Merci Girodelle !
de Sabrina
Femmes, retenez bien ceci : en général, toute déclaration verbale d'amour est un mensonge et un piège. Le véritable amour est muet, le véritable amour est modeste. Défiez-vous, Mesdames, des beaux parleurs, des menteurs et des hommes trop présomptueux.
Auguste Guyard ; Quintessences (1847)
Un beau soleil hivernal dardait ce matin-là ses rayons sur la cour de la caserne de la Chaussée d’Antin. Il faisait encore très froid, mais la luminosité qui avait cruellement fait défaut lors des longs mois d’hiver, réchauffait les cœurs et annonçait timidement l’arrivée plus si lointaine du printemps, et avec lui, d’une aube nouvelle pour la France. Tous les soldats de la compagnie de Gardes Françaises du Colonel Oscar François de Jarjayes étaient réunis, au garde à vous pour la revue quotidienne. Nul ne pouvait encore prévoir que, d’ici quelques instants, la Place d’Armes allait devenir le théâtre d’un évènement semblable à nul autre, et qui allait marquer tous ses acteurs pour de nombreuses années à venir.
Pourtant, depuis que leur Colonel avait su prouver sa juste valeur à sa troupe, la revue se déroulait invariablement sans le moindre accroc, à la grande satisfaction – et au grand soulagement aussi – de la principale intéressée. Il faut dire que les soldats n’avaient pas été faciles à mater ! Mais c’était sans compter sur la ténacité sans égale d’Oscar. Et aussi sur le travail de l’ombre de son ami fidèle, André Grandier. Même si Oscar ne le réalisait pas complètement, le fait que ce dernier se soit enrôlé dans sa compagnie, qu’il ait sympathisé avec Alain, le chef officieux des soldats et qu’il se soit évertué à la défendre envers et contre tout, avait fini par porter ses fruits. Même si cette détermination à la protéger avait au départ bien failli être fatale à ce malheureux André !
Mais ce matin, Oscar pouvait savourer en toute quiétude sa victoire : tous ses hommes étaient présents, et plus aucune mutinerie n’était à craindre. La revue allait être rapide, songeait-elle en s’avançant au centre de la cour, fièrement juchée sur son cheval blanc, et talonnée par le lieutenant d’Alembert.
C’était sans compter sur la silhouette grande et mince que les soldats virent bientôt se découper entre les grandes grilles entrouvertes de la caserne. Voyant l’air stupéfait de leurs hommes, Oscar et d’Alembert se retournèrent.
André, qui venait de reconnaître l’arrivant, ouvrit grand le seul œil valide qui lui restait et étouffa une exclamation de surprise.
Le nouveau venu, somptueusement vêtu d’un uniforme de la garde royale, qui avait cependant connu des jours meilleurs, s’avançait à pieds, d’un pas mal assuré, en titubant légèrement, ses longs cheveux en pagaille dissimulant une partie de son visage.
« Girodelle ! » aboya le Colonel, elle aussi très surprise, tant par l’arrivée inopinée en ces lieux de son ancien subordonné que par son apparence si peu caractéristique de sa personne, ordinairement si élégante et soignée.
S’entendant ainsi apostropher, ledit Girodelle s’arrêta, le regard vague. Il mit sa main en visière pour se protéger du soleil, et planta enfin son regard dans celui d’Oscar, toujours sans le moindre mot.
« Enfin, Girodelle, reprit cette dernière sur un ton un peu moins rude, ayez l’obligeance de me dire ce qui vous amène ici, à pieds et sans escorte ! Y aurait-il quelque souci à Versailles dont nous devrions être informés ? »
Girodelle avait blêmi. Il semblait toujours aussi hésitant, comme s’il avait atterri ici par hasard et ne savait que faire. Les hommes d’Oscar commençaient à ricaner, pour eux, l’arrivée de ce militaire noble de la garde royale, dont l’apparence manquait si manifestement de noblesse, était du plus haut comique. André, qui le connaissait bien, n’avait pas envie de rire, mais demeurait estomaqué : qu’avait-il bien pu arriver à Girodelle ? Cela ne lui ressemblait en rien de débarquer ainsi, sans son cheval, ni aucune escorte, en plein Paris où il était d’autorité publique que les nobles étaient de moins en moins bien vus. Et plus encore, Girodelle, toujours si droit et fier, comment pouvait-il se montrer ainsi, ayant presque l’air d’un ivrogne sortant d’une taverne ?
