dont il est question concerne un accord contre la Russie. Il sera signé le 2 Août 1914.

NB : Kitchener est mort dans un naufrage. Il a été dit qu’il a peut-être été assassiné car, trop populaire, il faisait de l’ombre à Loyd George. J’hésite à écrire dans cette fic que c’est Sethos le responsable de sa tragique disparition !!!! Wink



Le divorce a été autorisé pour les femmes en Angleterre à dater de 1857, sous certaines conditions : adultère, inceste, maltraitance ( actes de cruauté), abandon de foyer ( désertion), bigamie. Plusieurs lois améliorent successivement la condition de la femme dans les régimes matrimoniaux jusqu’à la fin du XIXè siècle. Les Anglais sont TRES en avance par rapport aux Français... d’un petit siècle, environ...



L’attaque du Canal de Suez aura lieu du 28 janvier au 3 février 1915. Et il n’y avait pas 100000 hommes dans les forces ottomanes mais 80000, exactement.



L’hôtel Savoy est un ancien bâtiment, acheté à la famille royale d’Egypte et aménagé en hôtel. Il appartenait au même propriétaire que le Grand Continental ( qui concurrençait le Sherpheard’s) dont il était un hôtel partenaire, ouvert dans le centre du Caire moderne car le Grand Continental rencontrait un énorme succès, à la périphérie est. Durant la guerre de 14-18, il est réquisitionné comme bâtiment militaire et restera par la suite d’usage administratif (centre d’archives de l’armée). Pour ne pas souffrir de cette perte et conserver le prestige attaché à son nom, le Grand-Continental prend, en 1922, le nom de « Continental-Savoy ».

La prière d'Isis 513379savoyhotel le Savoy : là aussi, on se croirait à Paris, n'est-ce pas ?



Enfin, vous constaterez que j’ai un peu modifié l’Histoire en avançant les guerres de position. La raison est toute simple : niveau littéraire, ça faisait plus joli d’écrire « mourir dans les tranchées françaises » que d’écrire « mourir en montant à l’assaut des lignes ennemies sur le territoire français ».
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyJeu 24 Jan 2013 - 16:53

Chapitre 24

partie 3



Nefret avait pensé qu’il serait plus aisé d’approcher Ramsès à présent qu’elle était revenue vivre auprès de lui. Elle s’était trompée. Elle avait l’impression qu’il avait augmenté le nombre de ses absences et allongé leur durée depuis qu’elle avait posé ses bagages. Le Diable l’emporte !!

Certains jours, elle ne le voyait même pas ; elle, étant occupée à la clinique tous les matins et lui, souvent absent l’après-midi.

Le plus insupportable était le soin obstiné qu’il mettait à garder le secret de ses agissements. Le premier soir où elle avait tenté de le suivre, il l’avait tout de suite découverte, cachée dans les buissons, près de l’écurie. Le deuxième soir, il s’était joué d’elle et l’avait menée dans un traquenard (il se rendait simplement chez leurs amis égyptiens). Quant au dernier soir... Nefret n’en gardait pas grand souvenir. Cela suffit à lui apprendre que Ramsès avait drogué son verre de vin, durant le dîner.

Elle aurait pu gérer sa frustration si elle avait su qu’il ne courait aucun danger.

Or, les choses étant ce qu’elles étaient ( ou, plus exactement, Ramsès étant ce qu’il était), les activités mystérieuses et inconnues de son ami inquiétaient considérablement la jeune femme. Elle dormait mal, voyant constamment en songes le Grand Serpent du Chaos enrouler toujours plus étroitement ses anneaux de feu autour du corps de son aimé. Cela exaspérait Nefret. Avec le conflit mondial qui avait éclaté, il lui était difficile de savoir quel danger exact représentait Apophis. Mais pour être certaine que son talisman fonctionne correctement, elle multipliait les offrandes aux anciens dieux. La voix de la Grande Dame du Ciel lui souffla bientôt que, pour une meilleure efficacité, Sa servante et son protégé devaient s’aimer.

Mais quand Ramsès laisserait-il Nefet lui parler ?

Le jour de Noël approchait et, ce vendredi-là, Nefret décorait le sapin que le portier était allé chercher en ville. C’était en réalité une variété de palmier à feuilles très découpées et assez pointues mais cela faisait amplement l’affaire. L’essentiel était de bien le décorer, cela mettrait un peu de baume au cœur de la famille.

Car les nouvelles d’Europe étaient assez mauvaises. Les alliés avaient interrompu la progression des Allemands au-dessus de Calais mais n’arrivaient pas à les repousser et les fronts s’enlisaient. Selon les estimations, les batailles pour bloquer la route de l’Angleterre avaient déjà causé plus de huit cent mille morts, blessés et disparusu. Pire que tout, il venait d’être annoncé qu’aucune permission ne serait accordée pour le réveillon. Cela avait plongé Tante Evelyn dans une profonde mélancolie. Elle n’aimait pas savoir ses enfants loin d’elle et avait dû sacrifier pour la cause ses jumeaux, John et Radcliff, mobilisés en France.

C’était pour lui adoucir cette terrible absence que Tante Amelia avait invité la branche cadette des Emerson à venir les retrouver cet hiver, au Caire. Nefret, pour sa part, allait réconforter Lia, qui, en l’absence de David, vivait aussi des heures difficiles.

- Savez-vous si Ramsès a l’intention de nous gratifier de sa présence à Noël ? questionna-t-elle à l’adresse de Tante Amelia qui posait des rubans de satin rouge de l’autre côté du palmier.

- Il n’a fait aucun commentaire quand je lui ai parlé du bal du Shepheard’s, répondit Tante Amelia. Je pense donc qu’il sera parmi nous.

- Il serait préférable. Il doit bien ça à Tante Evelyn et à Lia !

- Je vous sens contrariée, ma chère. Vous seriez-vous encore disputés tous les deux ?

Nefret pinça les lèvres et fit son possible pour réprimer un soupir qui, en présence de Tante Amelia, aurait été déplacé.

Si seulement, elle avait ne serait-ce que l’OCCASION de se disputer avec lui...

Ce jour-là, elle était d’humeur agressive car elle avait mal dormi et son sentiment d’angoisse ne l’avait pas quittée depuis qu’elle s’était levée. Etait-il encore en train de risquer sa vie ?

- Nullement, répondit-elle. Mais il n’est jamais là ! Le professeur ne s’en trouve-t-il pas indisposé ?

- Ramsès avait prévenu son père qu’il serait peu disponible pour les fouilles. Il travaille en parallèle pour le Professeur Erman, vous savez.

- Je ne connaissais pas le Professeur aussi partageur...

Nefret regretta son impertinence au moment même où elle avait laissé échapper ces mots. Le visage de Tante Amelia apparut soudain devant elle, faisant rougir la jeune insolente.

- Euh... pardon, je voulais dire...

- Je sais très bien ce que vous vouliez dire, soupira Tante Amelia en reprenant son activité. Et non, Emerson ne se satisfait pas de cette situation. Mais Ramsès n’est plus un enfant ! Nous ne pouvons plus lui imposer ni nos choix ni vos volontés...

- Nous ne pouvons que lui proposer, conclut lentement Nefret.

- C’est ça, répéta Tante Amelia, tout aussi lentement. Proposer...

La porte d’entrée s’ouvrit à ce moment et Ramsès appela Fatima, l’intendante égyptienne.

Tante Amelia et Nefret se joignirent à elle.

- Ramsès ? s’étonna sa mère. Vous auriez dû prévenir ! J’ai dit à Mahmoud de ne pas vous compter pour le déjeuner.

- Bonjour Mère. Bonjour Nefret. Je regrette, Mère. Vous allez devoir demander deux couverts supplémentaires !

Deux couverts ?

Nefret avait immédiatement été attirée par les vêtements trempés et l’épaule que le jeune homme se tenait. Aussi, fut-elle surprise de le voir désigner la jolie personne, tout aussi trempée que lui, qui l’accompagnait. Plus jeune que Tante Amelia, elle semblait cependant plus âgée que Nefret.

- Mère, vous connaissez déjà Margaretha. Nefret, permettez-moi de vous présenter Lady MacLeod, dont je suis responsable, je le crains, du malheureux état dans lequel elle se trouve.

- Encore ? s’exclama Tante Amelia. C’est la deuxième fois en moins d’un mois ! Vous amusez-vous donc à faire tomber les touristes dans le fleuve ?

- A vrai dire, intervint la lady, la première fois c’était ma faute. C’est comme ça que nous nous sommes rencontrés, expliqua-t-elle à l’attention de Nefret. Je l’ai fait tomber dans le Nil.

Puis elle lui tendit la main avec un sourire amical.

- Miss Forth, je suis ravie de vous rencontrer. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Et pas que par Ramsès !

Nefret doutait que la bonne société du Caire eût parlé d’elle en bien, toutefois la courtoisie de cette dame semblait franche. Son sourire, d’ailleurs... Nefret tiqua. Où avait-elle déjà vu ce sourire ?

- Je vous en prie, Margaretha, interrompit Tante Amelia. Dans votre état, laissons les politesses pour plus tard. Suivez-donc Fatima. Elle va vous faire couler un bain et vous préparer des vêtements pour vous changer avant le déjeuner.

- Je vous remercie, Mrs Emerson. Pour le bain et le reste. Mais sachez que je ne prends rien comme un dû. Votre fils n’a vraiment rien à se reprocher !

Tante Amelia laissa son invitée monter vers la salle de bain tandis qu’elle prenait la direction des cuisines. Nefret demeura un instant au pied des escaliers. La jupe-culotte de leur invitée était épaisse mais l’eau qui la plaquait contre son corps ne masquait plus l’ondulation gracieuse de ses hanches lorsqu’elle avançait. Et ces bras qui se balançaient avec légèreté... Et ces mains, fines et sensuelles jusqu’au bout des doigts... Nefret était persuadée les avoir déjà vues.

Ce n’est que lorsque Ramsès masqua son champ de vision qu’elle sortit de ses réflexions.

- Votre épaule ! Vous saignez !! s’exclama-t-elle.

Elle s’élança à sa suite.



*

Ramsès se leva et enfila une nouvelle chemise.

Nefret referma sa trousse à pharmacie et serra les poings.

La blessure n’était pas grave mais Ramsès prenait Nefret pour une idiote.

Contrairement à ce qu’il soutenait, ce ne pouvait pas – certainement pas – être un bout de bois qui avait perforé ses chairs de cette façon. Nefret avait suffisamment soigné d’indépendantistes blessés par balles pour reconnaître ce genre de plaies.

Elle était autant déçue par son mensonge que par son manque de confiance. Et si la balle était restée logée dans son épaule, serait-il allé jusqu’à l’extraire lui-même et y placer un copeau de papyrus à la place pour maquiller la vérité ?

Nefret se sentait prête à exploser. En présence de leur invitée, le moment était mal choisi mais, au bal de Noel, elle parlerait à Ramsès. Peut-être que l’immense sapin qui ornerait le hall de l’hôtel les rendraient-t-ils tous deux prompts aux confidences ?

- Alors Ramsès, questionna Emerson quand ils se retrouvèrent à table, une demi-heure plus tard. A quoi doit-on ce retard sur l’heure du déjeuner ?

- Tout cela est ma faute, Professeur Emerson ! plaida immédiatement Lady MacLeod, posant une main délicate sur sa poitrine, qu’une robe de Nefret mettait joliment en valeur. Votre fils m’a été d’un grand secours ! Il est un vrai gentleman !

- Oh... euh... fort bien Mademoiselle, balbutia le Professeur, que les grands battements de paupière de la fautive avaient déjà perdu. J’espère que personne ne vous a pressée pour vous changer.

- S’il vous plait, sollicita alors Nefret. Vous voudrez bien nous régaler du nouvel exploit de ce cher Ramsès ?

Son regard acide n’était adressé qu’au héros du jour. Aussi l’invitée ne s’en formalisa-t-elle pas.

- Comme bien d’autres Européennes, je suis venue au Caire pour fuir les tumultes de la guerre. Je me promenais avec ma demoiselle de compagnie sur les berges du fleuve quand un paysan a perdu le contrôle de son troupeau de chèvres ! Je suis tout bonnement tombée à l’eau. Je me serais assurément noyée sans l’intervention de Ramsès !

- Vous avez dit tout à l’heure que c’était votre faute, releva Nefret en faisant glisser son regard soupçonneux sur le jeune homme.

- Les bêtes ont été effrayées par mon cheval. J’avais un télégramme urgent à envoyer, j’arrivais trop vite vers le pont.

Nefret laissa les parents de Ramsès faire leur commentaire puis poursuivit, sans indulgence :

- Il y avait des bouts de bois tranchants comme des lames de rasoirs là où vous êtes tombée ?

- Je crains que ce ne soit l’une des baleines de bambou de mon ombrelle qui ait blessé votre frère. Elle s’est cassée quand je suis tombée.

Ramsès adressa à Nefret un regard satisfait, triomphant et... horripilant.

- Eh bien, répliqua-elle ignorant l’arrogant, c’est une chance que vous n’ayez pas été blessée également, Lady MacLeod !

- S’il vous plait, appelez-moi « Margreet ». Je ne suis une lady que parce que mon époux était un haut-officier. Et je n’utilise ce titre que parce qu’il est sécurisant en Europe en temps de guerre.

Elle avait avoué sans honte, s’autorisant même un petit sourire. Il apparut adorablement séducteur. Il fonctionna également sur Tante Amelia qui ne prit aucun ombrage et lui sourit même avec approbation.

Nefret était subjuguée. Quelle femme envoutante ! Mais il n’y avait pas que ça. Ses grands yeux noirs, sa peau d’Eurasienne, ses longs cheveux crêpés et brillants, tout cela était harmonieusement exotique. Elle évoquait presque une divinité étrangère...

Soudain, Nefret ouvrit de grands yeux. C’était elle ! Forcément elle !

La jolie femme intercepta le regard de Nefret et lui adressa un sourire à la fois mystique et enjôleur... ce sourire... oui, elle s’en souvenait. Elle l’avait déjà vu, quelques années auparavant, au théâtre des variétés de Londres. La danseuse se dénudait progressivement en rejouant le mythe d’un dieu hindou. Ce spectacle avait fait fureur en son temps. La danseuse venait des îles tropicales. On l’appelait « le soleil de Java »... Mata Hari  !

*

Margaretha ne revint pas à la maison. Mais elle envoya un mot de remerciement à Tante Amelia. Ramsès aussi reçut une enveloppe. Il dit que c’étaient également des remerciements. Mais il ne montra pas le billet. Avait-il peur qu’on y découvrît des mots enflammés ? Ramsès faisait de l’effet à toutes les femmes. Et Margaretha l’avait dévoré du regard durant tout le dîner.

Mais Nefret n’interrogea pas Ramsès à ce sujet. Lia, ses parents et ses enfants arrivèrent bientôt et son esprit fut occupé à tout autre chose jusqu’au bal de Noël.

C’était une tradition parmi la bonne société du Caire. Le Shepheard’s organisait deux bals de fin d’année. Le premier, conventionnel, se déroulait le vingt-trois décembre et le second, costumé, était donné pour le Nouvel an. Un bon moyen d’attirer tous les plaisanciers en villégiature qui avaient préféré descendre au Grand Continental.

II fallait dire que le Shepheard’s avait de quoi argumenter. Si les vues de son restaurant et de ses bars donnaient côté fleuve, sa salle de bal ouvrait quant à elle sur l’Ezbekieh, merveille de verdure et d’élégance, dont il était le seul hôtel à border les grilles.

Et qui pouvait résister à la perspective d’une promenade dans les allées de ce jardin ? Le parc, qui en journée offrait la convivialité de ses pelouses et de ses distractions aux familles, se transformait le soir en jardin féérique. Le chant mélodieux de sa cascade d’eau, surplombant la grotte de rocaille, se disputait l’enchantement que produisaient la vue des cygnes nageant sous le reflet des étoiles, tandis que de petits chemins champêtres s’enfuyaient derrière les kiosques ou les massifs de fleurs, semés de lampions.

Romantique à souhait, le jardin de l’Ezbekieh devenait, à la nuit tombée, lieu de perdition pour les jeunes filles qui échappaient à la vigilance de leur chaperon.

Le soir du bal, Nefret avait décidé d’en faire le lieu de perdition de Ramsès.

En descendant les escaliers, juste avant de partir pour l’hôtel, ce vingt-trois décembre, Nefret était un peu nerveuse. Lia l’avait assurée qu’elle était plus belle que jamais dans sa robe de gaze de soie bleu-vert sans manches. Pourtant, Ramsès leva à peine les yeux sur elle, quand il lui offrit son bras. Il complimenta davantage Lia, à qui – manque d’effectif masculin oblige – il avait offert son autre bras.

Nefret se sentit un peu déçue. Ramsès ne l’avait certes jamais regardée avec l’émerveillement ou la concupiscence qu’elle croisait d’ordinaire dans le regard des hommes, mais ce manque de réaction de sa part la faisait quelque peu s’interroger sur l’intérêt qu’il lui portait. Avait-il jamais joué les chevaliers servants que par obligation ?

La salle de bal du Shepheard’s était bondée. Il y avait là les têtes coutumières, rejointes cette année par tous les hauts-officiers militaires. Nefret reconnut ses soupirants qui s’empressèrent de venir réserver leurs danses. Elle accorda à Thomas Lawrence un quadrille et une scottish.

Dix minutes plus tard, son carnet de bal était rempli.

- Félicitations, s’amusa Katherine Vandergeld en venant la saluer. Je crois que vous avez battu un record de vitesse, cette année.

