Le sommeil de la raison...
de Lady Victoire
Foutredieu !Voilà qu'il se mettait à jurer comme elle à présent.L'homme se renfrogna, grommela et, en sacrant, se retourna sur l'étroite couche qui grinçait péniblement de tout son bois vermoulu. Le dortoir, plongé dans l'obscurité, était désert à cette heure-là. C'était jour de visite. Les hommes, tous occupés à recevoir les hommages qui d'une épouse, qui d'une sœur, qui d'une mère, n'avaient pas encore regagné leurs pénates. Mais lui n'avait personne. Plus personne excepté la femme qui occupait ses pensées à cette heure-là et à laquelle il songeait depuis une bonne demi-heure, allongé sur son lit.
En fait il ne songeait pas. Il rêvait d'elle.
Elle avait depuis quelque temps déjà, pris dans sa vie une place qu'il n'aurait pas soupçonnée. Même pas dans ses rêves les plus fous. Elle était lumière et flamboyance, elle était belle, riche, cultivée. Elle était noble et colonel. Elle l'avait surpris pas son équité et son sens de la justice. Elle le surpassait à l'épée, n'avait cure de son insolence et de ses revendications, lui à qui son extraction populaire interdisait tout espoir, toute folie d'aimer hors de sa caste.
Elle n'avait que faire de lui.
Du moins le croyait-il.
Et cela le rendait d'autant moins enclin à l'amabilité envers ses congénères, qui avaient bel et bien remarqué son caractère ombrageux, ses brusques sautes d'humeur, sa susceptibilité poussée à l'extrême et son ironie mordante, exacerbée ces derniers temps.
Oh bien sûr ils avaient consciencieusement essayé de le dérider avec leur recette habituelle : les blagues douteuses dont ils étaient coutumiers, leur humour graveleux et leurs allusions salaces à la dernière jeune femme rencontrée dans cette taverne crasseuse, lors de la permission de la semaine précédente. Mais rien à faire, ce jour-là, il avait balayé d'un revers de main les invites explicites, vidé sa chopine sans piper mot, et décliné plus ou moins poliment toutes les autres sollicitations, à boire, à festoyer et plus si affinités.
Rien à faire. Il était amoureux.Et donc malheureux comme la pierre.
Du rêve au cauchemar, il n'y avait qu'un pas, que le sergent Alain de Soisson avait plus ou moins allègrement franchi ces dernières semaines
Il tritura frénétiquement son foulard rouge et frappa d'un poing rageur le pauvre matelas de paille qui n'en demandait pas tant.
Il lui fallait faire quelque chose. Quoi, il n'en savait fichtre rien, mais ça ne pouvait plus durer ! En attendant, il allait s’accorder une petite sieste. Il se retourna vers le mur et tira le drap sur lui.
Foutredieu !
*****
Une bise glaciale soufflait sur la place d'Armes en ce mois de février. Les soldats s'efforçaient bravement de tenir leur rang, cramponnés à leur arme de service, le calot vissé à leur crâne, grelottant sous leur casaque de drap tandis que leur Colonel leur aboyait ses ordres, comme tous les soirs. Dieu qu'elle semblait longue, cette parade ! C'était la procédure, ils le savaient bien. Cette foutue procédure qui les obligeait, tous les soirs, à défiler devant leurs supérieurs. Ils maugréaient entre leurs dents et pestaient contre le froid polaire. Et pourtant ils continuaient à défiler. Et ils le faisaient bien. Leur ordonnancement parfait, leur alignement impeccable, trahissaient l'entraînement des derniers mois, les heures de travail qu'elle leur avait imposées. C'était son œuvre à elle, le résultat de son acharnement, de sa rigueur, de sa confiance aussi.
Et cela, le sergent de Soisson ne pouvait pas l'oublier.
Il la dévorait du regard. Dieu qu'elle était belle, fièrement dressée sur son destrier immaculé, ses cheveux d'or balayés par le vent, flottant harmonieusement autour de son visage, soulignant la pureté de ses traits, son nez volontaire, ses lèvres fines qu'il aurait tellement voulu baiser, sa fine peau de porcelaine délicatement rosée par le froid.