C’est la voix de plus en plus agacée d’Oscar qui sortit à la fois André de ses questionnements et les autres soldats de leur hilarité.
« Girodelle, je vous somme de vous expliquer tout de suite ! Nous sommes dans une caserne ici, pas dans un salon versaillais ! Nous avons du travail, alors si vous avez quelque chose à dire, bon sang, dites-le !
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Je… commença à bafouiller Girodelle en baissant les yeux… En fait j’étais venu vous voir Oscar. J’ai une chose de la plus haute importance à vous dire.
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Et bien soit, parlez, je vous écoute !
Girodelle osa lever la tête vers elle, et, d’une voix un peu plus assurée, il commença :
« Chère Oscar, j’espère que vous me pardonnerez cette folle tentative. Je n’ai plus rien à perdre. Depuis que vous avez quitté votre commandement des gardes royales, je dépéris. Le fait d’avoir obtenu votre poste, que je convoitais naguère, n’y a rien fait. Je redeviendrais volontiers un simple soldat si c’était pour retrouver le bonheur de pouvoir vous contempler chaque jour…
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Girodelle ! tempêta Oscar, veuillez cesser vos inepties séance tenante ! Je dirige une compagnie ici !
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Non, Oscar, vous ne me ferez plus taire. Je me suis tu trop longtemps. Par respect ou par crainte de vous décevoir, je ne sais. Et lorsqu’il y a quelques semaines j’ai enfin osé me déclarer, vous m’avez rabroué comme un misérable, sans prendre en considération mes sentiments. Et depuis, je me morfonds. Alors, en ce jour entre tous, je me suis dit qu’il fallait que je joue le tout pour le tout. J’ai passé toute la nuit à errer de taverne en taverne pour me donner du courage. Alors ce matin, c’est peut-être l’abus d’alcool qui me pousse à parler, mais sachez que chaque mot qui sort de ma bouche est sincère : je vous aime Oscar de Jarjayes, et je n’hésiterai pas à faire tout ce qui en mon pouvoir pour vous faire comprendre que vous aussi, vous avez droit à l’amour !
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SUFFIT ! rugit Oscar, de sa voix la plus impressionnante. Vous vous donnez en ridicule, Girodelle, jamais je n’aurais cru cela possible de vous ! Et plus encore, continua-t-elle, en coulant un regard vers ses hommes qui, pour la plupart, hésitaient entre la consternation et le fou rire, vous me mettez dans une situation que je n’aurais jamais imaginée, même dans mes pires cauchemars, et ce, face à ma compagnie ! Honte à vous Monsieur de Girodelle !
Oscar descendit de son cheval et s’approcha de lui. En la voyant lever son bras, André faillit s’avancer. Elle n’allait tout de même pas le gifler devant tout le monde, au risque de se trahir ? Car un Colonel ne donnait pas de gifle comme une demoiselle outrée.
Mais non. Oscar empoigna fermement le bras de Girodelle et lui ordonna :
« Vous allez me suivre dans mon bureau sans ajouter un mot ! Je vais vous désaouler et vous faire définitivement passer l’envie de me créer de tels affronts ! Et vous messieurs, continua-t-elle en direction de ses hommes, rompez, ce sera tout pour le moment ! »
Penaud, Girodelle n’eut d’autre choix que de lui emboiter le pas. En passant à côté d’André, Oscar lui glissa le plus discrètement qu’elle put :
« Ne t’éloigne pas trop, j’aurai besoin de toi tout à l’heure pour m’aider à ramener ce foutu idiot dans ses quartiers ! »
Sans dire un mot, André acquiesça. Il décida d’attendre quelques instants, puis d’aller traîner dans le couloir près du bureau d’Oscar, afin de se tenir prêt en cas de besoin.
« Tu me raconteras ! lui fit Alain, goguenard. J’aimerais bien être une petite souris dans le bureau du Colonel en ce moment », ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Les discussions allaient bon train parmi les hommes de la compagnie, depuis qu’Oscar et Girodelle avaient disparu dans le bâtiment.