Nefret soupira. Heureusement que Ramsès lui devait une danse obligatoire. Il ne faisait jamais la queue avec les autres prétendants et ne l’invitait jamais à danser, sauf lorsqu’il décidait d’entraver les plans de certains courtisans. Mais aucun soupirant ne semblait inquiété ce soir. Tout se jouerait donc sur leur unique valse...

Selon les usages, Ramsès devait danser avec Nefret après avoir honoré sa mère puis sa tante. S’en suivait une autre danse obligatoire avec Lia et Ramsès était enfin libre d’inviter qui bon lui semblait. Nefret nota du coin de l’œil qu’il alla inscrire son nom sur le carnet de Margaretha. Plusieurs fois.

Le bal commença et la tension de Nefret baissa momentanément tandis qu’elle se laissait porter par la musique dans les bras du Professeur, de l’Oncle Walter ou... autour d'un verre en compagnie de Lia.

Puis vint le moment à la fois attendu et redouté dans lequel Ramsès s’inclina devant elle et offrit sa main. Nefret lui sourit. La danse d’abord. Et Nefret adorait danser avec Ramsès. Leurs pas s’accordaient naturellement, leurs mains se joignaient sans besoin de se chercher et, quand leurs regards s’accrochaient, ils ne se quittaient plus.

« Tu es celle qu’il lui faut » avait dit David.

Nefret comprenait ce soir à quel point il avait raison. Pourrait-elle le faire comprendre à Ramsès ?

Elle était tellement absorbée par ses émotions que la valse s’acheva sans que la jeune femme n’ait eu le sentiment d’en profiter.

- J’aurais besoin de votre aide concernant un trou dans mon carnet de bal ! quémanda la menteuse avec précipitation avant qu’il ne brise l’alliance de leurs mains si parfaitement jointes.

Ramsès eut un battement de paupière de surprise.

- Lia vous a cédé son tour. Ne vous en a-t-elle pas informée ?

Nefret tourna la tête vers son amie. Celle-ci était attablée près d’eux, coudes sur la table, menton dans les mains et les observait dans un sourire rêveur. Nefret lui avait avoué ses sentiments pour son cousin.

Alors vibrèrent les premières notes d’un paisible boston, apprécié de tous après la valse endiablée qu’on venait de danser. Celui-ci leur offrit l’occasion de parler.

- Comment vous sentez-vous ? questionna Nefret.

Le boston était une sorte de valse lente qui permettait de nombreuses figures. Aussi, la position des danseurs changeait-elle. De sorte que la main de Ramsès ne se fermait plus dans le dos de sa cavalière mais était venue serrer sa taille.

« Effleurer » sa taille semblait un terme plus adéquat. Et cela avait surpris la jeune femme. D’ordinaire, Ramsès n’était pas timide. C’était la raison pour laquelle elle avait posé la question. Elle le trouvait également anormalement essoufflé.

- Je me sens très bien. Et je ne vais pas m’effondrer au milieu de la piste, si c’est ce qui vous inquiète.

Nefret le fixa avec sévérité.

- Votre coude n’était pas tenu durant la valse et votre main ne présente actuellement aucune force.

Les lèvres de Ramsès frémirent presque imperceptiblement.

- Il est vrai que mon épaule me tire un peu, concéda-il visiblement à contrecœur. Je me ménagerai un temps de repos juste après ce morceau.

- Voulez-vous que je resserre vos bandages ? Je pourrais également vous accompagner si vous souhaitez prendre l’air ou vous rendre au bar.

Ramsès la considéra d’un œil intrigué.

- Votre rôle de sœur attentionnée vous aurait-il à ce point manqué ? Est-la la raison de votre retour parmi nous ?

Il lui fit lever le bras et elle tournoya sur elle-même. Elle n’avait que trois mesures pour réfléchir à sa réponse mais elle n’hésita pratiquement pas.

- C’est vous qui me manquiez..., corrigea-t-elle quand elle put de nouveau le fixer dans les yeux.

Elle avait vu Lia trop malheureuse, elle était déterminée à créer sa bulle de bonheur parmi de l’horreur de cette guerre.

- ... Parce que je vous aime.

Une autre passe retarda la réponse de Ramsès. Quand les deux partenaires se retrouvèrent de nouveau face à face, Nefret étudia le moindre changement dans l’attitude de son cavalier. Elle s’attendait à une réserve pudique. Ramsès n’était pas homme à vous embrasser mu par un élan du cœur. La rigidité de son bras, la contraction de sa mâchoire, le clignement rapide de sa paupière furent les premiers indices de l’agitation – ravie ? - dans laquelle la brutale déclaration venait de le plonger.

Nefret tenta de lui adoucir la nouvelle.

- Vous ne dîtes rien... La chose vous semble-t-elle aussi incroyable ? L’est-elle vraiment ? Car à bien y réfléchir, je ne vous ai jamais dissimulé les sentiments que j’éprouvais pour vous. Je leur donnais simplement un autre nom. Cela... vous incommode-t-il ?

Elle s’interrompit, le souffle soudain plus rapide. C’était maintenant à lui de parler.

- Non, cela ne m’incommode pas mais... Nefret, combien de champagne avez-vous bu, ce soir ?

La jeune amoureuse poussa une exclamation surprise. Elle avait anticipé plusieurs types de réactions mais la moquerie n’avait pas figuré parmi ses choix.

- Je ne suis pas ivre, rétorqua-t-elle. Voilà donc votre seule réaction : vous trouvez cela amusant ?

Elle lui adressa un regard blessé qui - elle l’espérait - lui ferait comprendre à quel point sa déclaration se voulait sérieuse.

- Non, répondit-il, pardonnez-moi. Je voulais simplement vous signifier qu’il y a eu pus de mariages célébrés au Caire ce mois-ci qu’il y en a eu depuis le mois de janvier.

Nefret secoua la tête. Une nouvelle fois, il la prenait de court.

-De quoi parlez-vous ?

- Votre brusque changement de sentiment... En ces temps où la guerre nous effraie tous, vos tendres pensées m’honorent. Mais les batailles ne dureront pas.

- Non, ce n’est pas à cause de la guerre !! démentit Nefret. Il y a longtemps que je sais !

Mais le boston s’achevait et Ramsès la raccompagna vers sa table.

- Dans le cas, je crois que nous aurons tout le temps d’en discuter ultérieurement.

Puis il s’inclina.

- Comme toujours, Nefret, ce fut un plaisir. Veuillez m’excuser.

Sur cette courtoisie, il se sauva.

- Alors ? s’enquit aussitôt Lia en écartant son sirop de framboises. Vous le lui avez dit ?

Nefret suivit des yeux la silhouette de Ramsès qui s’effaçait dans la foule.

-Oui... Il ne m’a pas crue.



*

Manuscrit H

Ramsès quitta la salle de bal, traversa le salon-galerie et entra dans les toilettes des hommes. Il avait à peine fermé la porte derrière lui qu’il s’adossa au mur. Son mouvement, volontairement violent, lui fit heurter le marbre avec douleur mais il c’était ce qu’il cherchait. Il sourit avec complaisance. Il avait besoin de cette douleur-là pour faire passer l’autre. Puis, quand son épaule doublement meurtrie cessa de le lancer, il renversa sa tête en arrière et ferma les yeux.

Elle le lui avait dit.... Bonté divine, elle le lui avait dit !!!

Il ouvrit les yeux et fixa les guirlandes et les moulures en stuc qui ornaient le plafond.

Pourquoi cela se produisait-il maintenant ?

Il avait attendu ces mots durant dix longues années. Il en avait rêvé toutes les nuits ! Elle avait eu mille occasions de les dire auparavant et il fallait qu’elle les prononçât aujourd’hui...

Ramsès serra les poings, faisant aller sa tête contre le marbre, encore et encore.

Qu’il avait été difficile de se maîtriser face à son tendre aveu. L’indifférence avait été cruelle à jouer. Pour elle comme pour lui. Comme il aurait voulu la serrer dans ses bras et l’embrasser avec toute la passion qu’il contenait depuis des années...

Mais il ne pouvait pas ! Pas ce soir, pas dans cette salle, pas sous les yeux de tous ces espions ennemis. Il ne pouvait prendre aucun risque, il ne le souhaitait pas. Car à dater du moment où il lui ouvrirait son cœur, il ne pourrait plus rien lui cacher. Et alors elle voudrait combattre à ses côtés, aveugle et téméraire, telle Sekhmet appliquant la justice de Rê.Or, c’était une place qu’il refusait catégoriquement de lui accorder. Ce n’était pas par manque de confiance en elle, et certainement pas par sexisme non pus. En vérité, c’était par peur. La peur terrifiante et indomptable de voir le piège de sa mission se refermer sur elle. Il n’avait secrètement accepté de collaborer avec l’Etat Major qu’en échange de la libération de David. Empêcher une révolte nationaliste pendant que l’armée s’occupait de l’invasion turque, voilà ce que devait faire celui qui, publiquement, avait lâchement refusé d’aller combattre en France.

Cela faisait déjà quatre mois qu’il agissait et plus il approchait son but, plus il sentait la mort rôder. Les hommes du réseau qu’il avait infiltré n’émettaient aucune réserve à son endroit. Cependant, Farouk, l’homme qui avait pris la place de David à la tête des émeutiers, nourrissait de plus en plus de soupçons. Selon lui, les Emerson étaient responsables de l’arrestation de David et il ne comprenait pas pourquoi « Ali le Rat » lui déconseillait de se venger d’eux.

Survivre relevait pour Ramsès d’un défi propre. Et tenir ses parents, à l’écart - relativement à l’écart - était une gageure. Son père et sa mère ayant malheureusement découvert son double-jeu, Nefret était la seule à échapper encore au danger. Et il comptait bien l’en préserver.

T.E Lawrence passa près de lui et lui donna l’accolade.

- C’est une femme qui vous met dans cet état ? Allons mon vieux, reprenez-vous. Vous savez quelles girouettes elles sont : Aujourd’hui elle vous déteste ; demain, elle vous mangera dans la main !

Ramsès grinça des dents. Nefret ne mangeait dans la main de personne.

S’il la rejetait ce soir, elle ne soupirerait pas après lui demain. C’est pourquoi il n’avait pas voulu lui mentir. Retarder la réponse qu’il lui devait au lieu de bêtement l’éconduire avait été la meilleure chose à faire. Elle reviendrait lui en parler, il le savait. Mais au moins, il gagnait un peu de temps.

Lui réserver ce sort était odieux mais, jusqu’à ce qu’il puisse de nouveau serrer la main de David, Ramsès opterait pour le silence et la discrétion. Nefret ne lui laissait pas le choix. Son impulsivité le lui obligeait. Et c’était son seul recours pour éviter de n’avoir à baiser, au sortir de sa mission, que les lèvres bleuies d’un cadavre.

*



Nefret avait tenté de suivre Ramsès pour dissoudre le malentendu mais il avait littéralement disparu. Dans le salon-galerie, elle ne rencontra que Thomas Lawrence qui lui prit la main pendant qu’il détournait son attention par un séduisant sourire. Elle n’avait pas de temps à perdre avec lui mais quand il lui annonça que Ramsès se trouvait dans la salle d’eau des hommes, elle accepta de bavarder un peu pour patienter.

Il l’entraîna de suite vers l’une des causeuses qui bordaient la large baie-vitrée. Celle qu’il eut l’air de choisir avec négligence devait, en vérité, avoir été soigneusement repérée, probablement réservée et peut-être même déjà expérimentée !

Plus petit que les autres, le canapé de velours grenat ne contenait que deux places. L’intimité de ceux qui s’y assiéraient y serait renforcée par le paravent de verdure que formait le feuillage des deux palmiers en pot, placés de part et d’autre de la causeuse.

Mais son charme ne s’arrêtait pas là. Elle offrait, en outre, une vue imprenable sur le lac de l’Ezbekieh, dont la surface miroitante reflétait les lumières des mille cinq cent ampoules qui en dessinaient les rebords.

Nefret songea avec dépit qu’elle aurait dû faire asseoir Ramsès à cet endroit avant de lui déclarer sa flamme.

Elle ne mit pas longtemps à deviner ce qui trottait dans la tête de l’espion. Mr Lawrence désirait un baiser avant de partir au combat.

« La guerre nous effraie tous » avait dit Ramsès.

Certes.

Mais Thomas Lawrence avait tendance à réclamer des grâces féminines en toute circonstance. Elle négociait avec lui pour évaluer ses mérites quand les clochettes d’une pendule sonnèrent dix-heures.

Déjà dix heures ? Et elle n’avait pas vu Ramsès sortir de son refuge ! C’est à ce moment qu’elle le vit traverser le salon-galerie. Elle se leva et vit Maragaretha avancer en sens inverse.

- M. Emerson, vous étiez là ! Quel cavalier vous faîtes ! reprocha-t-elle aussitôt. Avez-vous oublié votre promesse de me montrer les illuminations sur la cascade avant la prochaine polka ?

- Nullement, Lady MacLeod. Je venais vous chercher.

Il se courba sur la main qu’elle lui présentait.

- Accordez-moi un instant, je vais chercher votre manteau.

Mais la princesse javanaise le retint d’un bras caressant et vint roucouler contre son torse :

- Oh, pensez-vous vraiment que j’aurai besoin de mon manteau ?

Elle avait baissé la voix mais cela n’empêcha pas les convives alentours de pointer sur le couple leurs regards avides de dérapages scandaleux.

- Qu’est-ce que je lui avais dit ? commenta discrètement Thomas. Il y a dix minutes encore, il soupirait de ne plus avoir aucune chance avec elle !

Nefret pinça les lèvres.

Comment ? C’est parce qu’il pensait à Mata Hari qu’il avait balayé sa déclaration d’un revers de la main ?

Elle fixa sur Ramsès un œil de vieille dame victorienne.

- Bien sûr que vous aurez besoin de votre manteau, répondait-il au même moment, le plus chevaleresque du monde. Même ici, il fait fais le soir, en hiver.

- Alors, faisons en sorte de ne pas avoir froid...

Margaretha jouait avec le nœud papillon de Ramsès. Elle prit son temps pour terminer puis laissa l’homme se diriger vers le vestiaire. C’est alors qu’elle remarqua Nefret.

Sans honte aucune, elle lui sourit et désigna son futur amant d’un mouvement de paupière.

- Un vrai gentleman, n’est-ce pas ?

Nefret regarda Ramsès s’éloigner vers le vestiaire. Il aurait dû lui parler de cette femme au moment où elle lui avait ouvert son cœur. Mais avait simplement dit « nous aurons le temps d’en discuter ultérieurement ». Avait-il sciemment évité le sujet ?

Elle serra discrètement les poings. Elle n’était pas fâchée contre sa rivale. Qui ne tombait pas amoureuse de Ramsès au premier baisemain ? Mais Nefret connaissait suffisamment les gentlemen pour savoir que Ramsès ne possédait rien de commun avec les détenteurs du titre. Elle refusait même qu’il leur ressemble. Elle ne devait pas laisser sa déception, sa douleur, sa jalousie voiler son jugement. Elle connaissait Ramsès. Elle savait qu’il ne ferait rien de désobligeant avec Margaretha tant qu’il n’aurait pas donné sa réponse à Nefret. Parce qu’il était ainsi. Un homme droit, un homme honnête, qui méritait mieux que la simple appellation de « gentleman ».

Elle conclut sa pensée à voix haute.

- Je préfère penser... qu’il est un vrai Emerson.



*



Manuscrit H

Il jeta un coup d’œil à sa montre : il était presque trois heures. Il était temps de rentrer. Ramsès abaissa son arme et entra dans la cabane. Il lui fallut quelques instants pour s’habituer à l’obscurité des lieux. Il n’y avait pas de fenêtre alors la clarté de la lune filtrait par la seule porte demeurée ouverte.

Margreet terminait de dissimuler les cordages sous le sable. Il aurait bien aimé vérifier l’intégralité du travail mais il ne pouvait pas se permettre d’allumer une torche. En pleine nuit, dans un tel désert, même la flamme d’une allumette était visible à des miles à la ronde.

- Voilà, annonça l’experte avec satisfaction, quand elle se fut redressée. C’est fini !

Elle fit un pas de côté et tapota le chariot qu’elle venait de piéger comme elle aurait flatté l’encolure d’un bon cheval.

- Vous êtes sûre ?

- Certaine ! Quand ces fils de chiens voudront sortir le chargement d’armes demain, cette jolie charrette filera tout droit et terminera sa course dans le Nil ! Dommage pour ceux qui se trouveront dans le passage. Mais je crois que vous vous êtes suffisamment entrainé pour éviter de vous noyer...

Ramsès distinguait mal son visage mais il devinait que sa complice souriait. Les bains forcés qu’il avait pris dernièrement n’avaient pas été agréables mais ils avaient eu le mérite de lui enseigner les gestes à faire et à ne pas faire lorsque le chariot fou se mettrait en marche.

- Nuancez vos propos, recommanda-t-il. Les indépendantistes ne sont pas des « fils de chiens ». Nous combattons leurs méthodes, pas leurs idées.

Sa compagne s’étonna.

- Ils ne sont pas vos ennemis ? J’ai dû mal comprendre quelque chose, alors. Ne menacent-ils pas votre gouvernement ? N’ont-ils pas menacé de s’en prendre à votre famille ? Ne sont-ils pas encore ce grand danger qui vous empêche de déclarer votre flamme à votre ravissante amie ?

Ramsès tiqua. Elle était évidemment au courant pour ses parents mais il ne lui avait rien dit concernant Nefret !