Malgré la morsure du gel qui lui cuisait la peau, malgré l'appel pressant du repos pour son corps épuisé, le sergent de Soisson buvait les paroles de son Colonel, obéissant au doigt et à l’œil à ses injonctions. Finalement, être sous ses ordres, malgré tout ce qu'il avait pu penser, c'était comme un rêve éveillé. Et dire qu'il avait voulu la faire déguerpir ! Et dire qu'il l'avait traînée de force sur cette même place d'Armes pour la mettre à l'épreuve, hors de lui, excédé par ce qu'il avait appris, ou cru apprendre d'ailleurs. A ce moment-là, il avait voulu l'humilier, la faire souffrir, blesser ce corps frêle qu'il rêvait à présent de débarrasser de sa veste d'officier pour découvrir les trésors qu'elle y cachait jalousement.
Comme il regrettait ce moment d'égarement...
Il devait tenter quelque chose. Cet amour le dévorait, le désir le pinçait, le mordait, l'empêchait de dormir ou le plongeait dans des affres dont il sortait épuisé, presque exsangue. Rien ne pouvait être pire.
Brusquement il posa son arme et rompit les rangs, sous les chuchotements de ses camarades qui lui parvenaient aux oreilles.
« Alain, Alain.
– Mais qu'est-ce qu'il fabrique ?
– Il va se faire écharper par le colonel !
– Alain ! Nom d'un chien, reste là enfin, il fait froid ! Tu vas encore nous faire rentrer à quelle heure ?... »
Bravant les railleries et les objurgations de ses camarades, Alain s'approcha d'Oscar et sentit le regard interrogateur qu'elle posa sur lui du haut de sa monture. Un frisson lui parcourut brusquement l'échine.
« Sergent de Soisson, que faites-vous là ? la parade n'est pas terminée. Regagnez votre place je vous prie.
– Colonel, je... Oscar...
– Mais que... ? » entendit-il Oscar s'offusquer.
« Allez Alain, se morigéna-t-il. Vas-y ! »La vérité est que le sergent de Soisson, toujours le premier à entraîner la joyeuse compagnie dans les tavernes et à culbuter les jolies filles, se trouvait penaud comme un jeune amoureux à son premier rendez-vous. Il prit une grande inspiration, se racla consciencieusement la gorge et commença :
« Colonel... je...j'ai quelque chose à vous avouer... »Il n'entendit pas la réponse d'Oscar et se lança dans la suite de son discours, discours totalement improvisé qu'il avait répété des dizaines de fois avant de l'envoyer au diable, préférant la fraîcheur d'une déclaration spontanée.
« Colonel, je... Je suis amoureux... »Il entendait derrière lui vaciller les voix frigorifiées de ses camarades qui lançaient leurs calembours habituels :
« Hé Alain, on se les gèle !– La ferme Durant, ça commence juste à être intéressant !– Oui mais je vais attraper froid moi, je ne sens plus mes pieds.– Oh le chérubin à sa maman, voyez cette petite chose sensible... »Et d'autres quolibets qui amusaient tant Alain d'ordinaire...Mais pas maintenant.Il vit Oscar lever un sourcil et l'entendit répondre, d'une ironie aussi cinglante et glaciale que le froid qui leur étreignait le corps :
« Vous me voyez ravie de cette excellente nouvelle. Tous mes vœux de bonheur Sergent de Soisson, j'espère que vous m'enverrez une invitation pour le grand jour !
– Colonel je suis amoureux...de vous » bredouilla AlainAh il était beau le sergent de Soisson ! Quelle classe, quelle assurance, quelle noblesse dans sa posture ! Foutaises oui ! Il se sentait à présent ridicule, ne souhaitait qu'une seule chose : rentrer sous terre, s'effacer sous le sol de cette place d'Armes qui lui paraissait tout soudain gigantesque, résonnant des rires gras de ses camarades, auxquels s'en ajoutait désormais un autre.
Oscar riait.Elle riait de bon cœur, s'esclaffait sans retenue, secouée d'éclats de cette hilarité sans fin qui ruisselait de tout son être, s'échappait de sa bouche en lumineuses gouttes de soleil qui éclaboussaient le sergent de Soisson. Et cet éclat de rire inextinguible et incontrôlable la rendait encore plus splendide à ses yeux, lui qui ne l'avait jamais vue se départir de son masque de sérieux et de sa rigueur militaire.