« Ah ces nobliaux ! Je savais bien qu’ils n’étaient pas comme nous, mais de là à être aussi dévoyés ! Vous rendez-vous compte, ils font ça entre hommes là-bas ! Je savais bien qu’ils n’étaient pas très nets à Versailles… Disait l’un.
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Vu la tête que faisait le Colonel, il n’avait pas l’air d’humeur ! Plaisanta un autre.
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Quand même, quelle histoire ! Il me faisait presque pitié ce Girodelle à se faire enguirlander comme ça. Connaissant le Colonel, il va passer un sale quart d’heure, le poudré… renchérit un troisième.
-
Hé, Grandier ! tu nous raconteras ? » Appela un dernier, plein d’espoir.
Sans répondre, André se dirigea vers le quartier des officiers.
« Ah ça, conclut Alain, on s’en souviendra de cette Saint Valentin. Qui eut cru que les amours de notre Colonel pouvaient s’avérer aussi divertissantes ? »
Pendant ce temps-là, Oscar avait poussé Girodelle dans son bureau. Sans ménagement, elle l’avait fait asseoir dans un fauteuil et lui tendait un grand verre d’eau.
« Buvez ceci, lui dit-elle froidement, et tâchez de réfléchir soigneusement avant de m’adresser à nouveau la parole, sans quoi j’achèverai de vous désaouler en vous jetant le contenu de cette carafe à la figure.
-
N’ayez crainte, Oscar, vous avez été on ne peut plus claire. Veuillez pardonner ma faiblesse, je n’avais pas l’intention que tout ceci se déroule de cette manière. J’ai été fou de penser que peut-être en ce jour particulier, vous auriez pu vous laisser quelque peu attendrir…
-
Et qu’a-t-il de si particulier ce jour ? Pourquoi vous aurai-je écouté aujourd’hui plutôt qu’un autre jour ?
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Mais voyons, Oscar, c’est la Saint Valentin ! La fête de tous les gens qui s’aiment. Même vous ne pouvez l’ignorer !
-
La Saint Valentin ? s’étonna Oscar, mais bon Dieu Girodelle, croyez-vous qu’avec tout ce qu’il se passe en ce moment, je m’embarrasse de penser à la Saint Valentin ? Comment avez-vous pu penser un seul instant me faire fléchir en vous donnant ainsi en spectacle, devant toute la compagnie, qui plus est ! Je suis Colonel des Gardes Françaises, Monsieur, pas une de ces jouvencelles qui hantent vos pas à la Cour !
-
Cela, ma chère, vous me l’avez bien fait comprendre lors de ma première déclaration, fit Girodelle d’un ton las. Mais j’avais l’espoir que vous m’ayez repoussé cette fois-là parce que vous ne m’aviez pas cru sincère, ou que parce que vous aviez pensé uniquement à une nouvelle machination de votre père pour décider encore une fois de votre vie. Mais je suis sérieux, Oscar. Je vous aime réellement, telle que vous êtes, et vous demande une nouvelle fois de bien vouloir m’accorder l’honneur et la joie de pouvoir prétendre à votre main. »
Oscar ne répondit pas tout de suite. Elle considéra son ancien lieutenant. Finalement, qui était-t-elle pour le juger, ou pire, le rabaisser car il avait la folie (ou peut-être le courage, elle ne savait plus trop) de lui avouer ses sentiments ? Si elle était honnête envers elle-même, Oscar devait bien avouer que si elle lui en voulait, c’était surtout parce que lui avait le droit d’exprimer ouvertement ses sentiments. Il occupait sa juste place dans la vie, personne ne pouvait lui reprocher d’aimer et de vouloir se marier, tout en continuant à faire ce qu’il avait toujours fait. Tandis qu’elle… La position dans laquelle l’avait placée son père était impossible. Si elle voulait sauvegarder son honneur, et tout ce pourquoi elle s’était battue toutes ces années, aimer ouvertement lui était interdit. Oh certes, elle pouvait bien changer d’avis et décider de se marier, son père le lui avait bien fait comprendre. Mais à quel prix ? Il lui faudrait tout renier. Son indépendance, sa liberté, son franc parler. On l’obligerait à porter des robes, à tenir sa langue, à monter à cheval en amazone, à abandonner son épée… C’était inadmissible. Après avoir connu la vie d’un homme, comment pourrait-elle accepter de rejoindre les rangs de ces dindes sans cervelles qui se pavanaient à Versailles ?