- Comment savez-vous...

Margreet fit un pas vers lui et il vit le mystère se partager l’amusement au fond de ses grands yeux noirs.

- Je suis une espionne depuis plus longtemps que vous, mon cher garçon Ž ! En outre, je suis une femme. Ce qui me confère une perspicacité sans égale dans le domaine des relations sentimentales...

Cette réponse ne le rassura qu’à moitié. Il faisait tellement d’efforts pour cacher ce qu’il ressentait ! Il ne tenait pas à être lu comme un livre ouvert par n’importe qui !

Ils sortirent de la cabane et effacèrent leurs traces de pas à l’aide d’une feuille de palmier. Puis ils montèrent à cheval et prirent la route de la capitale, destination l’Ezbekieh, où la bonne société entière croyait qu’ils se trouvaient depuis dix-heures ce soir.

Cette action menée, Ramsès pouvait laisser libre court à ses ressentiments. Et il ne s’en priva pas. Il avait des comptes à régler avec « l’Agent Alice » !

- Si vous saviez pour Nefret, commença-t-il, menant sa monture légèrement en avant de celle de sa sœur d’armes. Pourquoi ce manège au Shepheard’s ? Aviez-vous vraiment besoin de faire croire à tout le monde que nous étions amants ?

Margreet s’autorisa un rire de gorge qu’elle avait dû considérablement utiliser tout au long de sa carrière de courtisane. Ramsès s’agaça de constater qu’il ne pouvait résister à ses effets diaboliques. Sa rancœur diminuait inéluctablement et cela le rendait encore plus furieux contre elle et surtout contre lui-même !

Quand elle eut fini de rire, elle l’observa attentivement, semblant s’amuser de la lutte intérieure qu’il menait.

- Vous êtes jeune et tellement intègre, commenta-t-elle du bout des lèvres. C’est touchant !

- Je ne saisis pas...

Margreet détacha ses cheveux qu’elle avait noués pour les besoins de leur mission. La sensualité qui se dégagea immédiatement de cette exquise beauté, de dix ans son ainée, renforçait l’idée selon laquelle Mata Hari était une femme de toutes les expériences.

- Il n’y a pas d’outil plus sûr que le vice pour échapper au contrôle de la vertu ! J’aurais prétexté quelque chose de sage et de convenable, soyez certain que d’aucun serait venu vérifier tôt au tard que nous faisions bien ce que nous avions gentiment promis de faire ! Mais j’ai choqué tout le monde dans cette galerie, alors on nous aura laissés tranquilles !

- Je n’y avais pas songé...

- Bien sûr que non.

- Mais avez-vous pensé aux implications ? reprit-il, soucieux. Je vais maintenant devoir faire croire que je suis votre bienfaiteur. Et je ne sais pas si cela est profitable à nos affaires...

- Vous ne négligez rien, vous ! complimenta l’espionne française. Je crois que je comprends pourquoi les Anglais ont fait appel à vous. Pour vous répondre, vous ne serez obligé de me couvrir de bijoux que si vous vous souciez de satisfaire aux bonnes mœurs ! Je ne suis absolument pas contre mais est-ce indispensable ?

- Il m’est indispensable de satisfaire à certaines mœurs, grommela-t-il.

Ramsès commençait à avoir mal à la tête. Il était fatigué et se demandait comment il allait pouvoir justifier tout cela auprès Nefret sans rien révéler de sa mission.

- J’ai l’impression que l’idée vous embête. Faisons plus simple. Je vous gifle devant tout le monde, je vous traite d’infâme, et tout s’arrête là. Vous n’aurez plus qu’à supporter l’opprobre public que cela jettera sur vous en attendant que l’Empire Britannique révèle les actes héroïques que vous aurez accomplis durant cette guerre ! Cela vous semble-t-il plus honnête ?

Ramsès médita la chose. Depuis qu’il passait pour un lâche, sa mission s’en trouvait grandement facilitée. Devenir momentanément le plus indigne des gentlemen ne lui semblait donc pas un sacrifice énorme au vu les enjeux qu’il poursuivait.

*



Le lendemain, la présence de Lia n’empêcha pas Nefret de constater que Ramsès avait mauvaise mine. Il avait peu dormi. Elle l’avait entendu rentrer aux environs de cinq heures. Qu’avait-il fait tout ce temps, en compagnie de Margaretha ? Il fut absent toute la journée, de sorte qu’elle n’eut pas l’occasion de le questionner.

Le jour de Noël, ce n’était plus la fatigue mais la nervosité qui tirait ses traits. Margaretha, que Nefret aperçut en ville, en quittant la clinique, le vingt-six décembre, affichait la même tête. Les commères disaient qu’ils avaient passé une nuit torride au bal du Shepheard’s. Les amants venaient-ils de se disputer ? Parallèlement, le bureau de police du Caire annonça fièrement qu’une tentative de vol d’armes par les rebelles nationalistes venait d’avorter grâce au travail coordonné de plusieurs de bons agents. Cela mit le Professeur dans une colère furieuse. Et alla incendier le capitaine Russell, beuglant - comme il faisait quand il perdait son calme - qu’il n’était vraiment pas malin de divulguer haut et fort ce genre d’informations.

- Mais la population est paniquée à l’idée de l’attaque sur le Canal de Suez ! se défendit Russell. Il faut bien que j’annonce quelque chose de rassurant ! D’autre part, ça réaffirme aux rebelles que ce n’est pas parce que nous nous occupons des Turcs que nous laissons le champ libre à l’arrière !

- Imbécile, murmura le Professeur. Quelle bonne nouvelle aurez-vous à annoncer quand les indépendantistes auront découvert et massacré vos agents, en guise de représailles ?

Nefret était d’accord avec Emerson. Ce soir-là, plus que jamais, elle pria Isis de protéger Ramsès des dangers qu’il courrait.

Le jour suivant, Ramsès, contre toute attente, passa la journée entière avec la famille. Mais sa nervosité avait dérivé en quelque chose de plus tendu, de plus inquiet et de plus inquiétant à la fois. Cela semblait avoir gagné le Professeur et Tante Amelia. Que savaient-ils que Nefret ignorait ? Vers dix-sept heures, quand le travail sur le chantier de fouilles cessa parce que la nuit tombait, le Professeur se rendit en ville pour envoyer un télégramme. Ramsès insista pour l’accompagner mais son père refusa, lui chuchotant un mot que Nefret n’entendit pas.

Peut-être avait-il pressenti ce qui lui arriverait, Emerson ne rentra pas à la maison ce soir là, ni le lendemain. Son cheval revint seul à l’écurie, une balle de pistolet logé dans la cuisse. Tante Amelia n’avait pas attendu vingt-quatre heure pour lancer les recherches. Mais en ville comme aux alentours des pyramides, sur le chantier de fouilles comme au fond du Nil, personne n’avait vu le Maître des Imprécations.

Il avait disparu.

Quel infernal engrenage avait débuté au soir du 23 décembre ? Nefret ne savait dire si elle aurait préféré que Ramsès accompagnât son père ou non. Cela aurait-il empêché ce dernier de disparaître ? Se seraient-ils envolés tous les deux ? Une chose était sûre, Ramsès aurait eu plus de force pour endurer la terrible nouvelle qui effondra toute la maisonnée.

Le vingt-huit décembre, le nouveau drame s’annonça sous la forme d’un petit papier bleu marqué de quelques lignes : John, l’un des jumeaux de Walter et Evelyn, ne reviendrait jamais de la guerre.



A suivre...




u « la route de l’Angleterre » : les Historiens appelleront ultérieurement ces batailles du nord « course à la mer » dont l’objectif était (selon le camp) soit de couper, soit de faciliter le renfort des troupes alliées en provenance de l’Angleterre.

En décembre 1914, on déplore environ 900 000 pertes côté alliés, dont environ 300 000 morts.



 « Mata Hari » : Margaretha Geertruida Zelle (1876-1917). Danseuse très prisée dans les milieux mondains de toute l’Europe de 1905 à 1910 environ. Bien payée pour ses spectacles et entretenue par de nombreux amants, le choix de ses relations met cependant un frein à sa jolie carrière. Elle dégénère rapidement de courtisane en prostituée de bas-quartiers.

Durant ses heures de gloire, elle s’était inventée un passé de princesse javanaise qui savait les danses locales ancestrales. Ce « soleil » au sein d’une petite communauté lointaine et exotique m’a fait penser à Nefret, son histoire et son surnom, alors j’ai voulu l’intégrer dans cette fic.



Ž J’ai modifié le cours de l’Histoire pour les besoins de ma fic. En vérité, les services de renseignements allemands proposent à Mata Hari de travailler pour eux en 1915 seulement ( sous le nom de code « H21 »). Les Français lui proposent la même chose en 1916 (sous le nom de code « Alice »). Ils la fusilleront l’année suivante, ayant découvert sa collaboration avec les Allemands (qu’elle servait très efficacement ou complètement inutilement selon les témoignages). Son procès a été retentissant car, même si on l’a accusée à juste titre, on ne possédait, en vérité, que peu de preuves, le dossier était quasi vide et le juge était une ancienne connaissance...
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyMer 6 Fév 2013 - 22:06

CHAPITRE 24
Partie 4

Manuscrit H

- Farouk attend que je me livre ou que je perde mes moyens. Dans les deux cas, il me demande de m’humilier devant lui !
Ramsès contracta la mâchoire et talonna Risha.

Sur le sentier caillouteux qui servait de chemin de halage, le jeune homme poussait sa monture à galoper toujours plus vite. Il n’était pas pressé mais il avait besoin de vitesse et de vent afin d’évacuer sa contrariété. Son pur-sang évitait aisément les irrégularités du terrain et quand une oie venait à s’aventurer au-delà des herbes qui bordaient le fleuve, l’étalon sautait l’obstacle sans attendre l’invitation de son maître.

Il tourna sur plaine de Boulaq, traversa le pont de l’île de Giza et prit la direction de la maison familiale. Derrière lui, la monture de Margreet avait du mal à tenir l’allure.

- Qu’allez-vous faire ? interrogea cette dernière quand il eut ralenti pour la laisser le rejoindre. Si vous décidez d’agir maintenant, vous perdrez définitivement votre couverture !
- Je n’ai déjà plus de couverture !! Mais je me demande combien de temps encore je dois laisser à mon père.
- Vous pensez qu’il est toujours en vie ?

Ramsès étudia attentivement le haussement de sourcil de son interlocutrice. Le pensait-elle trop optimiste ou était-elle mal informée à propos des Emerson ?

- Il savait que quatre hommes de Farouk étaient derrière lui quand il est parti « poster son télégramme ». Il ne les aurait pas entrainés seul s’il ne pensait pas pouvoir s’en sortir. Soit il s’est laissé capturer, soit quelque chose a mal tourné.
-Alors il s’est sacrifié ? Pourquoi ?
- Pour moi, marmonna Ramsès. Son objectif était que je rentre indemne à la maison.

Margreet leva les yeux au ciel.

- Et vous fonctionnez tous avec les mêmes défauts, dans votre famille ? râla-t-elle. A quoi nous avance son tendre paternalisme ? Maintenant, l’ennemi a une carte contre nous !

Ramsès grinça des dents. C’est vrai, Farouk n’avait rien dit d’explicite durant les deux heures qu’ils venaient de passer ensemble mais il n’avait cessé de faire des allusions ironiques et des comparaisons sournoises. Et cette façon qu’il avait de caresser la lame de son couteau tout en regardant Ramsès...

Ce matin, Farouk avait annoncé qu’il y avait un traitre parmi eux.

- Le capitaine Russell a eu la stupidité de révéler que notre cause avait été odieusement trahie... que nous accordions notre confiance à des misérables qui cherchent en vérité à nous détruire...
Il avait posé son regard sur chacun des hommes qui entouraient la table, évaluant leur fidélité.

- Qui a été soudoyé ? Qui, parmi nous, pense que la lutte par les armes n’est pas la solution ?

Son regard s’était attardé sur Ramsès. Sur le personnage que jouait Ramsès.

- Toi, Ali le Rat, tu as une idée ?
- Chais pas, avait-il répondu en grognant et sans ciller. Chuis « Ali l’Rat », pas « Ali l’babouin».

Si Farouk devait apprendre l’implication des Emerson dans ce conflit, Ramsès pensait qu’il serait le seul à être visé. En un sens, il n’avait pas tort. Il était persuadé que Farouk s’en était pris à son père pour mieux l’atteindre lui...


Quand il pénétra dans le salon, Ramsès fut inquiet d’entendre sangloter. Tante Evelyn pleurait dans les bras d’Oncle Walter, Lia pleurait dans les bras de Nefret et Fatima pleurait dans ceux de sa maîtresse.

- Mère ? interrogea-t-il car cette dernière était la seule à conserver les yeux secs.
- Avez-vous du nouveau concernant votre père ? questionna celle-ci en retour.

Quand il fit « non » de la tête, elle le fit sortir dans le couloir. Nefret les rejoignit peu après. Son visage portait les traces des larmes qu’elle venait de sécher précipitamment. Mais dans le salon, sa tante et sa cousine ne retenaient pas les leurs. Alors il devina.

- Des nouvelles de France ?

Sa mère acquiesça et Nefret lui prit la main.

- Johnny... commença-t-elle.

Mais sa voix s’enroua et elle ne put achever.
Ramsès sentit son estomac se contracter douloureusement. Après David, John était son cousin préféré. La guerre allait-elle vraiment le priver, l’un après l’autre, de tous les êtres auxquels il tenait ?

Il avait le regard ancré dans celui de Nefret, attendant la suite avec appréhension. Mais Nefret baissa les yeux, incapable de le regarder et ce fut sa mère qui prononça les mots fatidiques.

- Un tir d’obus. Il n’a pas eu le temps de souffrir. L’Etat Major a considéré que...

Un bris de vaisselle résonna avec grand fracas, empêchant sa mère de finir sa phrase. Dans le salon, on entendait Fatima gémir et crier parce que Oncle Walter voulait l’aider à se relever mais celle-ci refusait de laisser un homme la toucher.

La mère de Ramsès soupira, prête à retourner gérer la situation.

- Ne ressortez-pas aujourd’hui, Ramsès, acheva-t-elle tout de même. Je vais moi-même m’absenter, or, Evelyn a besoin de se sentir entourée durant quelques heures.

Elle attendit qu’il hochât la tête pour aller s’occuper de son intendante. Ramsès et Nefret restèrent l’un en face de l’autre. Durant quelques secondes, aucun d’eux ne bougea ni ne prononça un mot.
Puis Nefret se jeta au cou du jeune homme.

- Je suis également persuadée qu’il n’a pas souffert, dit-elle d’une voix qu’elle voulait ferme. De même que je suis persuadée que le professeur va bien... Alors ne perdez pas courage !

Il ne pouvait en entendre davantage. Ramsès referma ses bras sur elle pour la faire taire.

- Ne vous inquiétez pas, rassura-t-il. John sera le seul membre de la famille que vous pleurerez. Je vous le promets.

Elle étouffa un gémissement et il la sentit se presser davantage contre lui. Il ferma les yeux. Le corps de Nefret partageant avec lui sa chaleur, sa douceur, son amour, était pour Ramsès une source de réconfort considérable. Plus qu’il ne l’aurait cru. Il savoura ce contact salvateur. Il en avait besoin pour tenir le coup. Mais il savait qu’en cet instant, elle simulait une force qu’elle ne possédait pas. Et il ne désirait pas la voir s’effondrer. Pas quand il ne pouvait pas être là pour elle. Alors tout le courage que son étreinte lui procurait, lui le lui rendait. Discrètement. Tendrement. De ses bras puissants qui la berçaient contre son cœur.

- Pauvre de moi ! soupira-t-elle de longues minutes plus tard. J’étais venue pour vous consoler et c’est vous qui m’aidez à maîtriser mes larmes.

Elle s’écarta de lui et passa sa main devant ses yeux avec un sourire contrit.
Il la relâcha de mauvaise grâce.

- Vous devriez retourner auprès de Lia, suggéra-t-il, avec son habituelle impassibilité. C’est elle que vous devez consoler.
- Sans doute. Mais vous ? Qui vous consolera ?

Il ne répondit pas et tourna les talons. Son être tout entier lui hurlait pourtant de retourner vers elle...

Il ouvrit la porte et marcha dans la cour. Le soleil qui brillait dans son dos ne le réchauffait pas du tout. Il se sentait vide et il avait froid. Il passa devant le chat Horus qui somnolait grassement sur la fenêtre. Mais en cet instant, il lui était complètement indifférent. Il avait le cœur lourd. Il aurait dû rester plus longtemps avec Nefret.
Enfin, il vit Margaretha qui patientait près des chevaux. Elle était occupait à les desseller.

- Vous n’êtes pas entrée ? questionna-t-il, décidé à se reprendre et se changer les idées.
- Je suis ressortie. Ce n’était pas ma place. Je suis navrée pour votre cousin.

Ramsès prit une profonde inspiration. Non, il n’allait pas se laisser aller. Il avait beaucoup trop de choses à faire. Il appuya cependant un instant son front contre le museau Risha. Et la bête lui souffla au visage un air chaud, chargé compassion. Elle avait compris sa douleur.

- Que faites-vous ? s’étonna Margreet tandis qu’il saisissait les rênes de sa monture. Pourquoi montez-vous à cheval ? Je ne crois pas que vous soyez en état de faire quoi que ce soit cet après-midi.
- Il faudra bien, pourtant !

Il allait mettre le pied à l’étriller quand il se sentit tirer en arrière. Mata Hari l’obligea à se retourner.