Sans se démonter, il posa un genou à terre et reprit la parole :
« Loin de moi l'idée de vous offenser Colonel. Je voulais que vous le sachiez. Je n'attends rien en retour et ne vous ferai jamais l'offense de vous poursuivre de mes assiduités. Vos n'entendrez plus parler de tout cela, je vous le jure sur mon honneur. Mes respects mon Colonel. »
Et le salut qu'il lui adressa était, pour une fois, empreint d'une dignité et d'une profondeur qu'Oscar ne put que remarquer.
Elle baissa les yeux. Elle avait compris. Il rentra dans le rang. *****
La nuit était tombée depuis un bon moment déjà. Les soldats avaient regagné le dortoir et dormaient du sommeil du juste sur leur maigre paillasse, rêvant tranquillement à leur femme, à leur fiancée ou à la dernière servante accorte accostée dans une quelconque taverne.
La porte était entrouverte. Alain y passa précautionneusement la tête.Oserait-il s'imposer dans la chambre de celle qu'il chérissait ? Il lui avait pourtant assuré qu'il ne tenterait rien d'inconvenant quelques heures auparavant...
En tout cas, ce qu'il voyait le remplissait d'aise: un bon feu crépitait dans la cheminée de la chambre affectée au Colonel des Gardes Françaises. Assise sur la bergère de cretonne, Oscar semblait contempler pensivement les flammes. La veste à brandebourgs bleue et or négligemment posée sur le rebord du lit, la chemise dépassant des culottes, elle arborait un air décontracté qui la rendait fort attirante.
Le plancher craqua sous le poids de l'homme. Elle tourna la tête.« Alain »L'entendre prononcer son prénom constituait à soi seul un ineffable ravissement.Il la vit le regarder. Il la vit se lever, à peine gênée par cette intrusion. Il vit ses joues, rosies par la chaleur du feu et par ce qu'il n'osait encore appeler du désir...
Et pourtant...« Viens », entendit-il simplementElle lui tendait la main.
Il ne résista pas. Ni à cette invitation, ni au rose charmant de ses joues, ni à ses paupières baissées et virginales, ni à sa main qui l'attira vers lui, vers le lit. Ni à ce baiser passionné qu'il reçut comme le premier et qui le laissa pantelant et fou de désir inassouvi.
La suite ne fut qu'un ravissement des sens pour le sergent de Soisson Il sentit brusquement ses reins prendre feu. L'évidence de son désir se révélait devant celle qu'il aimait. Elle semblait répondre ardemment à ce corps qui s'éveillait devant elle, à en croire ses mains hardies qu'il sentait se glisser sous sa veste. Les yeux fermés, il sentait monter en lui un flot de sensations inouï, encore plus intenses que celles dont il avait maintes fois rêvé au creux de sa couche, et qui le surprenaient d'autant plus. Elle qu'il connaissait renfermée et pudique se montrait finalement plus audacieuse qu'il ne l'aurait pensé.
Il s'allongea sur le lit, sans lâcher ses lèvres, la tenant étroitement embrassée. D'elle, il voulait tout goûter, tout savourer, tout découvrir.
Les lèvres d'Oscar...
Il en avait tellement rêvé à l'ombre du dortoir, bien au chaud sur sa paillasse. Elles étaient juste comme il les avait imaginées. Douces, fines et sucrées. Chaudes et enivrantes également, au délicieux goût d'interdit dont l'ivresse le prit lorsque sa langue força la barrière de ses dents et entraîna sa jumelle dans une danse endiablée.
La peau d'Oscar...
La douceur de la soie, de l'extrémité de ses doigts fuselés au galbe de ses cuisses et à la chaleur de son ventre. Elle n'était que tendre velouté, que suavité sous les caresses d'Alain, émerveillé de sentir sous ses mains hésitantes cette chair souple, ferme et lisse, cette peau corsetée de tissu et jalousement cachée aux regards masculins, cette peau qui avait nourri ses fantasmes depuis le premier jour.
Oui, maintenant il pouvait bien se l'avouer. Dès le premier jour, elle l'avait poursuivi dans ses rêves...
Le corps d'Oscar...
Celui que tous les hommes de la compagnie rêvaient de découvrir et dont il avait ce soir là le privilège exclusif. Ce corps qu'il dévêtit, tremblant comme un adolescent, découvrant la rondeur de ses seins fermes, la tendre courbe de ses hanches, ses longues jambes fuselées et le cœur doré de sa féminité. Et c'était à lui qu'elle osait se dévoiler ! Il manqua verser une larme lorsqu'il détacha les boutons de sa chemise, haletant tel un jeune marié au soir de ses noces, frémissant lorsqu'il lui donnait de ses mains et de ses lèvres le plaisir dont il avait si longtemps rêvé, porté par les soupirs dont il se repaissait et émerveillé d'en être le destinataire. Joignant ses douces plaintes à celles de son aimée, il tremblait de toute son âme en couvrant de baisers ce corps adoré, à l'écoute des sensations de cette femme qu'il désirait ardemment, tressaillant de volupté dans l'attente de ce qu'il voulait lui donner.