Dans un élan d’honnêteté, elle déversa tout ceci à Girodelle, qui l’écouta religieusement. Quand elle eut fini, elle lui tourna le dos, s’appuyant au rebord de la fenêtre, comme pour dissimuler ses larmes.
Bouleversé, Girodelle reprit la parole :
« Pardonnez-moi, mon amie. J’ai été un sot. Comment ai-je pu ne pas penser à tout ceci ! Je me suis laissé aveugler par mon amour pour vous, je n’ai pensé qu’à moi, et à mon désir de vous protéger. Mais je ne vous aurais pas protégée, au contraire n’est-ce pas ? Notre mariage aurait été pour vous une cage dorée, je le vois maintenant. Mais je ne peux vous mentir. Je recherche une épouse qui soit là pour moi, qui m’accompagne, s’occupe de moi et de mon domaine, et me permette d’avoir une famille un jour. En échange, je la traiterai comme une reine ! Mais vous ne voulez pas de cela, n’est-ce pas Oscar ? Et je ne cois pas me tromper beaucoup si j’affirme que le seul qui aurait pu vous faire plier à ce genre de vie vous est inaccessible comme vous me l’êtes ? » termina-t-il sur un ton amer.
A ces derniers mots, Oscar fit volte-face. Elle toisa un moment Girodelle, qui s’apprêtait à faire face à de nouvelles foudres, puis sembla s’apaiser et répondit :
« Puisque nous en sommes à nous dévoiler sans faux semblants, pour cette fois et seulement cette fois, je vous dirai ceci : si celui auquel vous pensez est bien celui que moi aussi je crois, eh bien, oui, j’ai eu la faiblesse un moment de rêver que tout pourrait changer par lui. Cependant, les évènements de ces dernières semaines qui m’ont conduite ici ont au moins eu le mérite de me faire comprendre une chose : ce que j’ai pris pour de l’amour n’était qu’un écran de fumée. Un étourdissement qui finalement a eu ceci de bon qu’il m’a permis de me révéler à moi-même. J’ai cru aimer cette personne, mais ce n’était qu’un refuge. Il était pour moi sans danger de me complaire dans cette comédie de l’amour étant donné que je savais au fond de moi qu’il ne serait jamais partagé. Le vrai risque aurait été d’aimer quelqu’un qui pouvait me rendre cet amour, et qui en plus m’aurait respectée et acceptée malgré ce que je me refuse à abandonner… »
Stupéfait d’être celui qui recueillait la plus intime des confessions jamais faite par Oscar de Jarjayes, Girodelle répondit dans un souffle :
« Je suis tellement navré de ne pouvoir être cette personne, Oscar. Vous voir ainsi me désole. Je pourrais être celui qui vous rende votre amour, puisque je vous aime déjà de tout mon cœur. Mais malgré cela, je me rends compte que je ne saurais jamais vous rendre heureuse. Vous méritez quelqu’un qui puisse vous aimer sans conditions, qui puisse n’exiger aucun changement et qui vous acceptera en égale. Je maudis mon rang, mon éducation et mes principes de m’interdire de devenir cette personne. Mais de tout cœur, je souhaite qu’elle existe. Et qu’elle croise votre chemin. »
A ces derniers mots, Oscar écarquilla involontairement les yeux. Par son discours, elle eut soudain la nette impression que, sans le savoir, Girodelle venait de mettre le doigt sur quelque chose qu’au fond d’elle, elle avait toujours su. Bien sûr qu’il existait, cet homme qui l’aimerait d’un amour inconditionnel, qui n’exigerait rien en retour, pas même une caresse. Celui qui ne lui demanderait jamais d’être ce qu’elle n’était pas. Celui qui l’avait déjà vue en colère, malade, blessée, ivre morte. Qui l’avait entendue jurer comme un charretier, se battre comme un chiffonnier, pleurer, rire, hurler comme une furie. Celui à qui son foutu caractère ne faisait pas peur, qui osait