- Allons, vous êtes plus intelligent que cela, d’habitude ! L’admonesta-t-elle.

Elle le dévisagea une seconde puis le prit dans ses bras. Violemment. Il déglutit, retenant ses émotions.

- Soyez raisonnable ! dit-elle encore. Vous venez d’apprendre une rude nouvelle.

Elle lui caressa la nuque.

- Et ce n’est pas en vous mentant à vous-même que vous arrangerez les choses.

Elle le pressait contre elle mais son étreinte n’avait rien à voir avec celle que Nefret lui avait donnée dans le couloir. Sa chaleur était différente. Ce n’était pas tendre mais cajolant. Ce n’était pas fortifiant mais sécurisant. Il se sentait étrangement enfant. Elle lui manifestait une bienveillante maternelle qui incitait à la confession, à l’abandon. Dans son dos, dans son être, cette chaleur se propageait en lui et il sentait sa gorge se serrer, ses yeux lui piquer.

Il tenta de se dégager avant de faiblir.

Mais Margreet était plus robuste que Nefret. Elle verrouilla obstinément ses bras autour du buste de Ramsès.

- Ne luttez pas, vous n’êtes pas un surhomme ! L’emprisonnement de votre ami, l’enlèvement de votre père et maintenant votre cousin... Allez-y, vous en avez besoin. Et si ça peut vous rassurer, je vous certifie que personne ne nous regarde.

Etait-ce la détermination de cette femme qui était plus forte que la sienne ?
Etait-ce la solidité de son étreinte qui terrassait toutes ses réticences ?

Ramsès cessa de résister. Alors il passa ses bras autour d’elle et cacha son visage dans sa chevelure crêpée pour ne pas montrer les larmes qu’il laissa couler.

*
Sur le perron de la porte, Nefret serra ses bras sur sa poitrine. Elle regardait Margaretha caresser gentiment les cheveux de Ramsès. Cette dernière l’observait en retour et elle lui souriait d’un air triste. La jeune femme demeura un instant ainsi, à veiller de loin. Ramsès n’avait pas voulu qu’elle le console, elle ne pouvait donc rien faire pour lui. Mais Margaretha le pouvait, elle. Et elle lui était reconnaissante d’accepter de le faire.


Personne n’accepta de pleurer bien longtemps. John était mort en héros et n’aurait pas accepté qu’on s’apitoie sur son sort alors que la disparition de son oncle était préoccupante.
On organisa les recherches par équipes.
Le lendemain matin, Ramsès s’en allait avec Tante Amelia, Evelyn et Walter oeuvraient de concert et Nefret tenait compagnie à Lia.

Elle était occupée à jouer avec les deux enfants de sa cousine, la petite Evelyn et le petit Abdullah, quand un colis arriva pour Ramsès.

Ce n’était qu’un petit coffret de bois brut, sale, taillé de manière grossière et fermé d’un cadenas bon marché. Il ne portait aucune mention d’expéditeur, ni aucun mot d’accompagnement. Un enfant des rues avait accepté de porter la commission en échange d’une belle pièce de monnaie. Fatima le posa sur le guéridon, dans l’entrée, avec le reste du courrier mais l’odeur écœurante qu’il se mit bientôt à dégager la mena à déplacer le paquet suspect dans l’arrière cour, sous les marches de l’escalier.
Plusieurs fois, Nefret vint y jeter un coup d’oeil, l’examinant sous tous les angles et se tortillant les doigts, se faisant violence pour ne pas l’ouvrir à la place de son destinataire.

Etait-ce quelque chose que Ramsès attendait ? Cela avait-il un rapport avec l’égyptologie ?

Fatima disait que ça sentait le rat mort. Nefret avait une autre idée mais admettait que l’intendante n’était pas loin de la vérité. On sentait régulièrement cette odeur dans une certaine partie du quartier des volets rouges.

Changeant et re-changeant de position dans son fauteuil, Nefret grimaça à l’idée de devoir patienter.

- Et si ça concernait Oncle Radcliff ? questionna Lia alors que Nefret lui annonçait pour la huitième fois qu’elle se rendait dans l’arrière-cour.
- J’espère que non. Cette boîte ne me rassure pas du tout...

Lia reprit alors l’écriture de la lettre qu’elle rédigeait pour David et Nefret recommença à s’agiter sur le fauteuil qui lui faisait face.

Et si cela venait de l’ennemi ? Et si c’était un colis piégé ?? Et si cela annonçait que le professeur mourrait si la boîte n’était pas ouverte avant midi ?!!!

Enfin, après une éternité, Ramsès fit son apparition au salon.

- Vous voilà !! s’écria Lia en se levant d’un bond.

L’angoisse de Nefret était tellement contagieuse que Lia en était venue à faire mention de ce coffret dans sa missive. Son esprit fantasque s’était ensuite chargé d’émettre les hypothèses les plus alarmantes quant à sa provenance.

- Que se passe-t-il ?

Nefret le mena immédiatement vers l’objet de ses inquiétudes. Elle lui présenta la chose comme un patient dont elle aurait fait le diagnostic.

- Il est arrivé vers 9h. C’était inodore. Mais il dégage quelque chose de très incommodant à mesure qu’il prend la chaleur. Et ces traces, sur le dessus du coffret, c’est du sang.

Elle fronça les sourcils, persuadée que ses instincts médicaux ne lui mentaient pas.

- Ce qui est nécrosé est toxique. Je vous suggère de mettre un masque.

Ramsès suivit son conseil. Il enfila des gants, noua un torchon sur son visage et s’éloigna dans la cour, sous les regards attentifs et curieux de la chirurgienne et sa cousine.

Le cœur palpitant, Nefret suivit pas à pas la progression de Ramsès jusqu’à une distance respectable. Arrivé au bord du puits, il posa le coffret sur la margelle... et hésita.
Ses mains nerveuses allaient de la pierre au coffret, du coffret au cadenas...Redoutait-il ce qu’il allait y trouver ?
Enfin il fit sauter la serrure puis ouvrit le coffret d’un geste rapide. Il se pencha aussitôt de côté, en proie à une violente nausée.

- Ramsès !!!

Nefret dévala l’escalier et s’élança vers lui. Elle avait déjà enfilé un masque et des gants, et préparé sa trousse à pharmacie. Juste au cas où...

- Agenouillez-vous, conseilla-t-elle en lui appuyant sur les épaules. Et penchez votre tête. Voilà, c’est bien. Inspirez par le nez...

Son cœur battait vite, elle était inquiète. Ramsès n’avait pas l’habitude de réagir aussi fortement.

Elle caressait le dos du jeune homme tandis que son regard cherchait la boîte. Son geste se figea quand elle vit à son tour ce qui avait tant effrayé Ramsès. Son odorat ne l’avait pas trompée, c’étaient bien des membres nécrosés qui reposaient à même le socle de bois. Des membres humains. Trois doigts, exactement.

Cependant, elle ne s’était pas attendue à les reconnaître. Or, cette chevalière, qui entourait encore l’auriculaire ensanglanté...

Nefret se sentit soudain nauséeuse. L’hideuse vérité lui apparut. Le professeur Emerson n’avait pas disparu : on l’avait enlevé ! Et torturé !!!

A côté du « présent » se trouvait un billet rédigé par les ravisseurs :

« Trois mots, trois doigts. Il valait mieux être un babouin » était-il écrit en arabe.

Nefret referma le coffret d’un geste sec et y mit tellement de violence qu’il s’en alla rouler dans la poussière.

Elle pleurait. Elle suffoquait. Son esprit avait du mal à se concentrer. Saisie de vertige, elle tomba à genoux près de Ramsès. Elle ne réalisa qu’elle était en train de lui enfoncer ses ongles dans la peau que lorsqu’elle sentit l’homme lui broyer le poignet.
Etait-ce bien réel ? Le professeur avait-il vraiment été mutilé ? Mais dans ce cas... était-il toujours en vie ?

- Ramsès ? Nefret ? Que se passe-t-il ?

Une voix lointaine et vaguement familière bourdonna aux oreilles de Nefret.
Comme électrisé, Ramsès, en revanche, se redressa d’un bond.

- Mère, non ! Nefret, ne la laissez pas approcher !!!

Mais aucun d’eux ne fut assez rapide. Tante Amelia ramassait déjà le coffret de bois.

*

Manuscrit H

Emerson ouvrit les yeux. Il était seul. Il était blessé. Le vent qui s’engouffrait dans les interstices des murs et de la toiture jetait du sable dans la plaie béante de sa main mutilée. Il avait mal mais il était trop faible pour crier. Sa bouche était pâteuse. Il avait soif. Tellement soif. Mais ce n’était pas l’envie de boire qui l’avait réveillé. Il avait entendu quelqu’un appeler. L’appeler clairement lui, « Emerson ». Il aurait reconnu cette voix entre toutes ; c’était son épouse qui hurlait son nom.

*

Il semblait loin le temps des jours heureux où Tante Amelia et le Professeur emmenaient les jeunes Nefret, Ramsès et David fouiller des tombeaux et résoudre des énigmes policières. Le calendrier astrologique des anciens Egyptiens mentionnait « le jour des Enfants de la Tempête ». Un jour néfaste, où le malheur frappait ceux qui sortaient sous l’orage. Quel avait été ce jour, en l’année 1914 ? A faire la liste de toute l’infortune qui les touchait, Nefret avait l’impression qu’ils étaient tombés sous cette malédiction. Mais Isis n’avait-Elle pas promis à l’audacieux Willy Forth de protéger Sa servante ? Non, ils ne seraient pas des enfants de la tempête.

La première émotion passée après la découverte des doigts d’Emerson, la famille s’était retrouvée dans la verranda pour un conseil de guerre exceptionnel. Tante Amelia l’anima une bonne partie de l’après-midi, en attendant le retour de Ramsès qui était parti sur Risha au triple galop dès qu’il avait été en mesure de tenir sur ses jambes.

Quand il revint, c’est Ramsès qui parla surtout. Il avait beaucoup de choses à raconter. Son introduction donna le ton de ses révélations :

- Père est en vie. Ce que j’ai reçu était... un avertissement. Les indépendentistes le libéreront si je les aide à mener leur révolution.
- Mais, objecta Lia, Tante Amelia nous a dit que vous deviez EMPECHER cette révolution pour sauver David.
- C’est exact.

Il marqua une pause durant lequel il échangea un regard avec sa mère.

- Autrement dit, Farouk me demande de choisir entre Père et David.

*

Le dîner ne fut pas très joyeux. Personne n’avait grand faim. On retourna à la cuisine la majorité des plats dans lesquels on s’était forcé de picorer parce qu’on ne menait pas une guerre l’estomac vide, avait dit Tante Amelia.
Mais elle-même semblait éprouver quelques pénibilités à avaler sa soupe de lentilles.

- Combien de temps vous a laissé Farouk pour réagir à « sa proposition »? questionna Oncle Walter.
- Aucun délai, répondit Ramsès.
- Et quelles cartes détenez-vous contre lui ? renchérit Tante Evelyn.
- Aucune.
- Que comptez-vous faire demain ? s’enquit Lia.
- Pas grand-chose. Gagner du temps. Margaretha doit se renseigner du côté des agents Français.
- Quel était ce projet avec la clé que vous mentionniez avant la capture d’Emerson ? demanda sa mère.
- Peu importe. Je suis démasqué. Je dois changer d’angle d’attaque.

Nefret ne posa pas de question. Ramsès leur avait détaillé sa mission et avait patiemment répondu à toutes leurs précédentes interrogations. De sorte qu’à présent, la stricte égalité régnait entre les différents membres de la famille. Ils détenaient tous les mêmes informations... du moins, pour autant que Ramsès leur eut vraiment tout raconté...

Après le dîner, tout le monde monta se coucher. L’épuisement se lisait sur tous les visages. Il leur fallait se reposer s’ils voulaient échafauder de bons plans de sauvetage. Nefret salua les autres mais n’avait pas l’intention de se mettre au lit. Elle attendit que toutes les portes se fussent fermées pour aller gratter à celle de Ramsès.

Au temps qu’il mit à venir lui ouvrir, elle se dit que son intuition était bonne. Pourquoi tarder s’il n’avait rien à cacher ?

Il ouvrit la porte. Il était en train de re-boutonner sa chemise.

- Nefret ? Puis-je faire quelque chose pour vous ?
- Oui. Que faisiez-vous ?

Elle tenta un coup d’œil par-dessus son épaule mais l’homme était fitrement trop grand pour lui permettre de distinguer quoi que soit.

- Je me couchais !

Il allait ajouter quelque chose mais se ravisa.
C’était intelligent de sa part de se taire. Nefret était persuadée qu’il s’était retenu de la renvoyer vers sa propre chambre. Cela n’aurait fait que l’inciter à rester davantage dans celle-ci. Mais parce qu’il avait eu la seule pensée de le faire, Nefret était bien déterminée à ne pas bouger.

- Je ne vous dérangerai pas longtemps.

Il s’effaça donc pour la laisser entrer.

Comme elle s’y était attendue, aucun papier suspect ne trainait sur la table de travail, aucun vêtement de camouflage ne semblait prêt à l’utilisation, aucun édredon n’avait été placé dans le lit de manière à simuler une forme humaine.

Elle termina son tour de chambre en posant de nouveau les yeux sur Ramsès. Il s’était adossé contre la porte et l’observait, bras croisés sur sa poitrine. Sa chemise était mal boutonnée, son pantalon devait l’être tout aussi peu. Le jeune homme avait l’air de s’être habillé à la hâte pour venir lui ouvrir. Elle pinça les lèvres.

- Votre inspection vous satisfait-elle ? demanda-t-il
- Très grandement. J’avais craint que vous ne nous fossiez compagnie cette nuit pour aller vagabonder seul, quelque part, avec des personnes peu fréquentables...
- Eh bien, vous voilà rassurée. Aucune corde de drap ne pend sur le rebord de ma fenêtre.
- Mais vous pourriez partir plus tard dans la nuit, quand tout le monde dormirait...
- Et pourquoi ferais-je une chose pareille ? J’ai dit à table que je n’avais rien de prévu.
- Erreur. Vous avez dit à table que vous deviez « changer d’angle d’attaque » !

Ramsès respira bruyamment.

- Et cela suffit à vous rendre suspicieuse ? Soyez rassurée, je ne vous cache rien. Je ne peux plus, maintenant que le secret est tombé...

Il avait toujours les bras croisés mais c’était la contrariété qui les maintenait soudés. Voici donc ce qu’il n’avait pas avoué à table : il était fâché d’avoir partagé son secret. Il enrageait même de devoir laisser les autres participer.

Nefret soupira. Il était incorrigible !

Elle fit quelques nouveaux pas à travers la pièce se préparant à aborder un sujet qui les agacerait tous les deux. Elle devait se maîtriser. Ne pas céder à la colère.

- Je ne suis pas heureuse de ce qui est arrivé au professeur, commença-t-elle les yeux baissés, mais cela aura sans doute servi à révéler quelque chose de positif.
- Que voulez-vous dire ?

Elle hésita un instant puis...

- Cela vous permettra de descendre, peut-être une bonne foi pour toutes, de ce fichu piedestal sur lequel vous vous empressez de monter dès qu’on a le dos tourné !!!!

Raté. Elle s’était emportée malgré elle. Elle l’avait fixé dans les yeux et avait haussé le ton sur les derniers mots. Ramsès fronça les sourcils.

- Pensiez-vous vraiment que vous pouviez mener à bien cette mission tout seul ? enchaina Nefret, le grondement impossible à contenir. Crénom ! Quand on est aussi bien entouré, il faut savoir demander de l’aide ! Cessez de vous croire infaillible !!
- Faîtes-vous encore allusion à ma prétendue arrogance ?

Il se détacha de la porte et avança vers elle. Nefret roula des yeux. Ciel, il la provoquait !

- Votre arrogance n’est pas prétendue, elle est légendaire ! Tante Amelia n’a rien raté de votre éducation si ce n’est cet orgueil démesuré qui, dans ce genre de situation, vous rend vraiment insupportable !
- Aussi insupportable que votre manque de pondération ?

Ramsès perdait rarement son sang-froid mais ce soir, les récents événements (ou Nefret) devaient le pousser à bout. Ils se turent un instant et s’échangèrent des regards assassins.

Toutefois, Nefret ne cèderait pas.Tante Amelia disait que seules les jeunes écervelées étaient incapables de voir les défauts des hommes qu’elles aimaient. Nefret aimait Ramsès jusqu’au délire mais elle avait parfaitement consicence de ses faiblesses. Du reste, c’était par amour qu’elle tenait tant à les lui faire accepter...

- Reprenez-vous, admonesta le jeune homme. La jalousie ne vous sied pas ! Que me reprochez-vous ? Vous voulez jouer les héroïnes ? Vous allez pouvoir, à présent que vous êtes au courant ! Nom d’un chien ! Je ne vous pensais pas aussi puérile ! Père et Mère n’ont pas fait tant de manière quand ils ont appris que l’Etat Major ne s’était adressé qu’à moi ! Ils ont bien compris l’importance de l’enjeu !

Nefret s’assit sur le bureau et tourna rageusement les pages du premier livre qui tomba sous sa main.

- Oh oui ! Ils ont tellement bien compris la chose qu’ils ne se sont pas du tout mêlés de vos affaires...

Cela eut le don d’horripiler Ramsès.

- Ne comprenez-vous pas ? éclata-t-il soudain.

ll bondit vers elle et lui arracha son livre afin de croiser son regard.