Aimer Oscar.
Le fantasme du sergent de Soisson devenait enfin réalité. Sous ses mains et ses caresses appuyées, il sentait Oscar, tout entière abandonnée, les yeux mi-clos, savourant l'instant, alanguie entre les mains de son soldat. Comme il en avait toujours rêvé. Alain vibrant de plaisir au fil des caresses, ne put retenir un gémissement d'extase lorsqu'il la fit sienne, soupirant à l'unisson de cette femme qu'il chérissait, serrant son corps contre le sien pour mieux s'en détacher puis y revenir, jouissant du chant d'amour qu'il entendait s'échapper de ses lèvres. Un murmure, un souffle, une expiration, qui se transformait en mélopée, en prière, en supplication, avant de mourir dans un cri exhalé à l'unisson lorsque le plaisir ultime les saisit enfin, les laissant heureux, épuisés et au bord de l'inconscience.
Alain serrait éperdument Oscar, alanguie contre lui, heureux comme jamais. Se repaissaint de son odeur. Sentant la douceur de sa peau contre la sienne, la chaleur de ce corps adoré qu'il n'aurait pas imaginé posséder excepté dans ses fantasmes les plus osés.
Un grincement interrompit brusquement ce moment d'éternité. Quelqu'un avait tout soudain poussé la porte.
« Alain mais qu'est-ce que... »Cette voix !
Il l'aurait reconnue entre mille ! Lui ! Lui, précisément ! Celui-là même qu'il avait trahi en réalisant la chimère dont il s'était ouvert à lui, ce rêve que lui-même n'avait jamais pu accomplir alors qu'il avait côtoyé Oscar durant plus de vingt ans ! Cette voix, c'était bel et bien celle d'André qui avait fait irruption derrière lui dans les appartements du Colonel.
Alain se retourna, lâchant instinctivement le corps d'Oscar qui n'avait pas ouvert la bouche, dans un état de bienheureuse sidération, bien loin de l'image du froid colonel qu'elle s'efforçait de cultiver devant ses hommes.
« Alain »André le regardait d'un œil surpris et hagard. Autour de lui, les hommes de la compagnie qui avaient suivi André le dévisageaient, aussi sidérés que lui. Alain les entendait murmurer, et leurs mots l'enveloppaient tout entier :
« Alain...– Alain...tu vas bien ?– Pour sûr qu'il va bien ! Tu penses !– Ah oui, je vois ça...– Ben mon cochon, tu en passes de belles soirées, pas vrai... »Les voix bourdonnaient autour du sergent de Soisson. Il bouillonnait intérieurement. Mais que faisaient-ils donc là, sapristi ? Que leur avait-il pris de le suivre ainsi et de l'interrompre dans ce moment de délicieuse intimité avec celle qu'il chérissait et qui venait, dans le secret de sa chambre, de devenir son amante ?
Alain se retourna, honteux et confus, vers Oscar, dont il imaginait bien l'embarras. Elle avait disparu.Mais où donc s'était-elle éclipsée ?
Elle s'était probablement glissée hors de sa vue, hors de la pièce, sans crier gare. Honteuse sans doute d'avoir été surprise par ses hommes dans les bras de son soldat.
Il se retourna à nouveau vers les hommes et c'est alors qu'il aperçut leurs visages incrédules et blêmes, toutes ces faces de carême au sourire graveleux et aux chicots dévoilés, virer à l'hilarité, sous la lumière blafarde du dortoir.
Du dortoir...Foutredieu !Un rêve, c'était un rêve !
Il n'avait pas séduit Oscar lors de la parade, il ne l'avait pas suivie dans ses appartements, et c'était dans son imagination qu'elle s'était donnée fougueusement à lui !
Le sommeil de sa raison avait bel et bien donné vie à ce fantasme dont il se repaissait en silence depuis des mois.
Ce n'était qu'un rêve.
Un rêve qu'il chérirait jusqu'à la fin de ses jours...
FIN