même la remettre en place s’il le fallait. Celui qui la connaissait mieux qu’elle-même. Et qui l’aimait malgré tout, malgré elle. Qui la respectait, l’acceptait, mais en même temps ne lui laissait jamais oublier qu’au fond, elle était plus que ce qu’elle paraissait. « Oh André ! pensa-t-elle. J’ai été si bête, si aveugle, si égoïste. Comment peux-tu encore m’aimer après tout cela ? » C’était soudain comme si une digue venait de se rompre en elle. Mais qu’était ce flot de sentiments qui coulait tout d’un coup ? Oscar sentait que si elle le laissait aller plus loin, il aurait le pouvoir de tout détruire. Mais détruire quoi au juste ? Une vie passée à se mentir, à se refouler, à se vouer au malheur… et à le vouer au malheur lui aussi ! Tout ça pour qui ? Pour quoi ? Elle ne savait pas, ne savait plus. Tout était dérisoire face à ce tourbillon qui venait l’assaillir en traitre…
Oscar fut interrompue dans ses pensées par Girodelle, qui, en l’absence de réponse de sa part, après l’avoir longuement contemplée dans ses réflexions, avait commencé à se lever.
« Veuillez encore une fois m’excuser pour mon comportement de tout à l’heure, dit-il, gêné. Cela ne se reproduira pas, soyez-en assurée. Sachez cependant que je ne regrette rien, si ce n’est la manière dont je vous ai présenté ma déclaration. Cette exposition en public était indigne de vous comme de moi. Mais Je sais que vous serez parfaitement capable de faire oublier cet incident à vos hommes. Et j’ose espérer que la prochaine fois que nous nous verrons, nous pourrons nous saluer en bons amis.
-
Certainement Girodelle. En ce qui me concerne, c’est oublié, répondit Oscar, qui reprenait sa voix de Colonel. Je vais aller demander à un de mes hommes de vous raccompagner, et nous n’en parlerons plus. »
Sur ce elle se leva, ouvrit la porte du bureau et avisa André, qui, comme à son habitude, attendait appuyé au mur, de l’autre côté du couloir. En la voyant, suivie de Girodelle, il se mit au garde à vous et attendit les ordres.
« Inutile de jouer la comédie, André, lui dit Oscar. Il n’y a ici que moi, et Girodelle qui te connait. Veux-tu bien avoir l’obligeance de seller deux chevaux et de raccompagner Girodelle à Versailles ? Ensuite tu me rejoindras ici, j’ai à te parler. »
-
Bien sûr Oscar, je m’en occupe, répondit André, en lui lançant un regard légèrement inquiet, comme pour lui demander si tout allait bien.
Sans lui répondre, Oscar lui fit un petit signe de tête, puis tourna les talons et repartir s’enfermer dans son bureau.
André et Girodelle se dirigèrent vers l’écurie où le premier, sans mot dire, commença à préparer les chevaux. Dans la cour, les quelques soldats qui étaient restés là les regardèrent s’éloigner, toujours plus curieux de savoir à quoi rimait toute cette mascarade. En tout cas, ils n’avaient pas hâte de se retrouver face au Colonel, ils savaient bien à quoi pouvaient ressembler les entraînements lorsqu’il était en colère, et aucun d’entre eux n’avait envie d’en faire les frais…
Entre les deux cavaliers qui entamaient leur chevauchée dans Paris, le silence était de plomb. André retenu par son rang et son ignorance de la teneur de l’entretien qui s’était déroulé entre Girodelle et Oscar, préférait s’en tenir au silence. Lorsqu’ils furent sortis de la ville, Girodelle finit par adresser la parole à André :
« Hé bien, André, j’ignorais que vous vous étiez enrôlé dans la compagnie d’Oscar. Je suppose que c’était pour vous un moyen comme un autre de continuer à veiller sur elle comme vous l’avez toujours fait, termina-t-il, perspicace.