- Ce n’est pas de gaieté de cœur que je vous ai caché mes activités !!! Cette histoire n’a rien de comparable avec les petites enquêtes qui nous divertissent chaque année. Nous sommes en guerre ! J’ai reçu un ordre de mission frappé du Sceau de Sa Majesté !

Nefret sondait son regard et en était troublée. Il avait peur. Depuis qu’ils étaient adultes, c’était la première fois qu’elle le voyait éprouver de la peur. Elle regretta de s’être emportée. Il avait raison. Elle manquait vraiment de pondération... mais lui, savait-il seulement de quoi il manquait ?

Elle prit le visage de Ramsès entre ses deux mains et tenta de se montrer caressante :

- Raison de plus pour mettre toutes les chances de votre côté !

Mais il se dégagea et tourna le dos.

- Les « chances » ? J’appellerais plutôt cela des « victimes »... des « sacrifices » !
- Ne dîtes pas ça !
- Pourquoi ? Avez-vous songé que peut-être aucun de nous n’y survivrait ?

Il s’était retourné et, depuis l’autre bout de la pièce où il l’avait laissée, elle fut frappée par l’image qu’il lui offait. Il avait perdu son arrogance. Son dos s’était vouté, ses épaules s’étaient affaissées, même son visage de pharaon avait perdu sa majesté. Il était désespéré.

Alors elle quitta la table pour le rejoindre.

- Je ne doute pas de vos capacités. Mais pour réussir, vous avez besoin d’être fort. Et dans l’adversité, c’est à plusieurs qu’on le devient !

Arrivée tout près de lui, elle ouvrit les bras et les passa autour du buste de son ami. Sa voix se fit tendre. Elle posa la tête sur sa poitrine.

- Ne restez pas seul. Pour survivre, vous avez besoin de nous...

Elle resserra son étreinte.

- ... vous avez besoin de moi.

*

Manuscrit H

La chaleur était tombée et voilà plusieurs heures que le soleil s’était couché. Le brouhaha qui animait continuellement la rade
s’était tu et les pontons de bois avaient été désertés. Délestés, les bâteaux de marchandises prenaient un peu de repos, bercés par le léger ressac qui faisait dodeliner les coques et la petite brise nocturne qui venait chuchoter dans les voiles. Les tonneaux vides s’étaient couchés sur les passerelles tandis que les cordages inutiles gisaient, épuisés, avachis près des bites d’amarrage.

Comme des poules urbaines, les Cairotes avaient cessé toute activité à la tombée du jour et ne substitaient dans le port de plaisance que les gardiens des embarcations luxueuses et les touristes aimant à dormir sur la mer.

Parmi les promeurs tardifs, le Frère des Démons marchait seul vers l’Amelia, la dahabieh de sa mère. Comme à l’accoutumée, son pas était alerte et sûr de lui, sa démarche était agile et silencieuse. Qu’il fût pressé ou contrarié, nul ne le remarquait jamais. Cette fois encore, il prit le temps d’échanger un mot avec le gamin qui proposait de lui vendre une lanterne pour éclairer sa route et souleva aimablement le rebord de son chapeau lorsqu’il croisa un couple de touristes.

Mais le Frère des Démons ne montait jamais à bord de l’Amelia sans raison. Les hommes du port savaient que, lorsqu’il y venait par une nuit sans lune, comme ce soir-là, les esprits l’y rejoignaient et de mauvaises choses s’y préparaient. Mieux valait alors ne pas trop approcher de la petite embarcation des Emerson.

Aussi, les veilleurs tournèrent-ils les talons quand ils virent la silhouette du jeune homme s’enfoncer dans le ventre du bâteau. Ils s’éloignèrent à grands pas et s’empressèrent de d’inventer un sujet de conversation.

*

Le lendemain matin, Ramsès semblait avoir retrouvé quelque confiance en lui. Il s’était levé avant sa mère (et pourtant Tante Amelia se levait toujours très tôt ! ) et annonça, durant le petit déjeuner, que le projet de la clé n’était peut-être pas totalement à évincer, du moins, pas s’il le mettait en œuvre immédiatement.

- Mais Farouk doit avoir pris ses précautions. Il nous faudra des renforts. Mère, pourriez-vous aller demander au capitaine Russell de nous mettre quelques hommes et quelques armes à disposition ?
- Bien sûr.
- Et je m’inquiète pour la couverture de Margaretha. Je ne sais pas si j’ai bien fait de la renvoyer à son hôtel l’autre soir. Je dois la retrouver à 10h à la terrasse du Shepheard’s. Mais je voudrais m’assurer dès à présent qu’elle a bien rencontré l’officier qui doit lui fournir ses informations. Il se rend normalement au Windsor Club  ce matin. Oncle Walter, cela vous embêterait-il d’aller l’y rejoindre pour moi ?
- Nullement mais que dois-je faire ?
- Engagez n’importe quelle conversation avec l’homme que je vous décrirai. Tout ce dont il vous faudra vous assurer, c’est que Margaretha a bien passé la nuit avec lui et qu’elle se trouve en sécurité, ce matin.
- Vous n’y allez pas vous-même ? s’étonna Nefret. Vous me paraissez pourtant posséder un exellent alibi pour « faire valoir vos droits » concernant cette adorable créature...

Ce n’était qu’une taquinerie et Ramsès n’en prit aucun ombrage. Il avait parfaitement compris la vraie question qui intéressait Nefret et qu’elle n’avait pas formulée.

- Si vous êtes si curieuse de savoir à quoi je vais plutôt m’occuper ce matin, pourquoi ne pas m’accompagner ?

Ce ne devait pas être quelque chose de dangereux, puisqu’il l’invitait. Cependant, Nefret lui offrit son plus beau sourire.

- Avec plaisir.

Le plan de la journée établi pour chacun des protagonistes, on se sépara (sauf Lia qui demeurait à la maison avec ses enfants) et Nefret suivit Ramsès aux écuries. Ils se rendaient au port. Ramsès avait quelque chose à récupérer à bord de l’Amelia.

- Cette clef que j’ai évoquée devant Père et Mère.
- Qu’ouvre-t-elle ?
- Je n’en suis pas certain. Je pense que c’est la clef d’une maison ou d’un coffre-fort, situé dans cette maison. En tout état de cause, elle ouvre ce qui apportera le succès à Farouk. Et puisque Père est devenu un élément de sa victoire, je pense qu’il doit avoir été mené là où Farouk protège son trésor.

Moonlight, la jument de Nefret, piaffa quand Risha, lancé dans son élan, refusa de l’attendre.

- Pardon, s’excusa Ramsès.

Il tira un peu la bride. Son étalon s’en trouva contrarié mais Moonlight apprécia le geste.

- Et où se trouve cette maison ?
- De ce que j’ai pu comprendre, quelque part dans le désert lybique.

Nefret tourna vers Ramsès un front plissé.

- Que comptez-vous faire de cette clé si vous ne savez pas où se trouve sa serrure ? D’autant plus que Farouk aura découvert sa disparition et aura certainement fait déménager « son trésor » comme vous dites.
- Je veux bien cesser d’être arrogant mais faîtes-moi l’obligeance de ne pas douter de moi ! grommela Ramsès. Cette clef est un double. Je l’ai fait faire il y a un petit bout de temps et Margaretha m’aide à en percer les secrets.

Arrivés en vue de la foule des marchands et des plaisanciers, Ramsès et Nefret ralentirent l’allure. Les Egyptiens saluèrent leur arrivée avec une vive émotion qui fit passer pour mesquins les petits coups de têtes et les sourires plus ou moins courtois des connaissances européennes.

Puis ils gagnèrent la passerelle et montèrent à bord de leur chère dahabieh.

Nefret ne put s’empêcher de soupirer avec nostalgie. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas foulé le plancher de l’Amelia. Si c’était Emerson qui l’avait offerte à son épouse, à mesure du temps, le petit voilier était plutôt devenu le quartier général de David et Ramsès. Nefret y avait passé d’excellentes heures en leur compagnie. Et elle espérait qu’il y en aurait de nombreuses autres.

La clef était cachée dans la cale de l’embarcation. Cependant, lorsque Nefret et Ramsès y descendirent, ils trouvèrent la cache vide.

Quelqu’un l’avait dérobée.

- C’est impossible, s’insurgea Ramsès. Personne ne savait qu’elle était là ! Hassan !! Hassan !!! appela-t-il en remontant immédiatement sur le pont.

Quand Nefret le rejoignit, il interrogeait déjà l’intendant du navire.

- Non, Frère des Démons. Je n’ai vu personne d’autre que vous et la jolie Sitt, répondait ce dernier.
- Margaretha ? s’enquit Nefret. Serait-ce elle qui aurait...
- Non, nia Ramsès. Elle est de notre côté.
- En êtes-vous sûr ? Il est dit qu’elle n’est pas très regardante sur le choix de ses amants... Et si un Allemand lui avait demandé de travailler pour lui ?
- Et la nuit ? éluda Ramsès. Les veilleurs n’ont pas signalé de passage ?

Hassan secoua de nouveau la tête.

- La. Personne. Personne d’autre que vous !
- Moi ?

Nefret crut le voir sursauter.

- Comment ça, moi ? Je ne suis pas venu depuis la semaine dernière !

Hassan haussa les épaules, bien ignorant des choses qui traquassaient son employeur.

- Alors ils vous auront confondu avec quelqu’un qui vous ressemblait, Effendi. Mais les veilleurs ont dit que vous étiez monté sur le bateau hier soir, un peu avant minuit.

Il s’effaroucha soudain.

- Wallahi-el azim * !! Etait-ce un intrus ?

Nefret croisa le regard de Ramsès. Voilà un contretemps dont ils se seraient bien passés. L’ennui était qu’il n’était pas à prendre à la légère.

Qui en Egypte était assez fou pour voler les Emerson et se faire passer pour le Frère des Démons ?


Ils passaient en revue la liste de tous leurs ennemis ainsi que celle de tous les fripons du coin, quand ils parvinrent en vue de la maison. Ramsès avait des yeux de faucon. Il vit la fumée bien avant Nefret.

- C’est pas vrai !!! s’écria-t-il.

Il poussa un juron arabe avant de lancer Risha à sa pleine puissance. Moonlight n’attendit pas la sollicitation de Nefret.


Les jolis parterres de fleurs de Tante Amelia n’étaient plus qu’un souvenir et plusieurs fenêtres avaient perdu leurs vitres. La porte d’entrée était défoncée et criblée d’impacts de balles. Quant au reste de la maison, tout le rez-de chaussée donnait l’impression d’avoir connu un séisme ou une tempête.

Nefret n’avait pas besoin de se demander qui avait pu comettre une telle chose. Ce n’était d’ailleurs pas le plus important. L’urgence était de s’assurer qu’il n’était rien arrivé aux enfants et à Lia. Selim et Daoud, leurs plus fidèles amis égyptiens, avaient été appelés pour les veiller, au cas où, mais face à l’organisation ennemi, leur vaillance avait été vaine. Nefret et Ramsès retrouvèrent les domestiques blessés et/ou assommés. Le cœur de Nefret battait à tout rompre. Dans quel état allait-elle retrouver Lia si cette dernière avait elle aussi essayé de combattre ?

Ramsès appela sa cousine et ses petits-cousins mais personne ne lui répondit.

Il régnait, dans le capharnaüm de la maison attaquée, un silence implacable et terrifiant.

- D’autres otages ? questionna Nefret d’une voix blême.

Enfin des pleurs émanèrent d’une des chambres, à l’étage et Ramsès, guidé par le bruit, délivra Fatima du placard dans lequel elle s’était enfermée avec les enfants.

- Ils vont bien, assura l’intendante alors que Nefret attirait à elle les petites têtes blondes. Mais la femme de David...

Elle n’en dit pas davantage devant les enfants.

Quand Tante Amelia, Oncle Walter et Tante Evelyn revinrent du Caire, on prit aussitôt les dispositions pour envoyer les chérubins en Angleterre. Leurs grands-parents les accompagneraient. Mais Evelyn refusait de quitter l’Egypte sans sa fille. Alors on opta pour Gournah, le village où habitaient leurs amis Egytiens, près de Luxor. Là-bas, tout le monde les protègeaient.

Sur le quai de gare, Nefret n’était pas la seule à éprouver un sentiment de culpabilité. Il avait été incensé de faire venir au Caire la branche cadette des Emerson. Ils étaient déjà suffisemment éprouvés par la mobilisation des jumeaux.

- Nous la retrouverons, Oncle Walter, promettait Ramsès à son parrain. Vous savez bien que nous la retrouverons.
- Bien évidemment, mon garçon. Ainsi que votre père. Maintenant, allez-y. Nous ne vous avons que trop longtemps détourné de votre devoir.

Tante Evelyn se pressa longtemps contre Tante Amelia puis accepta enfin de monter dans le train.

Quand ce dernier eut quitté son quai et emporté au loin les plus jeunes Emerson, Tante Amelia empoigna fermement son ombrelle..

– Bien. Maintenant, plus rien ne nous empêche d’aller rencontrer ce Farouk.

Son regard d’acier brilla de toute son intensité. C’était officiel. Tante Amelia venait d’entrer en guerre.


A suivre


 L’hôtel Windsor est l’un des plus anciens hôtels du Caire. Il est construit au XIXè siècle, dans l’enceinte du palais royal, non loin des jardins de l’Ezbekieh. A l’origine, il servait de bains royaux. Il a été racheté ensuite par un hôtelier suisse (et s’apppelle « la Maison Suisse ») pour devenir une annexe de l’hôtel Shepheard’s. Pendant la Première Guerre Mondiale, il est réquisitionné par l’armée et devient le « Windsor Club », le club des officiers britanniques. Il est alors décoré dans le style colonial et son architecture restera inchangée depuis ce temps. Aujourd’hui, c’est encore un hôtel, fier de son histoire.

*Wallahi-el azim = « Par Dieu tout puissant »
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maria
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyVen 8 Mar 2013 - 23:44

Chapitre 24
Partie 5/5


On ne raisonnait pas Tante Amelia quand la vie du professeur Emerson était en jeu. Cependant, sa nièce venait d’être enlevée à son tour. Aussi elle convint-elle d’elle même qu’il était peu judicieux d’aller se jeter dans la gueule d’un loup qui collectionnait les otages.

- Farouk cherche à vous affaiblir, dit-elle à son fils alors qu’ils avaient établi leur dernier conseil de guerre dans la cuisine (parce que c’était la seule pièce suffisamment éclairée après le salon, pour l’heure hors d’usage). Il ne faut pas lui laisser le temps de marquer votre esprit. Confrontez-le sans tarder et démettez-le !
- Mais cela va se transformer en pugilat, fit remarquer Mata Hari. Avec mise à mort si c’est Farouk qui l’emporte.
- C’est pour ça que Ramsès ne doit pas s’y rendre seul, précisa Nefret.

Le regard qu’elle posait sur l’intéressé était bien appuyé. Ramsès soupira.

- Je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas que je veuille y aller seul, c’est que Russell refuse de mettre des hommes à ma disposition.
- Alors qu’il a toute la réserve de la parade militaire ? s’étonna sa mère.
- C’est son arrière-garde de ville, selon ses dires. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas en le confrontant que j’apprendrai où il détient Lia et Père. Il mourra plutôt que de me le révéler.
- Le fils de chienne, commenta Margaretha.
- Le sale fils de chienne, renchérit Nefret.
- Et cette clef ? interrogea Tante Amelia, non sans avoir prié son ancienne pupille de modérer son langage.
- Nous tournons en rond, répondit l’espionne française. Les officiers ont bien repéré une maison suspecte mais c’est celle que Farouk a demandé à Ramsès de faire passer pour suspecte.
- Humm...

Tante Amelia masqua son mécontentement derrière sa tasse de thé dont elle avala une gorgée un peu trop longue.
Nefret cessa d’écraser le biscuit qu’elle avait pris et qu’elle martelait nerveusement contre le rebord de sa sous-tasse depuis un petit moment maintenant. Elle reporta son attention sur Ramsès.

- Où se trouve cette maison ?
- Au nord, au-delà de la nouvelle gare. Ce qui, j’ai eu la même pensée que vous, laisse à supposer que la vraie maison que Farouk souhaite protéger se trouve beaucoup plus au sud du Caire, peut-être à Maadi. Mais je n’en sais guère plus pour le moment.
- Maadi * ? réptéta Tante Amelia. Mais ce sont les fortunes européennes qui possèdent des maisons là-bas. Sous-entendez-vous que Farouk soit en relation avec un Européen qui le protègerait ?
- Je le crains, répondit Ramsès. Un haut officier allemand a tout intérêt à entrer en contact avec les Indépendantistes et les soutenir comme il peut.
- Et vous n’avez pas le moindre indice quant à l’identité de celui que fréquente Farouk.

Ramsès changea de position sur son siège.

- En fait, il a bien un homme de Farouk que je suspecte de ne pas vraiment être égyptien. Mais il ne vient pas à toutes les réunions et je n’ai jamais réussi à le prendre en filature. A croire que lui aussi se méfiait de moi...
- Les espions se reconnaissent entre eux, assura Margaretha.
- Si vous pouviez essayer de le retrouver..., suggéra Tante Amelia.

Il y eut soudain de grands cris en provenance de l’extérieur. Le conseil de guerre fut aussitôt suspendu et chacun sortit de sa poche l’arme qui ne le quittait plus depuis que la maison avait été attaquée.

- C’est la voix de Sélim, reconnut Ramsès.

Il posa son pistolet semi-automatique sur la table et sortit par la porte de l’arrière-cour.
Les trois femmes le suivirent, le poing bien serré autour de leur propre pistolet.
Mais Ramsès avait raison. C’était bien le contremaître d’Emerson qui accourait sur le chemin de terre et de sable. Et s’il n’était pas seul, il n’était accompagné que par des amis. On pouvait donc ranger les armes.

- Frère des Démons !! Sitt Hakim !! Nur Misur !!! appelait l’Egyptien à bout de souffle.

Ramsès puisa un peu d’eau qu’il jeta dans la timbale des jardiniers. Puis il avança au-devant de son ami.

- Doucement, enjoignit-il en soutenant le jeune homme qui lui tombait dans les bras.
- J’ai couru aussi vite que j’ai pu ! Il le fallait, mon âne m’a lâché en cours de route !
- Prends ton temps. Bois un peu, tu es épuisé.

Nefret avança vers eux et prit le pouls du jeune Egyptien. Ce dernier se dégagea dès qu’il eut vidé la timbale.

- Je vais bien, Nur Misur. Mais allez chercher votre valisette de médecine. Daoud est revenu avec la femme de David. Mais elle ne va pas bien du tout ! Il l’a ammenée à votre clinique.

Nefret équarquilla les yeux. Avait-elle bien entendu ? Lia avait été retrouvée ?!!

- Elle est blessée ? interrogea-t-elle, vivement. Son ventre est-il touché ?
- Je ne sais pas. Elle dit qu’il lui fait mal. Elle ne voulait pas que Daoud fasse galoper le cheval mais elle hurlait comme si les effrits la possédaient !

Nefret n’en demanda pas davantage. Elle courut à l’écurie et entrepprit elle-même de faire démarrer l’automobile du professeur. Ce n’était pas très compliqué, Ramsès lui avait montré. Et ça allait plus vite que de sceller Moonlight.
Toutefois la main du jeune homme remplaça bientôt la sienne sur la manivelle du moteur.

- Installez-vous sur la banquette, lui dit-il simplement. Je vais vous conduire.

Tante Amelia et Selim montèrent également à l’arrière de la Ford Anglia et le petit groupe fut bientôt en route pour le Caire.

Le trajet jusqu’à la clinique parut interminable. Dans la voiture, personne ne parlait et Nefret resassait les mêmes pensées : Vingt six semaines. Lia en était à vingt six semaines de grossesse. C’était insuffisant. Beaucoup trop insuffisant. Lia était de santé fragile. Si un accident lui était arrivé, le bébé pouvait en avoir souffert plus qu’elle.

Enfin Nefret poussa les portes de la clinique. Une infirmière lui tendait déjà des gants et un tablier. Elle apprit que la doctoresse Sophia l’attendait en salle d’opération.

- En salle d’opératiopn ?!! s’effraya Nefret.
- Oui, Sitt, lui répondit l’infirmière. Votre cousine fait une hémorragie. La doctoresse Sophia a dit qu’il fallait opérer pour retirer le bébé.

Nefret porta sa main sur sa bouche.Vingt six semaines. L’enfant serait-il viable ?

*

Tout était calme et une légère brise caressait le visage de Nefret. C’était agréable. D’autant plus que le lit dans lequel elle reposait était particulièrement confortable. Et après les heures difficiles qu’elle avait vécues avec l’opération de Lia et les soins à apporter au nourrisson, le corps de Nefret était particulièrement éprouvé.

Lia !! Le bébé !!

La jeune femme ouvrit les yeux.

Elle se redressa d’un bond et constata avec horreur qu’elle se ne trouvait pas à la clinique mais à la maison, dans sa chambre. Les moucharabiehs qui empêchaient la chaleur de pénétrer atténuaient également la lumière du jour. Nefret dut consulter sa pendule de chevet. Les aiguilles indiquaient quinze heures passées.

Nefret battit plusieurs fois des paupières. Depuis combien de temps dormait-elle ? Elle ne souvenait pas être rentrée à la maison ni même s’être assoupie ! Un coup d’œil à ses vêtements lui indiqua d’ailleurs qu’elle portait toujours sa tenue d’hopital.

Elle repoussa ses draps et descendit précipitemment les escaliers.

- La Sitt Hakim est-elle ici ? questionna-t-elle en chemin comme elle croisait Fatima qui montait, une pile de linge fraîchement repassé dans les bras.
- Oui, dans le bureau du Maître des Imprécations. Vous avez bien dormi, Nur Misur ?

Oui. Non. A vrai dire, elle ne savait pas si elle avait trop dormi ou pas assez.
Elle poursuivit son chemin et trouva Tante Amelia là où l’intendante l’avait indiqué. Cette dernière était occupée à étudier une carte du désert.

- Bonjour, ma chère, salua sa tutrice en se tournant vers la jeune femme. Avez-vous bien dormi ?
- Bonjour, Tante Amelia. Je ne saurais vous dire. Quand suis-je rentrée à la maison ?
- Hier. Je vous ai contrainte à m’accompagner quand l’état de santé de Lia s’est enfin stabilisé et vous m’êtes littéralement tombée dans les bras ! Heureusement, les infirmières ont appelé Ramsès à la resecousse et il vous a portée jusqu’à la voiture, puis jusque dans votre chambre.
- Avez-vous des nouvelles de Lia ? s’inquiéta Nefret
- J’ai reçu un télégramme de la doctoresse Sophia ce matin. L’hemorragie a été complètement résorbée mais le bébé est décédé, ajouta-t-elle avec son stoïcisme légendaire. Comme vous pouviez vous en douter, il n’a pas survécu à l’hypothermie.
- Je vais y retourner, annonça seulement Nefret.
- Bien sûr, comprit Tante Amelia en reportant son attention sur sa carte. Mais prendez le temps de manger avant de partir sinon vous allez faire un nouveau malaise. Et Ramsès souhaite que vous le rejoigniez à bord de la dahabieh après votre visite à la clinique.

Nefret acquiesça.

- Que regardez-vous ?
- Daoud a dit qu’il avait suivi les ravisseurs de Lia jusqu’ à une maison délabrée située à l'ouest de Saqqara. Il a pu s’enfuir avec votre cousine avant d’atteindre la maison mais je pense qu’Emerson pourrait bien être détenu là-bas également.

Nefret retint une exclamation. Avec ce qui était arrivé à Lia, elle n’avait pas eu le temps de s’enquérir de Daoud, qui avait disparu en même temps qu’elle et qui, selon toute vraissemblance, avait été son protecteur et son sauveur.

- Qu’en pense Ramsès ?
- Il ne m’a rien dit.

Tante Amelia se redressa une nouvelle fois pour fixer intensément Nefret.

- Je vous prierais donc de ne pas rester trop longtemps avec Lia et de chercher à savoir ce que votre frère a en tête. Son comportement m’inquiète. Il a souhaité passer la nuit dernière seul à bord de la dahabieh. Je ne sais pas ce qu’il a l’intention de faire mais ne le laissez pas agir sans considération. Je l’ai trouvé un peu pâle hier soir. Les événements qui nous frappent et qui s’enchainent semblent l’affecter plus qu’il ne veut bien le montrer. Il n’est donc pas en possession de tous ses moyens pour agir intelligemment.

Nefret hocha vigoureusement la tête.

- Rassurez-vous. Je vais le surveiller.


Comme promis, la jeune chirurgienne écourta sa visite à sa patiente autant qu’elle le put. Lia se remettait bien mais si elle apprenait que son bébé n’avait pas survécu, l’état de la jeune maman s’en trouverait aussitôt compromis. Et deux enfants se retrouveraient orphelins. Nefret se força donc à mentir et à sourire d’un air confiant.


Puis, elle s’empressa de rejoindre Ramsès à bord de l’Amelia.

Elle trouva ce dernier sur le pont avant, occupé à fumer une cigarette. Il se retourna à son approche. Elle n’avait fait aucun bruit mais le vent soufflait dans son dos et Ramsès avait l’odorat très développé.

En l’observant à son tour, elle remarqua qu’il avait les traits tirés. Contrairement à Nefret, il n’avait pas beaucoup dormi.
Elle l’invita à aller s’asseoir à l‘intérieur, dans la partie salon, et ils discutèrent de l’état de santé de Lia avant d’en venir au sujet qui préocuppait Tante Amelia.

- Que comptez-vous faire ? interrogea Nefret Allez-vous fouiller l’endroit avant d’affronter Farouk ?
- Je ne sais pas.
- Daoud ayant découvert les lieux, il est probable que le Professeur ait été emmené ailleurs, ou bien que la sécurité autour de la maison ait été renforcée.
- Sans doute.
- Peut-être faudrait-il savoir où Farouk concentre ses forces et essayer de les diviser ?
- Peut-être.
- Nous pourrions aussi tenter de les retourner contre cet espion dont vous vous méfiez, histoire de faire diversion...
- C’est une possibilité.

Ramsès parlait d’une voix lente et très détachée. Nefret pinça les lèvres et retint un juron devant ce manque de réactivité.
Depuis quand était-il devenu aussi léthargique ?


Elle se tut et le dévisagea. Il ne fit aucun commentaire. Le regard perdu dans les volutes de fumée qu’il laissait échapper, il écrasa son mégot dans le cendrier et alluma une nouvelle cigarette. Nefret nota que son étui était presque vide. N’était-il pas plein hier encore ? Il avait dû énormément fumer aujourd’hui. Quelle pensée le préoccupait tant ?

- Pourquoi avez-vous demandé à me voir si vous n’avez rien à me dire ? questionna-t-elle enfin.

Cette fois, Ramsès donna quelque signe de vie. Il tourna la tête et contempla longuement la jeune femme. Son regard possédait quelque chose d’étrange. Comme s’il désirait lui parler mais qu’il se retenait.

Puis le son du clairon retentit, comme il avait coutume de le faire à dix-huit heures trente tous les soirs depuis l’instauration de la loi martiale.

Nefret soupira.

- Il est temps que je m’en aille. Tante Amelia va encore s’inquiéter si je rentre après le couvre-feu. Me raccompagnez-vous à la maison ?

Elle se leva et enjamba Ramsès qui n’avait pas bougé de son fauteuil et qui, en conséquence, bloquait le passage.

- C’est inutile. J’ai dit à Mère que vous seriez avec moi cette nuit.

Nefret s’arrêta en plein milieu de la pièce et fit volte-face.

- Vous aviez raison, élabora Ramsès. J’ai besoin de vous.

Le ravissement remplaça la surprise dans le regard de la jeune femme. Enfin, il consentait à l’impliquer dans ses projets ! Mais avait-il besoin de prendre cet air aussi solennel pour le lui annoncer ?
Elle lui offrit un grand sourire et rebroussa chemin pour retrouver sa place sur la banquette.

- A la bonne heure ! s’exclama-t-elle avec gaieté. Je savais bien que vous aviez un plan pour faire délivrer le professeur ! Je vous écoute ! Que voulez-vous que je fasse ?!!

Elle avait posé une main sur les épaules du jeune homme pour s’équilibrer le temps de passer par-dessus ses jambes. Il la retint au moment où elle allait l’enlever.

- Non, Nefret. Je ne parlais pas de Père.

Une nouvelle fois, Nefret s’immobilisa. Ramsès cumulait les comportements insolites aujourd’hui !

Mais elle comprit pourquoi lorsqu’elle croisa encore son regard.

Le fond de son œil venait de changer. Il avait pris sa décision. Il avait accepté de tout lui révéler. Il lui ouvrait enfin son cœur. Et la beauté de ce qu’elle lut dans le reflet adamantin de ses prunelles de tourmaline l’ébranla si fortement qu’elle en eut le souffle coupé.

-Vous... m’aimez... ?!? murmura-t-elle, incapable d’élever la voix.

Ramsès se leva à son tour. Il avait toujours la main de Nefret dans la sienne. Et la force de ses sentiments semblait redoubler d’intensité. Il posa son autre main sur le visage de la jeune femme. Le cœur de Nefret se mit à tambouriner dans un bruit assourdissant.

- Oui. Depuis toujours. Mais je pensais devoir d’abord vous protéger. Je vous demande pardon.

Il avait son souffle haletant sur le sien. Il avait ses grands yeux débordant d’amour plongés dans les siens et il avait son corps fébrile pressé tout contre le sien. Avait-il encore encore besoin de se montrer poli ?

- Demandez-moi putôt de vous aimer, corrigea-t-elle.

Et ce fut d’un baiser qu’il lui présenta sa requête.



Un voyage dans les étoiles, un voyage sur un arc-en-ciel, ou sur une mer de nuages...
Nefret ne savait pas dire où Ramsès l’emmena cette nuit-là mais elle priait pour qu’il ne la fît jamais revenir à bord de la dahabieh.

Le corps de Nefret n’existait plus. Son cœur suivait les battements de celui de l‘homme, dans ses veines coulait la vie et la lumière. C’était son âme que Ramsès embrassait, consolait, s’attachait comme un morceau de la sienne qui se serait détaché et qu’il était heureux d’avoir retrouvé.

Cette nuit était la leur. Au milieu de la guerre, la peine et les difficultés s’effaçaient. Leur amour était un soleil irradiant dans la nuit, un diamant étincelant au fond d’une épave, un nénuphar blanc s’ouvrant au milieu d’un marais et de feux follets.


A l’aube, Nefret ouvrit les yeux. Ramsès dormait et les deux amants étaient encore enlacés. Dans l’obscurité, ils avaient échangé des serments et s’étaient unis. Le sommeil ne les avait pas séparés.

Nefret sourit.

Le visage de Ramsès était détendu. Apaisé. Il avait retrouvé sa beauté majestueuse. Ainsi, la brèche qui avait fissuré son mur avait été colmatée. Grâce à Nefret.

La jeune amoureuse rit pour elle-même. Elle se trouvait plutôt bon maçon...

Le rire secoua ses épaules, secoua les bras de Ramsès par la même occasion et celui-ci ouvrit les yeux.

- Oh, pardon, je ne voulais pas te réveiller ! s’excusa-t-elle.
- Tu ne m’as réveillé.

Il l’embrassa, elle répondit, il la fit rouler sur le dos et elle se dit qu’il était effectivement parfaitement réveillé.

- Si tu t’ennuyais, tu aurais dû ME réveiller !

Il rit avec elle et ils s’occupèrent de manière fort distrayante durant quelques instants.

- Je ne m’ennuyais pas, je réfléchissais, répondit enfin Ramsès après s’être détaché de Nefret.
- A quoi ?

Appuyé sur le coude, une main dans les cheveux de la jeune femme, son regard redevint soudain sérieux.

- Au moyen de délivrer Père. J’ai pensé à quelque chose. Nous devons aller en parler à Mère.

Nefret acquiesça et Ramsès bondit hors du lit.

- Dans ce cas, il faut nous hâter. Je te laisse ce cabinet de toilette, je vais prendre celui de la chambre d’à côté. Je commencerai à t’expliquer en route.

Il récupéra du linge propre dans son armoire puis quitta la pièce. A demi assise au milieu des draps froissés, Nefret hocha la tête. Ramsès allait mieux. Il avait recouvré la force de se battre. Nefret l’y avait aidé. Ainsi, ils étaient comme Isis et Osiris. Démembré par son ennemi, Ramsès avait perdu sa puissance et son trône. Mais l’amour et la magie de son amante avait ramené le pharaon mort à la vie. A présent, ils trônaient côte à côte pour l’éternité.Tout était accompli. Tel était ce qu’Isis avait fait pour Sa servante.



Le salon était de nouveau opérationnel et le conseil de guerre du jour comptait Tante Amelia, Ramsès, Nefret, Selim, Daoud et Margaretha. Tante Amelia avait cloué au mur la carte que Nefret l’avait vue examiner la veille et Ramsès y avait indiqué plusieurs croix à l’aide d’un mouchoir trempé dans l’encrier.

L’assemblée le regardait pour l’heure tapoter la croix située le plus à l’ouest du Nil :

- Si Père a séjourné un temps dans cette maison près de Saqqarah, il nous y aura sûrement laissé un message, un indice pour le retrouver ultérieurement. Il faut donc aller vérifier.
- Farouk doit s’attendre à ce que vous vous y rendiez, opposa sa mère. De jour comme de nuit.
- C’est pour cette raison que ce n’est pas moi qui doit y aller.
- Mais les Terroristes connaissent les visages de tout le monde, s’inquiéta Sélim
- Pas le mien ! se flata Margaretha.
- Mais vous ne pourrez pas y aller seule, contra Nefret. Le professeur communique selon des méthodes bien particulières. Il faut le connaître pour savoir identifier les indices qu’il sème...
- A qui pensiez-vous confier cette mission ? interrogea tout bonnement Tante Amelia.

Tous les visages se tournèrent vers Ramsès. Celui-ci esquissa un demi-sourire :

- A une caravane de marchands qui ferait route vers les oasis du fayoum.

Nefret hocha la tête, Margaretha sourit, Selim se caressa le bouc et Daoud fit remarquer qu’il ne connaissait aucun caravanier.

- Les déguisements fonctionneront-ils ? interrogea Tante Amelia. Tous nos faits et gestes sont surveillés, je présume. Ils trouveront suspect que les Emerson disparaissent soudain. Il nous faut une diversion.
- Je détiens une jolie liste de noms à donner au Capitaine Russell. Il n’aura qu’à sagement attendre devant la Mosquée la fin de la prière. Pendant ce temps, j’irai voir Farouk.
- Seul ? gronda Nefret. Selim et Daoud pourraient...

Ramsès évita de la regarder dans les yeux.

- Je préfère qu’ils vous accompagnent dans la caravane.
- Et je préfère qu’ils VOUS accompagnent.