Voyant qu’André ne répondait pas, il continua :
-
Même si je sais que vous n’avez nul besoin de cette recommandation, pourrais-je vous demander de toujours continuer à être là pour elle ? Je me suis rendu compte aujourd’hui qu’en dépit de son rang et de sa fonction, ou peut-être à cause d’eux, elle est finalement très seule.
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Comme vous le dites, cela va sans dire. J’ai toujours été son ombre, et je le resterai toujours. Je ne sais ce qu’il s’est passé entre vous tout à l’heure, mais sachez que si Oscar vous a repoussé, ce n’était pas contre vous. Elle a toujours eu de l’estime pour vous, mais sauf votre respect, vous ne pouvez lui offrir ce qu’elle recherche.
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Et que recherche-t-elle, si je puis me permettre ? Questionna Girodelle, qui commençait à comprendre qu’il se tramait bien plus que ce que tout le monde pensait entre Oscar et son ancien valet.
-
La considération. Toute sa vie, on lui a demandé l’impossible. On lui a demandé de vivre une vie qui n’aurait pas dû être la sienne. Et, par amour et respect pour son père et son honneur, elle s’est pliée à cette exigence, allant jusqu’à y sacrifier son bonheur. Et aujourd’hui, alors qu’elle commence à se rendre compte que notre monde est sur le point de changer, elle se dit qu’elle n’a pas le droit de changer, qu’elle doit rester le fier et implacable Colonel, sous peine de se voir retirer les seuls privilèges que cette mascarade lui a octroyés : son indépendance et son droit de pouvoir s’exprimer. Ne croyez pas que je fais preuve d’irrespect à votre égard. Je connais Oscar depuis si longtemps. J’ai appris à déchiffrer ses pensées, même si elle ne me parle pas. Et si je reste près d’elle obstinément, en plus de la protéger, c’est pour qu’elle ne perde pas la seule personne qui la considère pour ce qu’elle est.
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Je ne vous en veux pas du tout, André, au contraire, je vous envie. Vous avez su la comprendre là où tous les autres, moi y compris, ont échoué. Vous avez beau ne pas être noble, si quelqu’un peut prétendre à Oscar, je crois que ce serait vous…
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Mais, l’interrompit André, je ne souhaite prétendre à rien ! Je me contente d’être ce qu’elle acceptera de moi : un ami et compagnon fidèle.
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Ne jurez jamais de rien, André. Après tout, c’est la Saint Valentin aujourd’hui. Et si ma tentative s’est soldée par un échec cuisant, qui dit qu’il en serait de même pour vous ? »
Interdit, André ne sut que répondre. Il n’en eut d’abord pas le loisir, les deux hommes étaient arrivés aux grilles du château de Versailles.
« C’est ici que nos chemins se séparent, André. Je vous souhaite bonne chance et bonne fortune, mon cher, qui sait ce qui peut arriver ? »
Et sur ces paroles énigmatiques, Girodelle s’avança dans la grande allée, laissant un André perplexe. Ce dernier reprit la route de Paris, en continuant à se demander ce que ce bougre de Girodelle pouvait bien penser qu’il allait se passer. Saint Valentin ! Et puis quoi encore ! Il n’avait décidément rien compris s’il croyait qu’Oscar entre toutes pouvait en avoir quelque chose à faire de la Saint Valentin !
Le soleil commençait déjà à se coucher lorsqu’André put enfin aller voir Oscar dans son bureau comme elle le lui avait demandé ce matin. Il se demandait de quoi elle pouvait bien vouloir lui parler, eux qui n’avaient presque rien échangé d’autre que des banalités depuis leur arrivée aux Gardes Françaises.
Après qu’il eut frappé et qu’elle l’eut fait entrer, Oscar, de la voix la plus aimable qu’elle avait eue depuis longtemps, le fit asseoir face à la cheminée. Elle prit place dans le fauteuil en face du sien, et, pendant de longues minutes, ils restèrent tous deux silencieux, appréciant simplement le fait d’être là, presque comme au temps de leur amitié sans nuages, devant la cheminée du domaine des Jarjayes.
Pour briser la glace, André commença :
« Ne t’en fais pas pour Girodelle, il est bien rentré à Versailles. Les gars avaient tous regagné leurs quartiers quand je suis rentré. Je suis venu directement ici. J’espère qu’ils ne t’ont pas causé trop de misère après la scène de ce matin. »
A sa grande surprise, Oscar étouffa un petit rire.
« Non. Crois-le ou pas, c’est Alain qui a sauvé la situation. Il s’est si bien moqué de Girodelle et de sa déclaration stupide que les autres avaient plus pitié de moi qu’autre chose. Et je les ai si peu ménagés lors de l’entraînement de cet après-midi que je défie n’importe lequel d’entre eux de croire que je pourrais… disons partager les inclinations soi-disant illicites de Girodelle.
-
Les pauvres, j’espère que tu ne les as pas trop malmenés quand même ! Mais je vous reconnais bien là, toi et Alain ! Quand je te disais que ce n’était pas un mauvais bougre, rit André.
-
Il va falloir que je l’accepte, tu as toujours raison, fit Oscar, bonne joueuse. Et de plus, continua-t-elle en baissant les yeux, je n’en veux pas à Girodelle. En fait je devrais plutôt lui dire merci.
-
Le remercier ? Mais de quoi ? Ne me dis pas que tu vas accepter sa proposition finalement ? » Tout à son étonnement, André s’était levé, comme frappé par la foudre. Oscar, pour le calmer, se leva également, et, en posant une main sur son bras lui dit ;
« Bien sûr que non, ne sois pas ridicule. Tu me vois mariée avec Girodelle ? Je ne pourrai jamais vivre cette vie-là. Et malgré l’amitié que je lui porte, je ne l’aime pas. Et même si c’est contraire à tout ce qui se fait à Versailles, je n’épouserai pas un homme que je n’aime pas.
-
Et donc tu te condamnes à n’épouser jamais personne, osa dire André. Car nous savons tous deux que le seul qui trouve grâce à tes yeux ne sera jamais libre…
-
Encore Fersen ! cracha Oscar. Bon, ajouta-t-elle, déterminée. Il est temps de tuer une bonne fois pour toute cette chimère. »
Et, devant un André plus stupéfait que jamais, elle se rassit, et commença une longue tirade, sans le regarder :
« J’ai cru que j’aimais Monsieur de Fersen. Sincèrement je l’ai cru. Mais j’ai trompé tout le monde, moi la première. Il était si facile de me dire que je l’aimais ! Car je savais que ce ne serait jamais réciproque. Je pouvais expérimenter sans crainte de la moindre conséquence tout ce par quoi les jeunes filles amoureuses passent : les songes, les soupirs, la mélancolie… Mais j’aurais été bien ennuyée si Fersen y avait répondu ! C’est d’ailleurs ce qui a été le premier déclic. Lorsqu’il a fini par comprendre que c’était moi à ce fichu bal, et qu’il est venu me voir à Jarjayes, j’ai eu la peur de ma vie. J’ai eu peur que finalement il veuille de moi, et là qu’aurais-je fait ? J’aurais eu l’air bien stupide de devoir lui avouer qu’en fait je m’étais joué une comédie ! Heureusement pour moi, il restera toujours fidèle à la Reine. Et le second déclic, je l’ai eu le même soir, lorsque tu m’as asséné cette fameuse phrase qui m’a mise hors de moi…
-
Oh Oscar, jamais je ne pourrai suffisamment m’excuser…
-
Non ! Coupa Oscar. Je ne veux plus d’excuses. Je t’ai pardonné depuis longtemps. Et à vrai dire, ce ne sont pas tes paroles que j’ai eu à te pardonner, seulement ton geste violent. Tes paroles étaient vraies, je ne voulais seulement pas les entendre à l’époque. Il me fallait à tout prix tuer la femme en moi. Celle qui avait commencé à vouloir éprouver des sentiments, à dégeler ce cœur qui ne pourrait jamais être offert à quiconque…Quant à ton geste, je te le pardonne bien volontiers, surtout que le plus important est que tu ne sois pas allé au bout. Tu as su me respecter et t’arrêter à temps. Je reste persuadée qu’un autre à ta place n’en aurait pas fait autant.