Daoud, qui s’était fièrement redressé à l’appel de son nom, annonça qu’il préférait manger du porc plutôt que d’abandonner Nur Misur à quelque danger.
Sélim se montra plus diplomate :

- J’accompagnerai les moins armés.
- Eh bien j’aurai mon petit pistolet sur moi, déclara Tante Amelia
- Et moi ma dague, ajouta Nefret. Et un arc, dissimulé dans l’un des paniers des dromadaires.
- Et vous, Ramsès?

Ramsès ne comptait pas vraiment s’armer mais il tenta de négocier autrement :

- Farouk veut me voir mort. Selim et Daoud seraient inutilement blessés à vouloir me protéger.
- Ils le seraient aussi à vouloir me protéger quand je m’élancerais sur Farouk, dague au poing, pour me venger de vous avoir tué, riposta Nefret, les dents serrés.

Menacer Ramsès de mourir après juste lui semblait être le seul argument que Nefret pût utiliser contre lui. Il y eut encore quelques échanges puis Ramsès céda. Nefret soupira de soulagement.



Le 1er janvier 1915, Nefret se déguisa en chamelier tandis que Tante Amelia prenait l’apparence d’un marchand d’huile. Les costumes étaient beaucoup moins seyants et beaucoup plus malodorants que ceux qu’elles avaient l’intention de porter pour le bal du Nouvel An mais aucune des deux femmes ne songeaient à s’en plaindre.
Il fallait retrouver le professeur Emerson !

La caravane que Ramsès avait proposé de monter était composée de huit dromadaires, loués avec leur chamelier, d’une vingtaine de jarres d’huile, d’or, d’armes ( pour pallier les éventuelles difficultés) et d’un nécessaire de premier secours. Nefret, Tante Amelia, Margaretha et un officier britannique formait l’équipe de reconnaissance.

Nefret n’était pas inquiète. Elle était persuadée que la maison serait vide. La plus grande difficulté qu’elle rencontrerait serait certainement la soif au bout de plusieurs heures de marche dans le désert. Car, pour ne pas éveiller les soupçons, il était impensable de partir à l’aube, comme il est sensé de le faire en temps ordinaire, lorsque l’on prévoit un voyage dans le désert. Nefret et Tante Amelia avaient décidé d’attendre la prière de la mi-journée. Ainsi les hommes de Farouk, occupés à la mosquée, ne pourraient plus les surveiller. Et n’auraient pas idée de les chercher là où elles partaient.

Nefret s’assura d’emmener des flasques d’eau en quantité suffisante. Puis, quand résonna l’appel du muezzin, un peu avant treize heures, la caravane se mit en marche.

Le désert occidental, qu’on appelait aussi le désert lybique, n’offrait pas le même paysage en Basse-Egypte et en Nubie. Là où les pieds foulaient la poussière et les cailloux pour se rendre à la Montagne Sainte, le sable brulant vous enselevaissait parfois jusqu’aux chevilles au nord de la Première cataracte du Nil. Les dunes de sable géantes remplaçaient les escarpements rocheux, les oasis et les palmeraies y étaient plus nombreux.

Mais la route jusqu’à l’ancienne Memphis et les pyramides de Saqqarah durait un peu plus de sept heures. Parties aux heures les plus chaudes de la journée, Nefret et Tante Amelia ne purent empêcher leurs esprits inquiets d’imaginer des visions déplaisantes. Toutes concernaient soit Ramsès soit Emerson.

La tombée de la nuit apporta une fraîcheur plus qu’appréciable que le petit groupe savoura pleinement avant de ressentir les premiers frissons dus à la chute brutale de la température. Mais Nefret frissonnait également pour une autre raison. Quelque chose n’allait pas avec Ramsès. Sa confrontation avec Farouk s’était mal terminée. Elle le ressentait.

Elle n’en parla pas à Tante Amelia parce que cette dernière ne la croirait pas. Elle demanda simplement à presser l’allure parce qu’elle voulait rentrer le plus tôt possible.

Enfin, vers vingt-heure, la lueur de la lune éclaira les murs blancs d’une petite maison délabrée. Cette dernière était entourée d’un muret, en tout aussi mauvais état, qui protégeait des terres jadis cultivables. Au milieu de la cour, l’existence d’un puits prouvait que l’eau coulait dans le sol. On était entré dans l’oasis du Fayoum. On était arrivé à destination.

- Il n’y a aucune lumière, fit remarquer Margaretha en descendant de son dromadaire.
- Cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’y a personne, répondit Tante Amelia.

Descendue de son propre dromadaire, elle sortit de sa poche son petit pistolet.

- Eh bien, allons vérifier ! proposa Nefret.

Elle ouvrit l’une des sacoches qu’elle avait emportées et versa le contenu d’une fiole sur la jambe arrière de sa monture. La robe de l’animal se tâcha immédiatement d’un liquide noir et poisseux. C’était du sang de mouton mais les hommes de Farouk feraient-ils la différence avec celui d’un dromadaire blessé ?

Avec prudence, les trois femmes s’avancèrent vers la porte d’entrée. Dans le jardin, il n’y avait pas âme qui vive. L’officier britannique leur apprit que la petite remise située à l’arrière de la maison avait été laissée à l’abandon.

Et la maison était à l’avenant. Le rez-de-chaussée ne contenait aucun meuble, et le plafond effondré empêchait l’accès à certaines pièces. On gravit les escaliers tour à tour car les marches ne semblaient pas solides.

A l’étage, les murs portaient des empreintes de doigts sombres et le plancher avait absorbé d’autres taches de sang. Nefret les suivit dans le couloir qui partait sur la droite et la première chambre dans laquelle elle pénétra lui indiqua qu’elle avait trouvé la salle des tortures.

Elle eut soudain du mal à respirer. L’odeur ferrique du sang, même séché, impreignait la moindre fibre de bois. Les instruments, souillés, trainaient encore sur la table, attendant négligement leur prochaine victime. Etaient-ce les doigts du Professeur qui les avaient dernièrement occupés ?
Nefret tressaillit.
Les ombres de la nuit et l’éclat froid des chaines qui se balançaient lentement au dessus de cette table des horreurs rendait l’atmosphère encore plus lugubre. Y avait-il le même genre de salle là où Ramsès était allé confronter Farouk ?

- Je crois que j’ai trouvé un indice appela soudain la voix de Margaretha.

Le son de sa voix vibra étrangement mais Nefret fut ravie d’être arrachée à sa sordide contemplation.

Elle sortit précipitemment de la chambre et passa dans l’autre partie du couloir, au-delà des escaliers, là où il n’y avait presque pas de sang. Tante Amelia arrivait en sens inverse. Elle courut à la rencontre de Mata Hari.

- Qu’avez-vous trou... EMERSON !!!!!!!!! cria-t-elle, bouleversée.

Nefret pressa l’allure. Elle rejoinit Tante Amelia qui s’était jetée à terre, couvrant de son corps une immonde forme sombre et inerte.

- Emerson, vous m’entendez ?! Réveillez-vous !! Emerson, répondez-moi, mon chéri ! C’est moi, c’est votre Peabody !!!

Nefret se pencha prudemment.

- Tante Amelia, si vous me permettez...

La mère de Ramsès se redressa brusquement.

- Nefret, allez chercher votre trousse de secours ! Il est complètement deshydraté mais je sens son pouls.
- J’y vais, répondit Margaretha.

L’espionne française disparut dans le couloir. Tante Amelia était penchée sur le visage de son époux, détachant de sa ceinture une mini fiole d’eau qu’elle porta aux lèvres crevées d’Emerson. Nefret s’empara de la lampe torche que Tante Amelia avait posée au sol et braqua son faisceau lumineux sur la main mutilée de son ancien tuteur. Cette dernière était noire, boursoufflée, couverte de croutes et de sang. Nefret pria pour que la couleur ne fût due qu’à une immense couche de crasse...

- Ils l’auront certainement laissé pour mort, commenta-t-elle, voyant que le professeur n’avalait pas l’eau que sa tante faisait couler dans sa bouche. N’essayez pas de le faire boire. Tamponnez juste ses lèvres.

- Ne devrait-il pas boire ? J’ai des sels pour le réveiller
- Non, refusa Nefret après avoir examiné les pupilles de l’homme inconscient. Son corps a été trop éprouvé. Il supportera mieux le voyage de retour dans l’état où il est.
- Bien. Mais que fait donc Margaretha ?!!!


Le voyage de retour ne débuta qu’à l’aube. On attacha solidement le professeur Emerson sur l’une des selles et Tante Amelia prit la longe de son dromadaire.
Nefret proposa de rejoindre le Nil et de demander à un pêcheur ou un plaisancier de leur prêter leur embarcation pour retourner au Caire. Il fallait éviter de faire perdre au professeur le peu d’eau qu’il lui restait. Quand le soleil commença à se montrer trop chaud, on était heureusement enfin sorti du désert.

Nefret n’eut pas de mal à repérer une felouque. Il y avait toujours nombre de pêcheurs sur les berges du fleuve. L’un d’eux fréquentait suffisamment la ville pour avoir entendu parler de la famille Emerson. Aussi s’avança-t-il spontanément vers la caravane quand il eut reconnnut l’ombrelle de Tante Amelia. Le vieil homme au teint déséché proposa de hisser le Maître des Imprécations à l’intérieur de sa barque afin que la Sitt Hakim le ramène rapidement à la maison où elle pourrait user de la magie de son grand parapluie pour le soigner.

C’est avec joie que Tante Amelia accepta. Margaretha accepta de continuer seule sur la route avec les trois dromadaires. Cela reposa tout le monde. Le professeur put bénéficier de meilleures conditions de voyage et Nefret gagnait un temps précieux.
Elle n’avait pas encore annoncé à la mère de Ramsès qu’elle n’avait pas l’intention de rester sagement à la maison...

A l’heure du déjeuner, on atteignit enfin la capitale. La plupart des Cairotes offrirent spontanément leur charrette, leur âne - et même le dos solide de leurs fils - pour porter le professeur jusque chez lui. Devant le trop plein de bonnes volontés, Emerson fut finalement transporté en civière humaine, soutenu par tous les bras qui passaient par là. Ceux qui n’avaient pas l’honneur suprême de le porter ouvraient la voie, dégageant les rues, ou suivaient en procession, psalmodiant des prières pour chasser les mauvais esprits. A droite et à gauche, on courait à tout va, prévenir qui ne savait pas encore que le Maître des Imprécations se mourrait si personne ne faisait rien pour l’aider.

- Tante Amelia, je vous fais confiance pour soigner ses blessures, annonça Nefret à l’oreille de son ancienne tutrice.

Celle-ci se retourna comme Nefret laissait déjà la foule les séparer.

- Où comptez-vous aller ? Si vous avez dans l’idée d’aller voir comment s’en sort Ramsès, je vous le déconseille ! Vous ne feriez que le gêner !
- Mais il est peut-être grièvement blessé, plaida Nefret. Il n’est parti qu’avec deux hommes ! Je dois aller vérifier ! Juste un coup d’œil ! Je resterai au loin !
- Nefret, vous avez promis..., lui rappela Tante Amelia.

Ton ton était calme mais sa voix était grondante. Ses sourcils noirs, qu’elle avait fort épais, s’étaient rapprochés au milieu de son visage, dessinant le même angle brisé que formaient ceux de Ramsès quand Nefret le contrariait.

- J’ai croisé les doigts dans mon dos, avoua Nefret. Ne me regardez pas de cette manière, vous faîtes la même chose à chaque fois que le professeur est en danger !
- ça n’a strictement rien à voir ! s’indigna Tante Amelia. Emerson est mon époux et nous sommes liés par un devoir de secours mutuel ! Dans votre cas...
- Mais je l’aime !

Tante Amelia se laissait destabiliser par très peu de choses mais la déclaration de sa pupille la maintint sans voix. Le silence qui s’installa autour d’elles fit légèrement rosir la jeune femme. Elle n’avait pas eu dans l’intention de dévoiler ainsi ses sentiments mais sa future belle-mère l’avait poussée à bout. Elle fut obligée de poursuivre.

- Et lui aussi, il m’aime ! C’est pour ça qu’il m’a fait faire cette stupide promesse ! Mais je suis trop inquiète ! Et j’ai soigné les hommes de Farouk, l’hiver dernier. Ils ne peuvent pas m’attaquer ! Alors ne m’interdisez pas d’y aller. Vous ne pouvez pas me l’interdire...

Et sans doute ne le ferait-elle pas. Parce qu’elle ne semblait pas en état de le faire. La bouche entr’ouverte, elle s’appuyait sur son ombrelle comme pour maintenir son équilibre.

Dans la foule, les Cairotes les observaient, intrigués, ne comprenant pas l’anglais. Les plus instruits opéraient la traduction à voix basse et bientôt les premiers murmures s’élevèrent. Nefret en eut le cœur gonflé, ce n’étaient que des vœux de bonheur et des bénédictions pour la Lumière d’Egypte et le Frère des Démons.

- Un plan de guerre est un plan de guerre, Nefret, intervint soudain la voix rauque et mal articulée du professeur Emerson.

Tante Amelia lui prit aussitôt la main. Ses porteurs baissèrent les bras pour permettre aux femmes de la famille de voir son visage. Il avait l’air épuisé mais il respirait calmement et ses yeux brillaient de son intelligence coutumière.$

- Vous devez vous y tenir, reprit-il. Si Ramsès vous a demandé de ne ne pas le rejoindre, c’est prédisément parce qu’il pensait que cela le précipiterait à sa perte. Or, je ne pense pas qu’assister à son enterrement soit le genre de fiançailles dont vous rêvez. Alors soyez raisonnable et maîtrisez-vous.

Nefret voulut argumenter mais elle fut contraintre d’admettre qu’Emerson avait raison. Elle baissa la tête.

- Mais il est en danger, marmonna-t-elle entre ses dents.
- Nur Misur, nous pouvons y aller, nous ! proposa alors Hassan, l’intendant de l’Amelia.

Dans la foule, plusieurs braves aquiescèrent d’un cri enthousiaste.

- Si le Frère des démons est en danger, nous pouvons aller le sauver et vous le ramener !

Tante Amelia, tout à fait remise de son émotion, étudia les visages des différents hommes.

- Vous en pensez-vous capables ? Le Frère des Démons est en lutte contre les hommes qui ont blessé le Maître des Imprécations. Ce sont des guerriers indépendantistes. Vous battrez-vous contre vos frères ?

Elle s’était exprimée en arabe pour être comprise de tous. L’un des Cairotes qui soutenait Emerson prit alors la parole :

- Ne porte pas le nom de « frère » celui qui s’attaque au Maître des Imprécations ou à sa famille.
- Le Frère des démons ne mourra pas aujourd’hui ! renchérit Hassan
- Il faut laisser Nur Misur et le Frère des Démons se marier ! ajouta un troisième !
- Dieu guidera nos pas !

Peu à peu, c’est toute la foule qui donna son avis et bientôt, c’est d’un même mouvement que tous levaient le poing en scandant des rythmes de guerre.

Les Cairotes ne savaient pas se battre. Ils n’étaient pas réputés pour leur force ni pour leur courage mais ils avaient du cœur. Et cela valait toutes les armes.
Emue, Nefret accepta d’accompagner ses anciens tuteurs chez eux. Le cortège dégrossit de beaucoup comme la plupart des hommes inutiles s’en allaient préparer couteaux, fourches et gourdins pour le grand combat.

*


Manuscrit H


Un sceau d’eau glacé jeté au visage permit à Ramsès de reprendre connaissance. Le coup de poing qu’on lui avait asséné avait été tellement violent qu’il s’était évanoui !

A présent, il ressentait la douleur. Lancinance, paralysante, incompréssible. Elle lui troublait la vue. Il distinguait à peine les silhouettes des hommes qui l’entouraient. Il sentait en revanche très nettement la pression que deux gardes du corps exerçaient de part et d’autre de ses bras, l’empechant de se défendre, l’empêchant de fuir.

- Je te le demande encore une fois, disait une voix arabe terriblement tranquille. Où est ma clef ? Où sont les cartes militaires que tu m’as volées ?

Ramsès ne répondit pas. Sa bouche était pleine de sang. Il tenta de déglutir mais la douleur l’en empêcha. Alors il cracha au sol.
On le saisit aussitôt par son col de chemise.

- Tu oses cracher sur les bottes de Farouk, sale petite punaise ?!

Un nouveau coup, porté au ventre cette fois, le fit se plier en deux. Alors qu’il tombait à genoux, ses yeux se posèrent sur Daoud, immobilisé dans un coin de l’ancienne chappelle copte dans laquelle les Indépendantistes avaient trouvé refuge. Sa grande main pressait son flanc afin de retenir le sang qui cherchait à s’en échapper. Plus loin, derrière un banc défoncé, Selim gisait sur le dos, les bras étendu, paumes tournées vers le ciel. Lui ne retenait rien. La vie avait déjà quitté son corps.
Ramsès détourna le regard. Comment avait-il pu laisser cela arriver ?

- Est-ce de ma faute si Farouk met ses pieds là où il ne faut pas ? interrogea-t-il en haletant. Il ne marche pas dans la bonne direction. Il ne regarde pas dans la bonne direction non plus...
- C’est quoi ce charabia ? questionna son tortionnaire en appuyant le manche de son martinet sur la tempe ensanglantée de Ramsès. Tu ne peux pas parler comme tout le monde ?

Ramsès maîtrisa sa douleur en respirant très fortement. Il n’allait pas leur donner la satisfaction de l’entendre gémir ou crier !

- Je le répète, ce n’est pas moi qui ai volé la clef. Et il me semble que celui qui avait la charge des précieux documents de Farouk n’a pas paru aux réunions depuis un bout de temps.
- C’est normal, il est mort ! lui répondit-on froidement. Tu ignores peut-être qui l’a tué ?

Ramsès l’ignorait mais il avait son idée du coupable. Il leva les yeux sur le curieux Egyptien qui se trouvait à droite de Farouk et que le jeune homme soupçonnait de duplicité.

Ce dernier fixait Ramsès depuis le début de la séance de torture. De temps à autre, il soufflait un mot à l’oreille du chef de bande. Farouk hochait alors la tête d’un air approbateur ou bien affichait une moue dédaigneuse selon la proposition qu’il recevait.
Cet homme avait parfaitement réussi à manipuler le leader des Indépendantistes. Au-delà de la jalousie qu’il éprouvait, Ramsès admirait les capacités de ce fieffé menteur. Si seulement ils avaient été du même camp, peut-être Ramsès aurait-il pu compter sur son aide pour sortir d’ici vivant...

- Mes yeux me joueraient-ils des tours ou bien serais-tu en train d’accuser Salah ? questionna soudain Farouk qui avait suivi avec attention le mouvement de paupière de son prisonnier.
- Je n’insulterai jamais Dieu en osant douter de la fidélité d’un fils qu’Il a appelé "Salah"**, répondit Ramsès. Je me disais juste qu’étant souvent absent, il aurait peut-être eu davantage l’occasion que nous de voir qui s’était introduit dans la maison...

Farouk éclata d’un grand rire tandis que l’Egyptien en question plissait les yeux. Deux yeux noirs à l’éclat malicieux qui prenaient un plaisir manifeste à le narguer...

- Je te le redemande Farouk, répliqua Salah, de manière plus audible cette fois. Laisse-moi lui donner la correction qu’il mérite. Tu as fort à faire avec les arrestations que le capitaine Russell a ordonnées. Tu ne devrais pas trainer ici.

Farouk s’approcha de l’unique fenêtre qui perçait de jour les murs de calcaire. Ses pas résonnèrent sur la dalle d’une manière sinistre tandis que, derrière le petit autel délabré, le Christ en croix s’assombrissait inexorablement.

- Ce sanctuaire semble effectivement avoir été délaissé par Son Créateur. Il n’est plus sécurisée Il nous faut donc protéger ce qu’il reste de notre organisation. Voici ce que nous allons faire, Salah. Déguise-toi en moi. Tu pars et je reste. Si des hommes de la chienne de police britannique sont postés autour de la chapelle, tu les entraineras sur une fausse piste. Je partirai ensuite. En attendant, je vais m’appliquer à faire parler notre petit rat préféré.

Il revint vers Ramsès.

- Il y a beaucoup d’os dans le corps humain. Je suis curieux de savoir combien il me faudra en briser avant que notre ami consente à parler...

La menace allait évidemment être mise à exécution mais Ramsès savait que Farouk avait parlé avant tout pour effrayer le jeune homme.
Salah n’osa pas faire valoir son opinion divergeante et se retira sans plus se soucier du devenir de Ramsès. Farouk se plaça devant son prisonnier.

- Alors, comme ça tu ne sais rien, toi l’Espion anglais ? Tu sais que ton dieu ne tolère pas plus les menteurs que le mien ?

Il fit un signe de tête à l’un de ses hommes et on décrocha pour lui l’immense crucifix taillé dans un métal résistant.

- Lui aussi, va devoir te punir...

Ramsès prit une profonde inspiration. La seconde suivante, Jésus lui brisait un genou.

Ramsès hurla si fort qu’il parvint à couvrir les éclats de rire de ses tortionnaires. Quand la douleur s’atténua suffisamment pour le laisser réfléchir, il se demanda si, en poussant sa voix au maximum, on l’entendrait, dans le Vieux Caire...

- Tu as du coffre ! le complimenta Farouk. Tu pourrais être chanteur ! Quel dommage que personne ne puisse entendre le son mélodieux de ta voix !!

Ses acolytes redoublèrent leurs rires. Ramsès pesta intérieurement. Il allait donc devoir endurer les souffrances jusqu’à ce que ses tortionnaires se lassent ou bien...

Il essaya de bander ses muscles. Il se sentait déjà épuisé. Combien de temps tiendrait-il ? Au moins mourrait-il en héros, du moins ce serait l’avis des services de renseignements britanniques. Aux yeux de Nefret, il serait mort à cause de sa stupidité et elle ne manquerait pas d’aller injurier sa tombe tous les jours jusqu’à l’heure de sa propre mort... Il ne l’en blâmerait pas. Il avait vraiment tout gâché entre eux !

Il repensa au jour où il avait prié Isis de lui rendre Nefret. La déesse semblait finalement décider de lui accorder la paix autrement.

Si seulement...

Un brouhaha lointain lui fit interrompre le cours de ses pensées. De par sa position, à demi enfoncée sous terre, et l’épaisseur de ses murs, la chapelle étouffait les bruits en provenance de l’extérieur. Il résonnait, cependant, dans le quartier copte, comme un grondement de la foule. Un bruit soudain qui s’intensifiait rapidement. Des hommes criaient. C’était inhabituel. Même Farouk et ses hommes avaient cessé de rire.

- Aban, va voir ce que c’est ! enjoinit son chef.

Farouk avait parlé d’un ton rapide, agressif et irrité.

Quand son mercenaire ouvrit la porte de la chapelle, les sons se firent plus nets et Ramsès put comprendre les mots que la foule scandait :

« Liberté au Frère des Démons ! Le combat pour l’Egypte, pas contre les Anglais ! »

Aban eut tôt fait de refermer la porte derrière lui. Son visage avait considérablement blemi. Ramsès n’eut pas besoin d’entendre ce que le mercenaire avait à dire. Il savait que les Cairotes avaient encerclé la chapelle. Il entendait d’ici les hommes armés se mettre en position de tir.

Comment sa mère avait-elle fait pour rallier le peuple du Caire à leur cause ? Comment avait-elle su où Farouk l’avait fait emmener après qu’il soit venu le trouver ?

Il y avait quelque chose d’irréel dans l’intervention de la population. Il y eut quelque chose de surnaturel dans l’attaque de la chappelle. Et il y eut quelque chose de mystique dans la mort subite de Farouk.

Les hommes ou les dieux... les Cairotes ou Isis, quelqu’un avait décidé que Ramsès devait vivre. Et le jeune homme savait exactement comment il allait employer cette vie.




La façade de la maison ressemblait toujours à une déplorable victime mais les trois personnes qui patientaient sous son porche prouvaient qu’elle était une survivante.

Nefret, qui était sortie de la maison la première, et se tenait à la balustrade, dévala soudain les escaliers et s’élança vers Ramsès.
Sa chemise tachée de sang, ses cheveux mouillés de sueur ne retiraient rien à sa beauté. Elle riait, elle pleurait, elle était un coeur ardent qui courait vers lui. Autour d’elle, le sable qu’elle soulevait se transformait en poussière d’or.
Elle aussi était une survivante. Et après avoir combattu, elle désirait faire panser ses propres blessures. Il l’y aiderait. A présent, plus rien ne l’en empêchait.

Ramsès descendit du cheval qu'on lui avait prêté et avança à son tour, en claudiquant, vers sa merveilleuse amante. Il aurait préféré que ses parents ne fussent pas témoins de leurs tendres retrouvailles car Nefret avait moins de pudeur que lui.
Quarante pieds les séparaient, puis vingts, puis dix. Il ouvrit les bras. L’instant d’après, elle se jetait à son cou.

- Tu es en vie !!!! l’entendit-elle soupirer.

Elle plaqua sa bouche sur la sienne et il oublia finalement que ses parents ne se trouvaient pas très loin.


*


La guerre était loin d’être terminée mais les quelques jours qui suivirent ressemblèrent tous pour Nefret à un lendemain de fête. Farouk vaincu, le reste des indépendantistes acceptèrent de se désarmer. Tout le monde pleura la mort de Selim, qui avait sacrifié sa vie pour Ramsès, comme son père Abdullah avait, quelques années auparavant, sacrifié sa vie pour Tante Amelia. Ensuite, le capitaine Russell déclara qu’il enverrait un ordre de libération à la prison des Indes sitôt l’attaque du Canal de Suez endiguée. Ce fut un soulagement sans précédent. A la maison, la main du professeur cicatrisait mieux que prévu, on n'aurait pas à l'amputer. Lia se remettait doucement et Evelyn et Walter descendirent de train en même temps que leur fils, Raddy, fraichement débarqué à Port-Said avec un groupe d’officiers britanniques blessés.
Presque toute la famille se trouvait réunie pour célébrer la nouvelle année et tout cela s’annonçait de très bon présage.

Quant à Nefret plus en particulier, Isis l’avait enfin exaucée. Au bal costumé que donna le Shepheard’s, elle remplit de nouveau son carnet de bal. Mais le nom d’un seul homme y figurait. Celui de Walter Ramsès Peabody-Emerson, son fiancé.



fin

La prière d'Isis 760061rn7Ey


* Maadi : El Ma'adi, quartier du sud du Caire ( 12km au sud du centre-ville), situé en-dessous de l'ancienne ville copte. Ancien carrefour commercial car situé sur la route des caravanes, l'endroit se développe, grâce au commerce anglais et juif en une riche banlieue où de très belles maisons coloniales apparaissent au milieu d'une végétation verdoyante.
Aujourd'hui, après extension de la ville, quartier aisé intégré au Caire, habité par les étrangers qui abrite la plupart des ambassades étrangères et ainsi que les écoles supérieures françaises et américaines, notamment.

**Salah : prénom qui signifie " droit, loyal".




Dernière édition par maria le Dim 10 Mar 2013 - 18:46, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: La prière d'Isis   La prière d'Isis EmptyDim 10 Mar 2013 - 18:45

**************
EPILOGUE

***************


Le bureau de Sir Georges Mansfield Smith-Cumming était un mélange étéroclyte de styles d’ameublement tout à fait remarquable. Nul doute qu’il plairait à cette nouvelle génération d’artistes au goût esthétique singulier – qu’ils appelaient volontiers eux-même « abstrait ».

Toutefois, au sens de notre visiteur, où que l’on posât le regard, le choc restait le même :

De la tapisserie de velours pourpre sur les murs, mais un coffre de marine japonais de couleur miel.Un miroir mural à encadrement doré extravagant mais un tapis d’Anatolie sensiblement rustique. Devant une chaise baroque, un repose-pied pour la goutte recouvert de panne bleu ; là, un canapé Biedermer ; ici, une table renaissance...

Comment pouvait-on se prétendre amateur d’art et posséder si peu de goût dans l’arrangement de ses collections ? Une statuette en ivoire de Chine se posait-elle sur une console coloniale juste aux côtés d’une cruche et d’un gobelet commémoratifs de l’infortunée reine Caroline*** ?

Mieux valait fermer les yeux et s’asseoir silencieusement face à l’homme qui lui proposait une tasse de thé.

- Eh bien, c’est incroyable, agent Sethos ! On vous donnait deux mois pour assurer la victoire de nos armées durant l’attaque du Canal de Suez, vous n’en prenez qu’un et en prime, vous faîtes libérer le jeune Ramsès Emerson des Indépendantistes qui l’avaient capturé !

Sethos soupira.

- Ce dernier détail est le fruit d’une mauvaise négociation. J’ai croisé la route d’un groupe de Cairotes enragés. J’ai dû leur révéler où l’imprudent avait été séquestré afin de pouvoir m'échapper...
- Aaah ! Ne soyez pas modeste, je suis persuadé que le garçon vous serait éperduement reconnaissant si vous consentiez à lui révéler qu’il vous doit sa libération ! Je ne comprends pas, d’ailleurs, pourquoi vous refusez de le lui faire savoir !
- J’espère que cela ne vous empêchera pas de garder pour vous ce petit secret, répondit Sethos avec un sourire appuyé.

Les raisons qui l’avaient poussé à secourir ce jeune sentimental écervelé ne regardaient ni les services secrets, ni le fils de sa chère Amelia.

Sir Cumming atendit un instant puis, comprenant qu’il n’obtiendrait pas de réponse, reprit vivement :

- Quoiqu’il en soit l’Angleterre vous remercie. Nul n’aurait pensé que ce pourrait être le cas un jour, au vu de vos anciennes activités mais Elle vous sera à jamais reconnaissante pour tout ce que vous avez fait pour Elle.

Sethos inclina la tête, un sourire narquois au coin de la bouche.

- Le tort de l’humanité est de juger son prochain trop hâtivement. Je suis la preuve vivante que l’on peut être à la fois voleur et patriote.

Le directeur du département des affaires étrangères du Service de renseignements britanniques croisa les mains sur la table de son bureau d’acajou.

- « Ancien » voleur, voulez-vous dire. Je vous rappelle les termes de notre contrat : le blanchiement de votre ardoise complète en échange de vos compétences contre l’ennemi allemand ! La survenue de tout nouveau délit en matière du commerce de l’art vous serait en revanche immédiatement reprochée.
- Nos termes n’ont nul besoin de m’être rappelés, répondit mielleusement Sethos. J’attirerai en revanche votre attention sur le fait qu’il est inutile de notifier mon véritable nom sur les lettres de mission que vous m’adressez. A quoi me sert donc mon nom de code si vous ne l’utilisez pas ?

Sir Smith-Cumming jeta un bref coup d’œil sur le nouveau papier qu’il venait de remettre à son meilleur agent avant d’ouvrir sa cave à cigares.

- Il y a manifestement de la jeunesse chez les sténographes. J’en toucherai un mot à mon secrétaire général.

Il offrit à son invité un cigare que ce dernier ne ne gêna pas d’accepter.

- Mais que pouvez-vous leur reprocher ? Votre nom vous précède. Et, en temps de guerre, un nom illustre ça donne de l’espoir. J’ai même entendu dire que ça dynamisait le recrutement, ajouta-t-il dans un petit rire qui n’amusait que lui.
- Cela pourrait tout aussi bien me coûter la vie, déclara froidement Sethos.

La phrase de Sir Smith-Cumming ne l'amusait d'aucune façon. L'homme avait été espion avant lui. Il devait bien savoir ce qu'impliquait ce genre de négligeances, tout de même !!

- Rassurez-vous, cela ne se reproduira pas. Je m’en voudrais qu’un jeune idiot soit responsable de la mort de celui qui, l’an passé, a réussi à empêcher le commando spécial de Guillaume II de rammener en Allemagne un trésor capable de financer son armée durant une dizaine d’années ! A ce propos, il est fort dommage que vous ayez été contraint de détruire ces richesses. Le British Museum aurait été on ne peut plus chanceux d’accueillir les reliques soudannaises de vieux temples égyptiens, annoncées partout comme disparues !

Sethos souffla très lentement sa fumée.

- Fort dommage, en effet. Mais je n’ai pas eu le choix.

Le directeur de L‘Intelligence Service hocha la tête. Son mouvement aussi fut très lent. Sethos en sourit intérieurement. Bien évidemment, Cumming le soupçonnnait d’avoir gardé pour celui ce qu’il avait pu sauver au Gebel Barkal. Et, bien évidemment, Sethos l’avait fait ! Mais qui pourrait le prouver ?

- Je suis étonné de votre requêtre de repartir aussi tôt en mission, reprit le haut responsable. J’aurai pensé qu’avec cette accalmie, vous auriez souhaité profiter d’un peu de bon temps en famille.
- Je vous remercie mais hélas, je ne possède pas de famille. Une fille, peut-être, mais nous n’entretenons pas d’excellents rapports.
-Vraiment ? Mais, votre nom...
-. .. n’est qu’un nom. Je ne pense pas que vous soyez vous-même apparenté à tous les "Smith" de l’Angleterre ?
- Non, bien sûr.

Quand il quitta le département des services de renseignemnets extérieurs, Sethos jeta un rapide coup d’œil sur le document qu’on lui avait remis. Ses lèvres, déjà fines, s’étrécirent davantage.

En haut à droite, figurait son véritable nom, ce patronyme honni qu’il avait camouflé sous un sobriquet dès l’époque où il avait été en intelligence de le faire. Seth, dieu du désordre et du tonnerre avait fait un bien meilleur père que ce nobliau dont il était le bâtard. Il n’avait pas de généalogie puisqu’il n’avait jamais été reconnu. Pourquoi lui parler de famille ? Il avait grandi à l’hospice, il n’avait pas de racine hormi le sol d’Angleterre. L’espion qu’il était devenu - pour le temps de la guerre - nécessitait-il de fournir sa véritable identité ? Quand on retrouverait son cadavre, noyé dans un bourbier (ou attaché à un peloton d’exécution si Dieu se montrait magnanime...) personne ne se soucierait de reconnaitre son visage ! Un enfant abandonné restait à jamais un enfant abandonné ! Et qui devrait-on blâmer ? La Terre grouillait d’êtres insignifiants qui naissaient et mourraient dans l’anonymat le plus complet. Avait-il besoin de se faire connaître aux yeux des deux demi-frères que le sang lui avait donnés ? Ces deux demi-frères qui avaient passivement assisté à son explusion de la demeure familiale et qui, par crainte de la colère paternelle, n’avaient jamais cherché à le retrouver ? Ces deux demi-frères dont il croisait pourtant souvent la route et qui le regardaient sans jamais le voir. Même sa chère Amelia ne voyait rien...
Non, il n’avait pas de famille.

En conséquence, le reste du monde avait-il vraiment besoin de savoir que, lui aussi, s’appelait Emerson ?


**************************

*** Caroline de Brandebourg-Ansbach ( 1683-1737)
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