-
Merci Oscar. Merci du fond du cœur. Toutes les nuits, cette scène me tourmente encore. Tu ne pouvais me faire de plus beau cadeau que ton pardon sincère. »
Le sourire que lui fit Oscar le désarçonna encore plus que tout le reste. Jamais elle ne lui avait souri comme ça. Jamais elle n’avait souri comme ça tout court, à qui que ce soit, il en était sûr.
« Et Girodelle dans tout cela ? Se souvint André. Tu ne m’as pas dit pourquoi tu lui étais reconnaissante, finalement Serait-ce parce qu’Alain a fini par te faire voir le côté comique de la situation ? fit-il sur le ton de la plaisanterie.
-
Non, dit Oscar en levant les yeux au ciel. C’est bien plus que cela, continua-t-elle en détournant à nouveau le regard. Il m’a malgré lui fait prendre conscience d’une chose essentielle. D’une chose que j’ai toujours sue, mais que par peur, et par orgueil j’ai toujours refusé de voir et d’admettre. Je n’aime pas Fersen, André, mais il y a quelqu’un d’autre, le seul au monde que je ne puisse jamais aimer. Le seul qui me connaisse réellement, qui a déjà vu mon cœur et mon âme à nu… Le seul qui puisse parvenir à me faire renier les satanés principes dont mon père m’a empli le crâne à coups de sermons et de taloches… »
Elle s’interrompit, la voix brisée. André, quant à lui, la regardait sans oser comprendre. Voyant qu’il ne dirait rien tant qu’elle n’aurait pas exprimé clairement le fond de sa pensée, Oscar reprit :
« Tu ne dis rien André ? Ne devines-tu pas ? Elle se leva, osant enfin le regarder dans les yeux. Une nouvelle étincelle allumait son regard, rendant le bleu de ses yeux encore plus lumineux. C’est toi André. Ça a toujours été toi. Et ce sera toi, pour l’éternité. Je me moque que tu ne sois pas noble, que tu n’aies pas un sou en poche. Je me moque de mon rang, de mon grade, de mon père, je me moque même du Roi et de la Reine !»
Le visage d’Oscar irradiait à présent de fierté, comme si elle défiait quiconque de se mettre sur son chemin. Rien ne semblait pouvoir arrêter son monologue. André, cloué sur place, la laissa continuer.
« Je t’aime André. Je t’aime et si tu le veux toujours, ensemble nous arracherons notre part de bonheur au destin. Je me fiche de ce que les gens diront, s’il faut mentir, nous cacher, nous enfuir, je le ferai sans une arrière-pensée. Je sais que jamais tu n’exigeras de moi que je devienne une de ces poupées dociles qui attendent sagement leur mari en se pavanant avec leurs amies. »
A ces mots, André eut un rire au milieu de ses larmes. Car son visage, toujours incrédule, était à présent baigné de larmes. Pourtant, il n’osait toujours pas esquisser le moindre geste envers elle. Oscar comprit qu’après s’y être brûlé la dernière fois, il lui laisserait entièrement la responsabilité de ce qui allait se passer. Le premier pas et la décision lui appartenaient.
Elle continua néanmoins :
« Je ne te demanderai qu’une seule chose. Cesse d’être mon valet. Cesse d’être mon ombre. Deviens la lumière avec moi. Même si personne ne le reconnait, sois mon égal. Au moins avec moi. Ne me demande plus l’autorisation de faire ce que tu veux. Je ne veux plus d’un serviteur à mes côtés, même si cela fait bien longtemps que tu es mon ami, et non mon serviteur. Ce que je veux, c’est un compagnon, qui m’accepte avec mon foutu caractère, mais aussi qui soit comme moi. Tu me laisseras te servir aussi, tu iras où bon te semble, nous déciderons ensemble de notre vie. Je refuse désormais que tu obéisses au moindre ordre. Personne n’a à t’en donner, par plus qu’à moi. Ce sera ma seule exigence. Ensemble, nous réapprendrons tout. Moi à t’aimer enfin comme tu le mérites, et toi à être un homme libre. Qu’en dis-tu ? Je m’en remets à toi.
-
Oh Oscar ! osa enfin dire André. Je n’arrive pas à y croire ! J’ai l’impression que le sol va s’ouvrir sous mes pieds. Puis-je vraiment y croire ? Est-ce réel ?